LA DANSE, ENTRE ŒUVRE ET INTERPRETATION : UNE LECTURE JURIDIQUE

 

La danse, expression artistique vivante, aux multiples techniques et aux contours aussi divers que les possibilités pouvant être explorées, est un objet de droit singulier. En effet, cette discipline artistique occupe une place particulière au sein de la propriété intellectuelle, et plus précisément du droit de la propriété littéraire et artistique : la danse se situe à l’intersection même du droit d’auteur et des droits voisins, offrant une protection juridique aux chorégraphes et aux danseurs.

Dès lors, l’encadrement juridique nécessaire de cette discipline artistique est confronté au dessein même de cette dernière : permettre à l’artiste de dépasser des codes prédéfinis et se livrer à un art exprimé par le corps et ses émotions.

 

Partie I. La protection des œuvres chorégraphiques

 

Chapitre 1. Une assise juridique progressive

Comme assise même de l’encadrement de cet art, la reconnaissance juridique des œuvres chorégraphiques a connu une évolution significative, tant en France qu’à l’étranger. Cette progression témoigne de la prise de conscience progressive de la valeur artistique et intellectuelle de la danse, ainsi que de la nécessité de protéger les droits des créateurs dans ce domaine.

Toutefois, cela a été long et résulte d’un processus stratifié, aux inspirations multiples. En effet, les œuvres chorégraphiques ont longtemps été uniquement protégées par les coutumes et usages développés au sein même du milieu de la danse.

Par ailleurs, actuellement, la doctrine n’est toujours pas unanime sur cet encadrement. Chloé Bordon[1], au sein d’une analyse de droit comparé sur la protection juridique de la chorégraphie, estime à ce titre que « la protection intellectuelle désormais offerte aux œuvres chorégraphiques n’est compatible avec ni la nature ni l’essence de la chorégraphie dans aucun des deux systèmes juridiques ».

 

Section 1. L’évolution de l’encadrement juridique français

Avant 1957, la législation française ne prévoyait pas de manière explicite la protection des œuvres chorégraphiques. Bien que la loi du 11 mars 1957[2], qui marquait une avancée significative dans le domaine du droit d’auteur, ait permis de nombreux progrès, elle n’a pas reconnu formellement les chorégraphies parmi les créations protégées. Dès lors, cette absence de mention spécifique a plongé les chorégraphes dans une situation juridique incertaine, les contraignant à se reposer principalement sur la jurisprudence et leurs usages propres pour défendre leurs œuvres.

A ce titre, une décision du Tribunal civil de la Seine du 11 juillet 1862[3] illustre un fondement utile. Cette affaire opposait les célèbres chorégraphes Jules Perrot et Marius Petipa. Petipa était accusé d’avoir reproduit un pas de danse créé par Perrot, intitulé « Cosmopolitina ». Ainsi, le tribunal a reconnu que ce pas, qui mêlait plusieurs styles de danse, possédait une originalité suffisante pour être considéré comme une composition artistique distincte. En conséquence, Petipa a été condamné pour contrefaçon, marquant un tournant dans la reconnaissance de la chorégraphie comme une forme créative méritant une protection propre[4].

En parallèle, une protection légale pour le chorégraphe est soulevée dans la doctrine et la jurisprudence, sous l’assise d’une loi de 1791 relative aux spectacles[5].

Ce n’est alors qu’en 1985 que les œuvres chorégraphiques ont bénéficié d’une reconnaissance législative explicite, au titre de la loi du 3 juillet 1985[6]. Ainsi, l’article L.112-2 du Code de la propriété intellectuelle[7] inclut désormais les œuvres chorégraphiques dans la liste des créations protégées, en énonçant que « sont considérés notamment comme œuvres de l’esprit […] les œuvres chorégraphiques, les numéros et tours de cirque, les pantomimes, dont la mise en œuvre est fixée par écrit ou autrement » [8]. Cette évolution législative résulte de débats parlementaires visant à moderniser et élargir la protection des créations artistiques.

Toutefois, un obstacle reste majeur : l’absence de définition de la chorégraphie. Encadrer cet art certes, mais comment l’encadrer efficacement et de façon pérenne en l’absence de toute délimitation ? La danse est un art large et mouvant : il ne faudrait négliger sa nature pour se satisfaire de sa législation. La protection de l’art semble ainsi suspendue à la stricte appréhension même de ce dernier.

 

Section 2. L’appréhension juridique à l’étranger

Aux Etats-Unis, une révision du Copyright Act, en 1909[9], a commencé l’encadrement de l’art chorégraphique. En effet, les « compositions dramatiques et dramatico-musical » ont été énoncé : les prémisses prudentes d’une législation. La danse a ainsi été appréhendée par le biais de son pan concret : un scénario. Il semble ainsi aisé de voir, en cette amorce délicate, la concrétisation de la complexité juridique d’encadrer l’art de la danse. Aujourd’hui, le Copyright Act protège les œuvres chorégraphiques, mais exige une fixation tangible de l’œuvre pour qu’elle soit éligible à la protection. Dans le même sens, cette exigence de fixation vise à fournir une preuve concrète de l’existence de l’œuvre, facilitant la protection juridique.

Au sein de l’Union européenne, la protection des œuvres chorégraphiques est encadrée par plusieurs directives visant à harmoniser le droit d’auteur entre les États membres. La directive 2001/29/CE du 22 mai 2001[10] sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information établit les bases de cette harmonisation. En effet, elle tend à adapter la législation sur le droit d’auteur aux évolutions technologiques et à garantir un niveau élevé de protection des œuvres, y compris les créations chorégraphiques. Plus récemment, la directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique a introduit des mesures supplémentaires pour renforcer la protection des créateurs à l’ère numérique.[11] Dès lors, les directives ont pour objectif d’établir un cadre juridique cohérent au sein de l’Union européenne, garantissant, notamment aux créateurs de chorégraphies, une reconnaissance et une protection adéquates de leurs droits d’auteur.

 

Chapitre 2. Les conditions de protection des œuvres chorégraphiques

Dès lors, la protection juridique des œuvres chorégraphiques en France est soumise à des conditions strictes, notamment en ce qui concerne l’originalité de l’œuvre et sa fixation.

 

Section 1. Une chorégraphie originale

Pour qu’une œuvre chorégraphique soit protégée par le droit d’auteur, en France, elle doit être originale, c’est-à-dire porter l’empreinte de la personnalité de son auteur.

Concrètement, l’originalité se manifeste par la combinaison unique des mouvements, l’expression artistique et la structure de la chorégraphie.  Ainsi, la jurisprudence française a précisé que l’originalité réside dans la manière dont ces éléments sont agencés et interprétés, reflétant ainsi la créativité individuelle du chorégraphe. A titre d’illustration, dans une décision du 8 novembre 2017[12], la Cour de cassation a souligné l’importance de l’originalité dans la protection des œuvres chorégraphiques. Dans cette affaire, le tribunal a reconnu qu’un spectacle de ballet est une œuvre de collaboration entre l’auteur du livret, le chorégraphe, le compositeur de la musique, le créateur des décors et des costumes, chacun apportant une contribution originale à l’ensemble. Cette reconnaissance de l’originalité est ainsi essentielle pour assurer la protection juridique des œuvres chorégraphiques et des droits de leurs créateurs.

 

Section 2. La fixation probatoire utile de l’œuvre

La fixation de l’œuvre chorégraphique est un sujet davantage complexe en raison de la nature éphémère de la danse.

En France, la seconde condition à la protection littéraire et artistique est la mise en forme : « L’œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur ». [13] Cela signifie que l’œuvre doit être extériorisée, formulée de façon précise. A la lueur de la philosophie du libre représentée par Richard Stallman[14], les idées ne sont pas protégeables. Tout le monde doit pouvoir se saisir des idées, puiser dans un fonds commun d’idées non appropriables.

La question de la fixation reste alors en suspens.  Ainsi, bien que la loi ne l’exige pas explicitement, la fixation de l’œuvre, par exemple par un enregistrement vidéo ou une notation chorégraphique, peut rester utile en ce qu’elle facilite la preuve de l’existence et de l’originalité de la chorégraphie en cas de litige. Cette pratique est courante pour protéger les droits des chorégraphes et assurer une documentation précise de leurs créations.

Ainsi, en pratique, pour satisfaire cette fixation probatoire, l’œuvre chorégraphique doit pouvoir être reproduite en se basant sur sa concrétisation formelle. Il doit donc être possible d’effectuer une représentation exacte et suffisamment précise de la chorégraphie en question.

Toutefois, cela engendre de réelles problématiques d’exécution. En cas d‘écrit, le déchiffrage technique peut s’avérer complexe, voire long et coûteux. Et en outre, dans le même sens, le recours à la vidéo tend à des obstacles plus subjectifs que représentent le degré de l’implication de l’émotion, de l’interprétation et de la précision.

 

Partie 2. La protection juridique du chorégraphe : l’artiste

 

Chapitre 1. Les droits moraux du chorégraphe

Le droit moral, composante essentielle du droit d’auteur, confère au chorégraphe un lien unique avec son œuvre, garantissant le respect de sa personnalité et de son intégrité artistique. Fondé sur l’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle[15], ce droit est inaliénable, imprescriptible et perpétuel. L’auteur dispose ainsi du droit de divulgation, de retrait, de paternité et de respect. Les deux derniers aspects sont les plus questionnés en la matière.

 

Section 1. Le droit de paternité

Le droit de paternité permet au chorégraphe d’exiger que son nom soit associé à sa création lors de toute représentation ou reproduction. Cette prérogative assure la reconnaissance de la paternité de l’œuvre et protège l’auteur de toute appropriation indue. Dès lors, selon l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle[16], l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ainsi, toute représentation ou reproduction de la chorégraphie doit mentionner le nom du chorégraphe, sauf si ce dernier a consenti à l’anonymat ou à l’utilisation d’un pseudonyme.

La doctrine souligne l’importance du droit de paternité. Selon Chloé Bordon[17], la protection des droits moraux des chorégraphes est plutôt efficace « même aux États-Unis, en particulier le respect de l’œuvre et de la paternité de la chorégraphie ». Toutefois, elle ne manque pas de souligner un manque de protection évident. En effet, pendant longtemps, le droit moral des chorégraphes n’était protégé ni par le copyright, ni par les droits d’auteur. Toute l’importance des usages et coutumes a donc été utile. Parmi ces derniers, le « choreographic credit », toujours d’actualité, consiste, à juste titre, à citer le chorégraphe ayant créé la chorégraphie originale.

Les usages et coutume se dressent ainsi comme égide d’une protection « efficace » du droit moral des chorégraphes, à l’instar d’un droit textuel davantage mis en place pour les droits patrimoniaux.

 

Section 2. Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre

Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre interdit toute modification, déformation ou altération de la chorégraphie sans le consentement de son auteur. Toute adaptation non autorisée constitue une violation de ce droit moral. A ce titre, l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose que l’auteur a le droit au respect de l’intégrité de son œuvre. En ce sens, selon un article publié sur le site du Ministère de l’Économie des finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, « le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre interdit toute modification de l’œuvre telle que réalisée par l’auteur« [18].

A titre d’illustration, dans une affaire jugée par le Tribunal de commerce de Paris[19] opposant une chorégraphe à une société, le Tribunal a reconnu une atteinte au droit moral de paternité de l’artiste sur une œuvre scénique dérivée du ballet Giselle, considérant que sa contribution chorégraphique et scénique avait été exploitée sans mention de son nom ni autorisation, illustrant ainsi la portée du droit de paternité même dans le cadre d’œuvres collectives ou composites.

Toutefois, les usages n’ont pas fini de laisser leurs empreintes ! En effet, en France, le recours à des contrats de représentation est fréquent. A ce titre, selon l’article L.132-18 du Code de la propriété intellectuelle[20], « le contrat de représentation est celui par lequel l’auteur d’une œuvre de l’esprit et ses ayants droit autorisent une personne physique ou morale à représenter ladite œuvre à des conditions qu’ils déterminent ».

 

Chapitre 2. Les droits patrimoniaux du chorégraphe

Les droits patrimoniaux confèrent au chorégraphe la possibilité d’exploiter économiquement leurs créations. Ainsi, à travers l’art chorégraphique, le droit de reproduction et de représentation trouve une résonance particulière.

 

Section 1. Le droit de reproduction

Le droit de reproduction permet aux chorégraphes d’autoriser ou d’interdire la fixation de leurs chorégraphies sur divers supports. En effet, selon l’article L. 122-3 du Code de la propriété intellectuelle[21], « la reproduction consiste dans la fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte ». Ainsi, toute reproduction de l’œuvre nécessite l’accord préalable de l’auteur, souvent formalisé par des contrats de cession de droits précisant les modalités de rémunération.

A ce titre, la jurisprudence a confirmé cette exigence. Par exemple, dans une décision du Tribunal de grande instance de Paris en date du 13 mai 2016[22], les juges ont reconnu le droit de reproduction d’un chorégraphe sur neuf chorégraphies, bien qu’étant composées de mouvements simples et communs : « chaque chorégraphie résulte de choix d’une combinaison de ces gestes et d’un rythme propre en harmonie avec la musique sélectionnée pour les accompagner, qui est également à l’origine de l’inspiration de la chorégraphe« . Cette décision, confirmée en appel le 13 mars 2018[23], illustre ainsi l’importance de l’autorisation préalable de l’auteur pour toute reproduction de l’œuvre.

 

Section 2. Le droit de représentation

Le droit de représentation, au titre de l’article L. 122-2 du Code de la propriété intellectuelle[24], constitue «  la communication de l’œuvre au public par un procédé quelconque« . Ainsi, le chorégraphe doit autoriser toute performance de son œuvre, que ce soit lors de spectacles, de diffusions télévisées ou sur des plateformes en ligne.

En pratique, la gestion de ces droits est souvent confiée à des sociétés d’auteurs qui veillent à la collecte des redevances et à la protection des intérêts des créateurs. En France, la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) joue un rôle clé dans la gestion des droits des chorégraphes. Elle assure la perception et la répartition des droits de représentation, garantissant ainsi une rémunération équitable aux auteurs.

 

Partie 3. La protection juridique du danseur : artiste interprète

 

Section 1. Des droits voisins utiles mais limités

Le régime des droits voisins confère aux danseurs, en tant qu’artistes-interprètes, certains droits patrimoniaux et moraux. Ainsi, l’article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle[25] leur reconnaît un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la fixation, la reproduction et la communication au public de leur prestation. Ce droit, en sa lettre, paraît donc protecteur. Il permet notamment aux danseurs de s’opposer à certaines exploitations commerciales non autorisées de leurs performances, en particulier dans les productions audiovisuelles, les diffusions en streaming ou les captations scéniques.

Cependant, cette protection se révèle bien souvent théorique. D’une part, dans la pratique professionnelle, les danseurs sont fréquemment tenus de céder leurs droits dès la signature de leur contrat de travail ou de production, sans véritable marge de négociation. D’autre part, la brièveté des durées de protection (50 ans à compter de l’interprétation), selon l’article L. 211-4 du Code de propriété intellectuelle[26],  contraste avec la reconnaissance plus large accordée aux œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur. L’interprétation dansée, bien que vivante et expressive, semble donc ici réduite à une prestation plus éphémère, presque consumable, là où elle constitue souvent une création pleinement investie et incarnée.

D’autant plus que la notion même d’interprétation peut être fluctuante en danse. Une variation chorégraphique laissée à l’improvisation, une expression corporelle ajoutée par un danseur à une structure préexistante, une gestuelle habitée de sens : tout cela échappe parfois à une stricte catégorisation juridique. On touche ici à une tension inhérente au droit de la propriété intellectuelle : celle qui oppose la rigueur de ses définitions à la fluidité de la création vivante.

 

Section 2. La difficile articulation entre droits des auteurs et droits des interprètes

Les relations juridiques entre chorégraphes (auteurs) et danseurs (interprètes) sont ainsi marquées par un équilibre fragile, souvent déséquilibré au détriment de ces derniers. Concrètement, souvent, les danseurs ne peuvent pas revendiquer une copaternité de l’œuvre, même lorsque leur apport créatif est substantiel, par exemple dans les compagnies contemporaines qui travaillent en improvisation dirigée ou en cocréations.

Pourtant, certains auteurs[27], ont plaidé pour une reconnaissance plus équitable : « Lorsque l’interprétation dépasse la simple exécution pour devenir transformation créative, le droit devrait s’ouvrir à une forme de co-auteurialité. ». Cette position reste cependant minoritaire dans la jurisprudence française, qui s’attache à une conception stricte de l’œuvre originale et à l’identification précise d’un auteur déterminé.

De plus, les obligations contractuelles imposées aux danseurs les placent souvent dans une position de dépendance économique et artistique. Ainsi, l’artiste-interprète serait le premier exposé et le dernier reconnu. Un cas emblématique est celui de Martha Graham[28]. La justice américaine a statué que certaines des œuvres de Martha Graham ne lui appartenaient pas, mais à l’institution pour laquelle elle travaillait.  La Cour applique le « instance and expense test », différenciant si l’œuvre a été créée à l’initiative de l’employeur (instance) et grâce aux ressources mise à disposition de l’artiste par l’employeur (expense). Cette décision, fondée sur la doctrine du « work-for-hire » a soulevé une problématique fondamentale : peut-on déposséder un artiste de ses propres créations lorsqu’il les réalise dans un cadre institutionnel ? Aujourd’hui, la réponse juridique reste incertaine et varie selon les juridictions.

Face à ces constats, des initiatives émergent pour tenter de revaloriser la place des interprètes dans l’économie des spectacles vivants. Certaines compagnies proposent des contrats plus équitables, reconnaissant l’apport créatif des danseurs et leur garantissant un droit de regard sur la captation et la diffusion des spectacles.

 

Partie 4. Les défis

 

Section 1. Diffusion en ligne des performances

Avec la popularité croissante des plateformes de streaming et des réseaux sociaux, les chorégraphies sont massivement diffusées en ligne. Cette accessibilité accrue facilite la promotion des artistes, mais complique également le contrôle de l’utilisation et de la monétisation de leurs œuvres. Les cas de violations des droits d’auteur sur ces plateformes se multiplient, notamment par le partage non autorisé de vidéos de performances ou l’utilisation de chorégraphies dans des contenus commerciaux sans consentement. Les chorégraphes doivent donc être vigilants et envisager des stratégies de protection, telles que l’enregistrement de leurs œuvres et la surveillance proactive des plateformes en ligne.

 

Section 2. Intelligence artificielle et création chorégraphique

L’émergence de l’IA dans le processus créatif pose également la question de la titularité des droits d’auteur. Lorsqu’une chorégraphie est générée par un algorithme, il est complexe de déterminer qui en est l’auteur : le programmeur, l’utilisateur de l’IA ou l’IA elle-même ? Cette situation remet en cause les concepts traditionnels de la propriété intellectuelle, qui reposent sur la notion d’auteur humain.

En outre, les implications pour la protection des chorégraphies traditionnelles sont également préoccupantes car les œuvres générées par l’IA pourraient concurrencer celles des créateurs humains, rendant nécessaire une adaptation du cadre juridique pour protéger équitablement toutes les formes de création.

 

Section 3. L’improvisation

Par définition, l’improvisation est souvent éphémère, non répétable à l’identique, et dépourvue de fixation préalable. Cela soulève alors une difficulté juridique majeure : sans fixation, il devient délicat d’identifier l’œuvre, d’en établir l’originalité, et donc d’en revendiquer la protection. Toutefois, au titre de l’article L. 111-2 du Code de propriété intellectuelle[29] « l’œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur ».

Pour qu’une improvisation bénéficie effectivement de la protection au titre du droit d’auteur, même si cela est théoriquement possible, semble donc devoir en pratique faire l’objet d’une captation (vidéo, enregistrement, notation chorégraphique etc.). C’est cette fixation qui permettra de démontrer qu’il ne s’agit pas d’un simple geste, mais d’un enchaînement porteur d’une expression personnelle et identifiable.

Ainsi, le paradoxe reste entier : l’improvisation, pour être réellement protégée, doit cesser d’être purement improvisée. Si elle veut s’inscrire dans la sphère du droit d’auteur, l’improvisation doit se plier à des exigences de permanence, ce qui peut entrer en tension avec la nature libre, immédiate et évanescente de la création dansée.

 

Section 4. La cocréation

Le droit d’auteur français reconnaît l’existence d’œuvres de collaboration, définies à l’article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle[30] comme des œuvres « créées par la collaboration de plusieurs personnes physiques ». Ces œuvres sont réputées indivisibles et font l’objet d’une copropriété entre les coauteurs, lesquels doivent exercer leurs droits « d’un commun accord » [31].

En danse, cette situation de cocréation est fréquente. Elle peut résulter d’un travail collectif entre un chorégraphe et ses interprètes, lorsque ces derniers participent activement à l’élaboration de la pièce, ou encore d’une création conjointe entre plusieurs chorégraphes.

La gestion des droits d’une œuvre de collaboration suppose alors une organisation juridique rigoureuse. Les droits moraux, notamment le droit à la paternité et au respect de l’intégrité de l’œuvre, doivent être exercés conjointement, ce qui peut susciter des tensions en cas de divergences artistiques. S’agissant des droits patrimoniaux, toute exploitation nécessite l’accord de tous les coauteurs. En pratique, des contrats de cocréations sont alors fortement recommandés afin de clarifier la répartition des droits, des revenus, et des responsabilités. À défaut, des contentieux peuvent naître, notamment autour de l’usage de l’œuvre par un seul coauteur ou de sa modification unilatérale.

Mais la co-création impose de concilier une pluralité de subjectivités avec l’unité juridique de l’œuvre. Dans le champ chorégraphique, où les processus de création sont souvent collaboratifs et évolutifs, cet équilibre demeure donc fragile, mais essentiel à la reconnaissance collective du geste artistique.

 

CONCLUSION

La danse échappe donc aux cadres, se dérobe aux définitions, et pourtant, elle mérite pleinement d’être protégée. C’est un art qui se vit dans l’instant, mais qui laisse une trace profonde sur scène, dans les mémoires, et parfois dans le droit. En lui offrant une reconnaissance juridique, on ne cherche ainsi pas à la figer, mais à lui donner la possibilité d’exister pleinement dans toute sa puissance expressive.

La propriété intellectuelle, dans ce contexte, devient plus qu’un outil technique : c’est un hommage silencieux à l’œuvre vivante. Protéger la danse, c’est aussi protéger ceux qui la font naître, ceux qui l’interprètent, la transforment, la transmettent.

Et peut-être est-ce là toute la beauté de cette rencontre entre droit et art : quand le langage juridique, souvent perçu comme rigide, s’incline devant la grâce du mouvement pour en garantir la liberté. Alors, il convient de rester vigilants, inventifs et sensibles car dans un monde où tout peut être copié, il est urgent de continuer à défendre ce qui ne peut jamais être vraiment reproduit : l’émotion de l’instant dansé.

Céliane FERRIN


 

Sources :

[1] Chloé Bordon, « Copyright et droit d’auteur des chorégraphies : la protection intellectuelle des chorégraphies est-elle adaptée à cet art ? », Les blogs pédagogiques, Université Paris Nanterre, 25 juin 2012, https://blogs.parisnanterre.fr/content/copyright-et-droit-d’auteur-des-chorégraphies-la-protection-intellectuelle-des-chorégraphies

[2] Loi n°57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique.

[3]  Trib. civ. Seine, 11 juillet 1862, Perrot c. Petipa, D.P. 1864.1.49.

[4] Jean-François Batellier, « La protection et la conservation des œuvres chorégraphiques », Mouvements, n°61, 2010/1, p. 142-149.

[5] Loi du 13 janvier 1791 relative aux spectacles, article 1.

[6] Loi n°85-660 du 3 juillet 1985 relative aux droits d’auteur et aux droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle.

[7] Article L.112-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[8] Jean-François Batellier, « La protection et la conservation des œuvres chorégraphiques », Mouvements, n°61, 2010/1, p. 142-149.

[9] United States Copyright Act of 1909, Pub. L. No. 60-349, 35 Stat. 1075 (1909).

[10] Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

[11] Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE.) ;

[12] Cass. 1re civ., 8 nov. 2017, n° 16-16.385, Formation restreinte RNSM/NA, Publié au bulletin.

[13] Article L.111-2 du Code de propriété intellectuelle.

[14] Richard Stallman.

[15] Article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle.

[16] Article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.

[17] Article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.

[18] Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, « Utiliser une œuvre dans le respect du droit moral de l’auteur », economie.gouv.fr

[19] Tribunal de commerce de Paris, Chambre civile 3, 20 février 2008, 03/01644.

[20] Article L.132-18 du Code de la Propriété Intellectuelle.

[21] Article L. 122-3 du Code de la propriété intellectuelle.

[22] TGI Paris, 3e ch., 13 mai 2016, n° 14/05221.

[23] CA Paris, 13 mars 2018, n° 17/10025.

[24] Article L. 122-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[25] Article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle.

[26] Article L. 211-4 du Code de propriété intellectuelle.

[27]Michel Vivant, Jean-Michel Bruguière, « Droit d’auteur et droits voisins », 5ᵉ éd., Paris, Dalloz, 2024.

[28] Chloé Bordon, « Copyright et droit d’auteur des chorégraphies : la protection intellectuelle des chorégraphies est-elle adaptée à cet art ? », Les blogs pédagogiques, Université Paris Nanterre, 25 juin 2012, https://blogs.parisnanterre.fr/content/copyright-et-droit-d’auteur-des-chorégraphies-la-protection-intellectuelle-des-chorégraphies

[29] Article L111-2 du Code de propriété intellectuelle.

[30] Article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[31] Article L.113-3 du Code de propriété littéraire et artistique.

 


 

Tourisme spatial et vols commerciaux habités : quels enjeux juridiques pour la sécurité et la responsabilité ?

 

Le 14 avril 2025, la chanteuse américaine Katy Perry et cinq autres passagères ont effectué un vol suborbital à bord d’une fusée New Shepard de Blue Origin, franchissant brièvement la ligne de Kármán à 100 km d’altitude[1]. Cet exploit très médiatisé – premier équipage entièrement féminin dans l’espace – illustre l’essor fulgurant du tourisme spatial ces dernières années. Il a toutefois suscité des interrogations quant à la démesure de tels voyages privés, notamment en matière de risques encourus et de responsabilité en cas d’incident. En parallèle des succès commerciaux, des incidents récents rappellent les dangers inhérents : en janvier 2024, un vol de Virgin Galactic a été suspendu après le détachement accidentel d’une pièce de son vaisseau, déclenchant une enquête de la FAA américaine[2]. Ces événements soulignent à la fois l’engouement pour les vols spatiaux privés et la nécessité d’un cadre juridique solide pour garantir la sécurité des participants et définir les régimes de responsabilité applicables.

Tourisme spatial et vols commerciaux habités demeurent des notions nouvelles en droit. Aucune définition contraignante n’en est encore donnée par les traités internationaux[3]. On peut définir le tourisme spatial comme toute activité commerciale consistant à envoyer des personnes dans l’espace à des fins non professionnelles, pour le loisir ou l’aventure. Quant aux vols commerciaux habités, ils englobent plus largement les missions spatiales avec équipage effectuées par des entités privées (touristiques, scientifiques ou autres). Ces voyages demeurent des « activités spatiales » au sens du droit international, bien que leurs finalités diffèrent de l’exploration étatique traditionnelle.

La problématique émergeante tient au décalage entre l’essor de ces vols privés – d’initiative privée, à but lucratif – et un droit spatial international élaboré il y a plus d’un demi-siècle dans un contexte étatique. Comment assurer un niveau de sécurité adéquat pour les « passagers de l’espace » et les tiers exposés, sans pour autant étouffer ce secteur naissant ? Et en cas d’accident, qui supportera la responsabilité juridique des dommages, sachant que les acteurs en jeu (tour-opérateurs de l’espace, assureurs, États) sont multiples ?

Afin d’apporter des éléments de réponse, il convient d’analyser tout d’abord le cadre juridique applicable aux vols spatiaux privés, c’est-à-dire la qualification de ces activités et les obligations d’autorisation par l’État (I), puis d’examiner les questions de responsabilité et de sécurité qu’elles soulèvent, dans la recherche d’un équilibre entre encouragement de l’industrie et protection des personnes (II).

 

I – Le cadre juridique des vols spatiaux privés

 

A) Qualification et autorisation des activités touristiques spatiales

Les vols touristiques spatiaux s’inscrivent dans le champ des activités spatiales privées, lesquelles, en droit international, engagent la responsabilité de l’État d’immatriculation ou de lancement. En effet, l’article VI du Traité sur l’espace de 1967 dispose que les États parties « ont la responsabilité internationale des activités nationales dans l’espace extra-atmosphérique […] qu’elles soient entreprises par des organismes gouvernementaux ou par des entités non gouvernementales », et doivent « veiller à ce que les activités nationales soient poursuivies conformément aux dispositions énoncées dans le présent Traité »[4] . Il en résulte que tout opérateur privé envoyant des personnes ou des engins dans l’espace est juridiquement un  acteur national de l’État auquel il se rattache. Cet État a par conséquent l’obligation d’autoriser et de superviser ces activités privées[5].

En pratique, la plupart des puissances spatiales ont instauré des régimes nationaux de licences pour encadrer les lancements commerciaux, y compris touristiques. Les États-Unis ont été pionniers en la matière : dès 1984, le Commercial Space Launch Act a ouvert la voie à la privatisation des lancements spatiaux. Aujourd’hui, l’Administration fédérale de l’aviation (FAA) délivre des licences pour les lancements et rentrées de véhicules spatiaux habités. Toute entreprise américaine voulant effectuer un vol suborbital ou orbital avec des touristes doit obtenir une autorisation de la FAA, qui vérifie notamment la protection du public et le respect des exigences techniques de base[6] [7]. De son côté, la France s’est dotée de la loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales (dite « LOS ») afin de contrôler les nouveaux acteurs privés[8]. Désormais, toute opération spatiale à partir du territoire français ou à l’initiative d’un opérateur français depuis l’étranger est soumise à une autorisation préalable délivrée par l’autorité administrative compétente[9]. Cette licence française vise à s’assurer des garanties financières et techniques de l’opérateur et à vérifier la conformité des systèmes employés, notamment via la Réglementation Technique adoptée en 2011. En cas de manquement, des sanctions pénales et administratives sont prévues (amende, suspension ou retrait de l’autorisation)[10].

Ces régimes nationaux répondent à un double objectif : permettre l’essor des projets privés tout en protégeant la sécurité. D’une part, ils limitent la responsabilité internationale de l’État en cadrant les opérations autorisées. Par exemple, la France n’accorde sa garantie financière qu’aux lancements qu’elle a effectivement autorisés et contrôlés[11]. D’autre part, ils imposent aux opérateurs le respect de conditions de sécurité strictes pour prévenir les accidents. Un opérateur doit généralement prouver sa solvabilité (assurance obligatoire, voir infra) et la fiabilité de son véhicule. Aux États-Unis, la FAA exige ainsi que l’opérateur démontre que le lancement ne présente pas de risque inacceptable pour le public au sol ou le trafic aérien, et intègre des systèmes de sauvegarde (télécommandes d’interruption de vol, etc.). En France, l’autorisation peut être refusée si l’opération présente des dangers pour les personnes, la santé publique ou l’environnement[12], et un contrôle technique est exercé par le CNES sur le respect des normes de sécurité.

Il n’existe pas encore de licence « internationale » délivrée par une instance mondiale pour les vols spatiaux privés : chaque État agit selon son droit interne. Cependant, des efforts d’harmonisation se dessinent. Par exemple, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) s’est penchée sur les vols suborbitaux, cherchant à déterminer s’ils relèvent de son champ de compétence (haute atmosphère) ou du régime spatial[13]. Pour l’heure, un opérateur doit donc naviguer dans une mosaïque de législations nationales. Un même projet – tel un vol touristique partant des États-Unis et se posant en Europe – pourrait requérir des autorisations multiples. Cette fragmentation justifie la recherche future d’une coordination internationale minimale, que nous aborderons plus loin (II.B). En attendant, le principe demeure : pas de tourisme spatial licite sans feu vert de l’État compétent, lequel engage son crédit juridique et politique en autorisant de telles aventures privées.

 

B) Statut des passagers de l’espace : touristes, astronautes ou « participants » ?

L’essor des vols habités privés brouille la distinction traditionnelle entre astronautes (personnel spatial étatique) et passagers privés. En droit international classique, les astronautes envoyés par les États sont considérés comme des « envoyés de l’humanité » et bénéficient d’une protection spéciale. Le Traité de 1967 impose aux États de leur prêter toute assistance en cas d’accident ou d’atterrissage d’urgence[14]. L’Accord sur les astronautes de 1968 a concrétisé cette obligation en détaillant les procédures de recherche et de secours pour le personnel d’un engin spatial en détresse, quelle que soit sa nationalité[15]. Ainsi, tout individu présent à bord d’un véhicule spatial en difficulté doit être secouru et promptement restitué à l’État de lancement. Ces règles s’appliquent a priori à toute personne dans l’espace – y compris un touriste privé – puisqu’elles visent le « personnel d’un engin spatial » sans distinguer civils et militaires, professionnels et amateurs.

Néanmoins, la question du statut juridique des touristes spatiaux reste débattue. Les traités ne définissent pas formellement le terme astronaute, pas plus qu’ils ne fixent la frontière entre l’espace aérien et l’espace extra-atmosphérique[16] [17]. Faut-il considérer un voyageur payant comme un astronaute à part entière, avec les mêmes droits et devoirs ? D’un point de vue symbolique, cela paraît discutable : difficile de qualifier d’« envoyés de l’humanité » des individus qui achètent un billet pour satisfaire une expérience personnelle[18]. Historiquement, ce qualificatif reflétait un idéal de coopération pacifique et le fait que les cosmonautes des deux blocs représentaient toute l’humanité lors des premiers vols. À l’inverse, le touriste spatial agit pro domo, sans mandat universel. Comme le note la doctrine, « la notion d’envoyé de l’humanité relève davantage du politique » que du juridique. Autrement dit, elle n’emporte pas en soi de régime juridique contraignant, lequel découle plutôt de la qualité d’« astronaute » au sens opérationnel. Or précisément, quel sens donner aujourd’hui à cette notion ?

En pratique, un nouveau vocabulaire a émergé pour désigner ces passagers de l’espace atypiques. La NASA et les autorités américaines utilisent l’expression « space flight participant » (participant à un vol spatial) pour les non-professionnels embarqués. Ce terme recouvre les touristes payants mais aussi, par exemple, les enseignants ou artistes invités dans l’espace dans le cadre de programmes de communication. Le droit américain l’a entériné : le Code fédéral (51 U.S.C.) définit le space flight participant comme « un individu, qui n’est ni membre d’équipage ni astronaute gouvernemental, transporté à bord d’un véhicule spatial »[19]. Cette catégorie juridique, distincte de celle d’astronaute professionnel, clarifie que ces voyageurs ne sont pas assimilés aux membres d’équipage chargés de la conduite de la mission. De même, Roscosmos (Russie) a qualifié les touristes de participants aux vols spatiaux lors des missions vers l’ISS financées par des particuliers (Dennis Tito en 2001, etc.), pour bien marquer leur statut à part.

Malgré ces distinctions sémantiques, certaines obligations spatiales s’appliquent uniformément à tous les humains dans l’espace. Comme indiqué, en cas de détresse, peu importe qu’il s’agisse d’un touriste ou d’un cosmonaute de carrière : l’obligation de secours s’impose. De même, l’article VIII du Traité de 1967 prévoit que l’État d’immatriculation conserve juridiction et contrôle sur l’objet lancé et sur le personnel de celui-ci. Ainsi, un touriste à bord d’un vaisseau immatriculé aux États-Unis reste sous juridiction américaine durant le vol. Cette disposition évite un vide juridique : le droit national de l’opérateur encadre les relations à bord et les comportements du passager (contrat de vol, discipline en cabine, etc.). Sur la Station spatiale internationale (ISS), qui a accueilli les premiers touristes orbitaux, on considère toute personne à bord comme un astronaute soumis au Code de conduite de la station, mais on distingue l’équipage professionnel des participants au vol privés. Ces derniers doivent se plier aux directives de l’équipage et n’ont pas le même entraînement ni les mêmes fonctions.

Par ailleurs, se pose la question du régime juridique applicable à un véhicule transportant des touristes : relève-t-il du droit aérien (s’il opère comme un avion dans l’atmosphère) ou du droit spatial ? La difficulté vient de l’absence de démarcation officielle entre l’air et l’espace. Un vol parabolique suborbital, comme celui de Virgin Galactic, traverse l’espace aérien national avant d’atteindre l’altitude spatiale (environ 80–100 km). Si on le considérait comme un vol aérien international, les conventions de Chicago (1944) et de Montréal (1999) pourraient s’appliquer, notamment en matière de responsabilité du transporteur envers les passagers. Cependant, les États concernés traitent ces engins comme des véhicules spatiaux une fois dépassée une certaine altitude, les soustrayant aux règles de l’aviation civile classique. Par exemple, SpaceShipTwo de Virgin Galactic n’est pas certifié comme un avion de transport public ; il est opéré sous licence de vol spatial expérimental délivrée par la FAA. Ainsi, les passagers ne bénéficient pas du régime protecteur du droit aérien (responsabilité sans faute du transporteur, indemnisation plafonnée des accidents aériens, etc.). Leur relation avec l’opérateur est régie par le contrat de transport spatial qu’ils ont signé et par le droit spatial (et national) applicable. Cette situation hybride souligne la nécessité d’une clarification future : soit par une délimitation spatiale fixant où cesse l’empire du droit aérien, soit par l’élaboration de règles ad hoc pour ces vols stratosphériques. En l’état, on peut conclure que le touriste spatial n’est ni tout à fait un passager aérien ordinaire, ni un astronaute au sens classique, mais un acteur sui generis – le participant privé – auquel s’appliquent en partie le droit spatial international (secours, responsabilité de l’État) et en partie les dispositions contractuelles et nationales spécifiques à son vol. L’absence de statut international unifié pour ces voyageurs de l’extrême laisse place à des incertitudes que le législateur international devra tôt ou tard combler[20].

 

I- Responsabilité et sécurité : un équilibre à trouver

 

A) Régime de responsabilité en cas de dommages corporels ou matériels

Les activités spatiales comportent des risques importants d’accident, que ce soit pour les participants eux-mêmes, pour les tiers au sol ou pour d’autres opérateurs spatiaux. Le droit international de l’espace a posé des principes clairs concernant la responsabilité en cas de dommages causés par des objets lancés. En particulier, la Convention de 1972 sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux instaure un régime de responsabilité objective (ou absolue) des États lanciers. Son article II prévoit qu’un État de lancement « a la responsabilité absolue de verser réparation pour le dommage causé par son objet spatial à la surface de la Terre ou aux aéronefs en vol. »[21]. Autrement dit, si un débris de fusée ou une capsule spatiale provoque des pertes en vies humaines ou des dégâts matériels au sol, l’État ayant procédé au lancement devra réparer ces dommages, sans que la victime ait à prouver une faute. Ce principe s’étend aux dommages causés à des avions en vol, couvrant l’hypothèse d’une collision entre un véhicule spatial et un appareil aérien civil. En revanche, si le dommage survient dans l’espace extra-atmosphérique (par exemple, collision entre deux engins spatiaux en orbite), l’article III de la Convention n’engage la responsabilité de l’État que s’il est prouvé que le dommage est dû à sa faute. Ce régime dual – responsabilité sans faute sur Terre, responsabilité pour faute dans l’espace – s’explique par la volonté de protéger les populations et biens terrestres, plus vulnérables et étrangères à l’activité spatiale, tout en évitant d’accabler les États pour des accidents dans l’espace où la détermination des torts peut être complexe.

Comment ce régime se traduit-il pour les vols touristiques habités ? Imaginons qu’une capsule suborbitale retombe de manière incontrôlée et cause des dommages au sol dans un autre pays : l’État de lancement (par exemple les États-Unis si la société est américaine et le tir effectué depuis le Texas) devra indemniser l’État victime, qui se chargera d’indemniser ses ressortissants lésés. C’est un mécanisme de responsabilité inter-étatique, éventuellement réglé par voie diplomatique ou par une commission de réclamation prévue par la Convention de 1972. Le passager spatial, en tant que ressortissant d’un État, pourrait bénéficier indirectement de ce mécanisme si, par exemple, un touriste français était blessé sur le sol français par la chute d’une fusée américaine – la France pourrait présenter une réclamation à l’encontre des États-Unis en son nom. En revanche, si c’est ce passager lui-même qui est blessé à bord du vol spatial qu’il a acheté, la Convention de 1972 ne s’applique pas directement à sa situation, car il n’est pas « tiers » par rapport à l’objet spatial (il est partie prenante de l’activité). Sa réparation dépendra alors du droit national et du contrat, comme on le verra.

Les États, conscients de cette responsabilité internationale qui pèse sur eux, ont répercuté l’obligation sur les opérateurs privés via les législations nationales. La plupart des lois spatiales internes imposent à l’opérateur une assurance obligatoire couvrant les dommages aux tiers. Aux États-Unis, la licence FAA fixe un montant d’assurance de responsabilité civile spatiale que le lanceur doit souscrire, calculé sur le pire scénario de dommage probable (Maximum Probable Loss), souvent de l’ordre de quelques centaines de millions de dollars. En France, la loi de 2008 prévoit également que l’opérateur doit fournir des garanties financières (assurance ou fonds de réserve).[22] En contrepartie, pour les opérations dûment autorisées, l’État français offre sa garantie au-delà d’un certain seuil de sinistre : si les dommages dépassent le plafond d’assurance imposé, l’État prendra en charge l’indemnisation des tiers au-delà, dans la limite d’un plafond fixé par la loi de finances. Par exemple, un arrêté pourrait fixer le seuil de couverture par l’opérateur à 60 millions d’euros et la garantie étatique jusqu’à 500 millions – au-delà, l’État ne paierait plus. Ce mécanisme de partage du risque vise à encourager les opérateurs à se lancer (ils ne risquent pas la ruine en cas de catastrophe dépassant leur assurance) tout en assurant aux victimes une indemnisation rapide. L’État ayant payé pourra ensuite exercer un recours contre l’opérateur si celui-ci a manqué gravement à ses obligations (intention ou négligence lourde), mais dans la pratique ce régime protège l’opérateur en l’absence de faute majeure de sa part[23].

S’agissant des dommages subis par les participants eux-mêmes (touristes ou autres), le régime est différent car ces derniers acceptent, dans une certaine mesure, les risques inhérents au vol spatial. Aux États-Unis, la loi exige que chaque passager signe un consentement éclairé reconnaissant les dangers et renonçant à tout recours contre le gouvernement fédéral [24]. De plus, l’opérateur fait signer aux participants des clauses de non-recours envers lui-même et ses fournisseurs. En d’autres termes, le touriste spatial s’engage contractuellement à ne pas poursuivre l’entreprise en cas de blessure ou de décès, sauf éventuelle exception prévue (faute intentionnelle de l’opérateur, etc.). Ce dispositif, comparable aux décharges de responsabilité dans des activités sportives à risque (saut en parachute, plongée extrême), vise à protéger l’industrie naissante des procès ruineux. Le législateur américain a rapidement compris qu’un régime de responsabilité trop strict pourrait freiner le développement du tourisme spatial. D’où l’orientation vers un régime contractuel : « fly at your own risk ». Cette approche a ses limites juridiques. D’une part, l’efficacité de telles renonciations n’a pas encore été éprouvée devant les tribunaux. En cas d’accident mortel d’un passager, les ayants droit pourraient contester la validité de la clause, arguant par exemple qu’on ne peut exclure toute responsabilité en cas de défaillance technique du véhicule. En effet, certains droits nationaux, y compris en Europe, pourraient juger abusive une clause exonérant l’exploitant de sa propre négligence grave. D’autre part, même aux États-Unis, une renonciation n’empêche pas nécessairement des poursuites si l’opérateur a violé une règle de sécurité ou caché des informations (le consentement n’étant éclairé que si tous les risques connus sont divulgués).

Quoi qu’il en soit, il apparaît que la responsabilité civile des opérateurs vis-à-vis des passagers repose aujourd’hui surtout sur le contrat et l’assurance individuelle, plus que sur un régime légal harmonisé. Contrairement au transport aérien où les passagers bénéficient d’un droit à indemnisation automatique en cas d’accident (Convention de Montréal 1999), le touriste spatial signe sa propre acceptation du risque. On peut y voir une forme de retour aux premiers temps de l’aviation, lorsque prendre l’avion relevait de l’aventure. Cependant, si le tourisme spatial se démocratise et qu’un accident majeur survient, la pression augmentera pour offrir aux passagers une meilleure protection juridique. Des voix s’élèvent déjà pour clarifier les responsabilités contractuelles : par exemple, veiller à ce que l’exploitant ne puisse s’exonérer de la faute lourde ou de vices cachés affectant le véhicule. En attendant, les opérateurs sérieux proposent à leurs clients des formations pré-vol et des briefings de sécurité, autant pour réduire le risque d’accident que pour se prémunir contre d’éventuelles allégations de manquement (un passager bien formé ne pourra reprocher un danger qu’on lui a explicitement appris à gérer). Certains pourraient aussi souscrire des assurances individuelles accident au bénéfice des participants, pour montrer leur bonne foi.

Enfin, il convient de noter l’existence de clauses de partage des responsabilités au sein de l’industrie spatiale : les contrats entre opérateurs, fournisseurs, clients et éventuellement États comportent souvent des conventions de non-recours croisées (cross-waivers). Par exemple, dans les lancements vers l’ISS, la NASA impose que chaque entité (NASA, société privée, touriste privé, etc.) renonce à poursuivre les autres en cas de dommages subis, chacun se couvrant par sa propre assurance[25]. Ce système, encouragé par les réglementations, vise à éviter le contentieux en cascade et à canaliser la charge financière vers les assureurs. Il consacre l’idée que le risque spatial est partagé par tous les participants à l’aventure, sauf pour le tiers innocent qui, lui, doit être indemnisé intégralement (par l’État ou l’assurance de l’opérateur).

En somme, le régime de responsabilité lié aux vols commerciaux habités est actuellement un mélange public-privé : responsabilité internationale objective des États envers les tiers extérieurs, et responsabilisation contractuelle des acteurs privés entre eux et vis-à-vis des passagers. Si ce régime a le mérite de l’innovation et de la flexibilité, sa solidité n’a pas été testée dans un scénario dramatique impliquant de multiples victimes. La prochaine grande étape pourrait être la consolidation de ces règles disparates en un cadre plus unifié, garantissant à la fois la réparation des dommages et la viabilité économique de ce secteur émergent.

 

B) Exigences de sécurité et responsabilité du fait des normes

La sécurité des vols spatiaux habités privés est l’autre versant critique des enjeux juridiques. Il s’agit d’établir des normes pour protéger la vie des passagers et éviter les accidents catastrophiques, sans étouffer l’innovation technologique. Trouver le bon niveau de régulation est un exercice d’équilibrisme, comme l’illustre l’exemple des États-Unis. Le Congrès américain a décidé en 2004 d’instaurer un moratoire sur toute réglementation relative à la sécurité des occupants des vols spatiaux commerciaux, estimant qu’il était prématuré de légiférer strictement alors que l’expérience manquait[26]. Ce « learning period » (période d’apprentissage) a été prolongé à plusieurs reprises à mesure que l’industrie tardait à décoller. Initialement prévu pour 8 ans, il a été étendu jusqu’en 2023, puis encore prolongé récemment. En 2024, le Congrès discutait d’une nouvelle extension de plusieurs années[27], et finalement la FAA a annoncé que le moratoire expirera en janvier 2028. Durant cette période, la FAA n’impose pas de normes de sécurité contraignantes aux concepteurs de véhicules pour ce qui concerne la protection des passagers eux-mêmes. Les seules exigences réglementaires touchent la sécurité du public et des tiers : par exemple, la FAA vérifie que la probabilité qu’un lancement blesse des personnes au sol est en dessous d’un seuil toléré. En revanche, la loi fédérale interdit explicitement à la FAA de certifier le véhicule comme « sûr pour les humains » ou d’exiger des améliorations en matière de survie des passagers. La philosophie est de laisser les pionniers voler à leurs propres risques, tout en collectant des données précieuses pour, le moment venu, élaborer une réglementation pertinente fondée sur l’expérience réelle.

En pratique, cela ne signifie pas une absence totale de règles pour la sécurité interne des vols. La FAA requiert tout de même certaines précautions de base : présence de ceintures et harnais, système de support vital (oxygène, température) à bord, dispositifs de détection d’incendie et d’extinction dans la cabine, qualifications minimales pour les pilotes et entraînement aux situations d’urgence. Surtout, le mécanisme d’information et consentement éclairé est strictement encadré : l’opérateur doit remettre aux participants un dossier détaillant les risques connus, les précédents incidents de son véhicule et de véhicules similaires, et il doit s’assurer que chaque passager a eu l’occasion de poser des questions et a signé le formulaire de consentement. La loi oblige également à leur notifier clairement que le gouvernement n’a pas certifié le vol comme sûr. Ces mesures, même si elles ne sont pas des standards de construction, créent une culture de la sécurité transparente. Un opérateur qui dissimulerait un danger connu s’exposerait à de graves ennuis juridiques si un accident survient, car on pourrait lui reprocher d’avoir trompé les passagers sur la nature des risques – ce qui invaliderait le consentement donné.

Le « vide » normatif relatif au matériel et à la fiabilité sera comblé à terme. La FAA prépare déjà l’après-2028 : un comité de concertation avec l’industrie a été mis en place en 2023 (SpARC) pour recommander des futures règles de sécurité occupant des vols spatiaux. Son rapport final a été remis en avril 2025 et devra orienter la réglementation à venir. On s’attend, par exemple, à des normes de résistance des sièges, de fiabilité des moteurs-fusées habités, ou d’habilitation médicale des passagers. L’idée n’est pas d’imposer le même niveau qu’en aviation commerciale dès le départ, mais de fixer un socle de standards afin d’éviter les accidents évitables. D’autres pays prendront probablement modèle sur ces évolutions. Actuellement, aucun vol touristique n’a encore eu lieu depuis le sol français ou européen, mais si cela devait arriver, il est probable que les autorités exigeraient en amont des garanties techniques (peut-être via les homologations de lanceurs par l’ESA ou les autorités nationales compétentes). Le Règlement technique français de 2011, par exemple, contient des prescriptions de sécurité qui s’appliqueraient à tout véhicule spatial utilisé sous licence française (facteur de sécurité des structures, redondance des systèmes critiques, etc.).

Le caractère international du tourisme spatial plaide pour une harmonisation minimale des normes de sécurité. En effet, les passagers potentiels et les assureurs voudront s’assurer que, quel que soit le pays de lancement, un certain niveau de sécurité est garanti. À ce jour, aucune organisation mondiale n’a édicté de normes spécifiques aux vols touristiques spatiaux. Cependant, des travaux de soft law sont en cours. L’Organisation internationale de normalisation (ISO) a créé des groupes de travail sur la sécurité des véhicules suborbitaux. L’Académie Internationale d’Astronautique (IAA) et l’Institut International de Droit Spatial (IISL) ont organisé des conférences sur le sujet. Surtout, l’Association de Droit International (ILA) a inscrit à son agenda la question des vols suborbitaux non-orbitaux depuis 2016 et a récemment formulé des recommandations[28]. On peut envisager qu’une résolution internationale encourage les États à adopter un noyau de normes communes – par exemple, exiger partout le consentement éclairé des passagers, l’entraînement préalable, un examen médical minimal, et le respect de certaines spécifications techniques (ceinture de sécurité pour chaque occupant, issue de secours fonctionnelle, etc.).

Par analogie, on se souvient qu’en transport aérien, les premières décennies ont vu une diversité de règles nationales jusqu’à ce que l’OACI unifie progressivement les normes (certification des avions, licences de pilotes). Le spatial habité commercial pourrait suivre un chemin semblable. Une difficulté tient à la nature même de ces engins, parfois mi-avions mi-fusées, qui ne cadrent pas parfaitement avec les standards existants. Faut-il les traiter comme des aéronefs ? Certains suggèrent que l’OACI intègre les vols suborbitaux dans son champ en étendant certaines Annexes techniques (par exemple, exiger un plan de vol et un contrôle aérien coordonné lorsqu’un véhicule comme SpaceShipTwo traverse l’espace aérien civil)[29]. D’autres estiment qu’il faudrait créer un régime sui generis, distinct de l’aérien, compte tenu des vitesses et altitudes en jeu.

Au-delà des aspects techniques, la sécurité comprend aussi la sécurité juridique des passagers – c’est-à-dire leurs droits en tant que consommateurs. Aujourd’hui, un client qui achète un vol spatial signe un épais contrat fixant notamment qu’il a été informé des risques (on l’a vu) et souvent qu’il renonce à poursuivre en justice en cas de problème. Or, peut-on considérer comme acceptable à long terme qu’un passager payant – parfois des sommes astronomiques – n’ait aucun recours possible si ce n’est la bonne volonté de l’opérateur ? Des juristes militent pour une charte des droits des passagers de l’espace, qui édicterait des principes protecteurs : droit à une information exhaustive, droit à l’assistance en cas de blessure (y compris post-vol, pour gérer d’éventuelles séquelles médicales), droit à compensation en cas de retard ou annulation du vol, etc. Certes, ces idées relèvent pour l’instant du débat doctrinal, mais elles prennent de l’ampleur à mesure que l’on passe d’une poignée de milliardaires aventuriers à une clientèle plus large (à l’avenir) de citoyens.

On constate enfin un besoin d’harmonisation des pratiques de sécurité entre opérateurs. Actuellement, chaque compagnie développe son propre programme d’entraînement pour les touristes. SpaceX, par exemple, a formé les passagers de la mission Inspiration4 pendant quelques mois à des simulations d’urgence orbitale. Virgin Galactic offre seulement quelques jours de préparation physiologique pour ses vols suborbitaux, tandis que Blue Origin se vante de pouvoir embarquer des personnes sans expérience via un briefing de deux jours. Cette disparité questionne : un standard minimal de formation pourrait-il être établi internationalement, pour que tout touriste spatial ait acquis un socle de compétences (supporter les accélérations, utiliser son siège éjectable le cas échéant, etc.) ? L’article V du Traité de l’espace prévoit déjà une sorte d’obligation morale d’entraide entre astronautes en vol. Si les touristes ne sont pas formés du tout, pourraient-ils assister un équipage en difficulté ? Probablement pas. C’est pourquoi certains États envisageront peut-être d’imposer un certificat d’entraînement spatial aux futurs passagers, délivré par exemple par une autorité nationale après un stage validé. Cela rappellerait le modèle des permis de parachutisme ou de plongée autonome. On n’en est pas encore là, mais la préoccupation sous-jacente est réelle : responsabiliser les participants eux-mêmes dans la sécurité.

En conclusion de cette partie, on voit que la sécurité des vols touristiques habités est un domaine en évolution, où se cherche un consensus sur les normes essentielles. Les initiatives de soft law actuelles préparent le terrain d’une coopération internationale plus poussée, afin d’éviter une course vers le bas des réglementations entre États concurrents. L’enjeu est de taille : il en va de la confiance du public dans cette nouvelle industrie. Une catastrophe mal gérée, due à l’absence de règles ou à des règles incohérentes, pourrait briser cet élan. À l’inverse, une harmonisation progressive, fondée sur l’expérience et la concertation internationale, permettra de pérenniser le tourisme spatial en le rendant aussi sûr que raisonnablement possible, tout en conservant l’esprit d’aventure qui fait son attrait.

Conclusion

Le tourisme spatial et les vols commerciaux habités inaugurent une nouvelle ère du droit spatial, dans laquelle le protagoniste n’est plus uniquement le cosmonaute héroïque mandaté par son État, mais aussi le client privé en quête d’apesanteur. Cet essor s’accompagne de défis juridiques inédits. D’une part, il faut adapter le cadre juridique hérité des années 1960 – axé sur la responsabilité des États et la coopération internationale – à un contexte où prolifèrent les acteurs privés et les considérations commerciales. D’autre part, il convient de trouver un équilibre entre deux impératifs parfois contradictoires : garantir la sécurité des personnes et des biens face à des activités risquées, et encourager l’innovation et l’investissement dans ce secteur émergent.

L’étude a mis en lumière que le droit international actuel, s’il fournit des grands principes (responsabilité des États lanciers, secours des astronautes, juridiction sur les objets spatiaux), laisse de nombreuses zones grises pour le cas spécifique des voyages spatiaux privés. Les États ont comblé partiellement ces lacunes par des législations nationales (systèmes d’autorisation, obligations d’assurance, etc.), ce qui a permis le lancement effectif des premières offres touristiques tout en assurant un minimum de supervision. Toutefois, en l’absence de coordination mondiale, ces régimes nationaux peuvent diverger, créant une insécurité juridique à terme.

En matière de responsabilité, le régime hybride qui s’est dessiné – responsabilité internationale pour les dommages aux tiers, et responsabilité contractuelle pour les dommages aux participants – fonctionne tant que les vols restent peu nombreux et expérimentaux. Mais si, demain, des centaines de personnes volent chaque année et qu’un accident grave survient, la pression pour une meilleure protection des passagers se fera sentir. On peut envisager l’élaboration d’un instrument international (ou d’accords bilatéraux) définissant le statut du « passager spatial » et prévoyant un régime d’indemnisation harmonisé en cas d’accident, à l’instar de ce qui existe dans le transport aérien civil. L’idée d’une « charte internationale des passagers de l’espace » pourrait ainsi passer du stade conceptuel à la réalité normative, regroupant les droits (à l’information, à l’assistance, à la compensation) et obligations (respect des consignes, entraînement préalable) des participants aux vols spatiaux.

Sur le plan de la sécurité, les prochaines années seront cruciales. La fin annoncée du moratoire américain en 2028 ouvrira probablement la voie à une réglementation plus serrée des vols commerciaux habités aux États-Unis, ce qui aura un effet d’entraînement global. Les industriels du secteur ont intérêt à s’accorder sur des standards volontaires dès à présent, afin d’éviter des règles trop rigides imposées de l’extérieur en cas d’incident. L’approche proactive pourrait consister à élaborer, sous l’égide d’organismes internationaux (ISO, COPUOS), des lignes directrices techniques pour les véhicules de tourisme spatial et la formation des équipages et passagers. Ces lignes directrices, non obligatoires dans un premier temps, pourraient devenir la base de futures réglementations nationales convergentes. Parallèlement, il apparaît souhaitable de clarifier le régime juridique des vols suborbitaux transfrontières, en impliquant l’OACI pour tout ce qui touche à la traversée de l’espace aérien et la gestion du trafic, et en laissant au droit spatial le soin de gouverner la phase exo-atmosphérique. Une coopération entre l’OACI et le COPUOS (Comité de l’ONU pour l’utilisation pacifique de l’espace) est d’ailleurs en cours sur ces questions de « haut espace », signalant la prise de conscience au niveau international de l’importance du sujet.

En définitive, l’évolution du droit dans ce domaine devra suivre de près l’évolution technologique et commerciale. Les enjeux de sécurité et de responsabilité seront déterminants pour l’acceptabilité du tourisme spatial par le grand public. Un accident mortel non indemnisé, une catastrophe environnementale causée par un vol mal régulé, ou au contraire une réglementation trop tatillonne tuant dans l’œuf les projets novateurs, pourraient tour à tour freiner ce rêve d’emmener des milliers de civils aux confins de l’atmosphère. Le droit doit donc accompagner prudemment cette transition, en veillant à ce que l’aventure ne se transforme pas en far west juridique.

En 2025, le tourisme spatial en est encore à ses balbutiements commerciaux, mais les fondations juridiques posées aujourd’hui influenceront durablement son développement. Pour reprendre une analogie historique, nous sommes dans les années 1920 de l’aviation commerciale : l’enthousiasme est au rendez-vous, les risques aussi. Il appartient aux États, aux organisations internationales et aux opérateurs eux-mêmes de construire, pas à pas, un régime juridique équilibré garantissant la sécurité des vols et la responsabilité effective en cas de défaillance. C’est à ce prix que le « voyage d’agrément spatial » pourra passer du statut d’exploit réservé à quelques privilégiés à celui d’une industrie pérenne intégrée dans l’ordre juridique mondial, où l’espace deviendra peu à peu un lieu d’activité humaine comme les autres – un lieu extraordinairement exigeant, mais où le droit aura toute sa place aux côtés de la technologie et du rêve.

Gabriel COUSIN


 

Notes de bas de page :

 

[1] Campus INA, « Tourisme spatial : vol habité et États-Unis », 14 avril 2025, [en ligne], https://campus.ina.fr/ina-eclaire-actu/tourisme-spatial-vol-habite-etats-1-unis

[2] Phys.org, « Virgin Galactic grounds space tourism », 2024, [en ligne], https://phys.org/news/2024-02-virgin-galactic-grounds-space-tourism.html

[3] Elisa Carpanelli, « Le tourisme spatial comme forme de pollution ? Limites et perspectives du cadre juridique international », Revue juridique de l’environnement, 2025/1, vol. 49, p. 63-72, [en ligne], https://droit-cairn-info.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/revue-juridique-de-l-environnement-2025-1-page-63

[4] Article VI, Traité sur l’espace, 27 janvier 1967, ONU.

[5] Ibid

[6] Federal Aviation Administration (FAA), « Human Spaceflight », [en ligne], https://www.faa.gov/space/human_spaceflight

[7] Ibid

[8] Article 2, Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales (LOS), Journal officiel de la République française, 4 juin 2008.

[9] Lexing, « Responsabilité des opérateurs spatiaux en droit français », 9 mars 2010, [en ligne], https://www.lexing.law/avocats/responsabilite-des-operateurs-spatiaux-en-droit-francais

[10] Ibid

[11] Article 6, Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales.

[12] Article 5, Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales.

[13] European Space Policy Institute, « The Legal Framework of Suborbital Flights », 2023, [en ligne], https://www.espi.or.at/news/workshop-the-legal-framework-of-suborbital-flights

[14] Article V, Traité sur l’espace, 27 janvier 1967.

[15] Article premier et suivants, Accord sur le sauvetage des astronautes, 22 avril 1968, ONU

[16] Elisa Carpanelli, op. cit.

[17] Journal du Spatial et des Sciences, « Vivre dans l’espace : aspects juridiques et éthiques », [en ligne], https://jss.fr/Vivre_dans_l%E2%80%99espace__aspects_juridiques_et_ethiques-2516

[18] Laurent Condé, Variations juridiques sur le thème du voyage, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2015, [en ligne], https://doi.org/10.4000/books.putc.827

[19] 51 U.S. Code § 50902, Federal Code, USA.

[20] Journal du Spatial et des Sciences, op. cit.

[21] Article II, Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux, 29 mars 1972, ONU.

[22] Lexing, « Responsabilité des opérateurs spatiaux en droit français », op. cit.

[23] Ibid.

[24] FAA, Guidance on Informing Crew and Space Flight Participants of Risk, 2017.

[25] Lexing, « Houston, problème juridique : responsabilité dans les vols spatiaux », 29 juin 2017, [en ligne], https://www.lexing.law/avocats/houston-probleme-juridique-responsabilite

[26] Space Policy Online, « FAA Learning Period to Get Another Extension », 2024, [en ligne], https://spacepolicyonline.com/news/faa-learning-period-to-get-another-extension/

[27] Ibid.

[28] European Space Policy Institute, op. cit.

[29] UNOOSA, « The Applicability of Air and Space Law to Suborbital Flights », CRP.9, 2010, [en ligne], https://www.unoosa.org/pdf/limited/c2/AC105_C2_2010_CRP09E.pdf

 

Bibliographie :

 

  • Textes juridiques :
    • Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, 27 janvier 1967, ONU
    • Accord sur le sauvetage des astronautes, le retour des astronautes et la restitution des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique, 22 avril 1968, ONU
    • Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux, 29 mars 1972, ONU
    • Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales (LOS), Journal officiel de la République française, 4 juin 2008
    • U.S. Code § 50902, Federal Code, USA
    • UNOOSA, « The Applicability of Air and Space Law to Suborbital Flights », CRP.9, 2010, [en ligne], https://www.unoosa.org/pdf/limited/c2/AC105_C2_2010_CRP09E.pdf
  • Rapports et documents officiel
    • FAA, Guidance on Informing Crew and Space Flight Participants of Risk, 2017.

 

TEAM #9 – 2024/2025

Voici les membres de la team #9 du Collectif M1 PIDNE pour l’année 2024/2025 : Gabriel Cousin, Jade Bobocescu-Darde, Lilou Vaudaux, Louise Parent et Céliane Ferrin. Ils assurent pour cette 9e année l’organisation de la vie du Master, le contact entre ses professeurs et étudiants, ainsi que le dialogue avec ses divers partenaires extérieurs.

IA générative et droit d’auteur : quel avenir pour le cinéma ?

 

Le cinéma, caractérisé par l’écrivain et critique d’art Ricciotto Canudo dès les années 20 de septième art, est « un spectacle fondé sur la mise en scène humaine, l’intentionnalité narrative et l’expression d’une sensibilité singulière »[1]. Cependant, cette dernière caractéristique est remise en cause par le développement fulgurant de l’intelligence artificielle générative (IAG). En permettant à une machine d’engendrer de manière autonome des textes, des images, des sons ou encore des vidéos, les systèmes d’IAG introduisent une forme inédite de création algorithmique, dans laquelle les paramètres traditionnels du droit d’auteur sont réinterrogés. Le fameux septième art devient ainsi un théâtre de frictions entre création humaine et génération automatisée, entre auteur identifié et modèle statistique entraîné sur des centaines de millions d’œuvres passées.

Par définition, l’IAG est définie comme « la capacité des algorithmes d’IA à créer de nouveaux contenus en réponse à un prompt donné »[2]. Ces nouveaux contenus peuvent prendre plusieurs formes, et c’est ce qui fait sa polyvalence : textes, images, vidéos, musiques, voix… Tout. Nécessairement, dans le domaine cinématographique, cette technologie « bouleverse chaque maillon de la chaîne de valeur »[3] : l’on part alors de l’écriture de scénarios, passant par la prévisualisation de scènes, la postproduction automatisée, le clonage vocal, jusqu’aux traduction et doublage synthétiques. L’ensemble du cycle de vie d’un film peut désormais être assisté, si ce n’est complètement piloté, par des solutions d’IAG. De plus, comme le précise l’auteur Monsieur Gilles Jeannot, l’IAG a la particularité de ne plus passer « par le truchement d’applications spécialisées offertes par des entreprises technologiques à des services techniques des organisations »[4] : autrement dit, tout le monde ne pouvait utiliser des systèmes d’IA auparavant, alors que désormais, n’importe qui peut utiliser ChatGPT.

Ces nouveaux usages soulèvent évidemment une série d’enjeux juridiques majeurs en ce qu’ils remettent en cause la définition même de l’auteur au sens du droit de la propriété littéraire et artistique : l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) affirme haut et fort que l’auteur d’une œuvre est celui qui la crée ; or, l’IAG ne crée pas de manière intentionnelle, mais produit selon des mécanismes statistiques. Dès lors, qui est le véritable auteur d’un scénario ou d’un visuel généré à partir d’une prompt : est-ce l’utilisateur ? Le concepteur du modèle ? L’IA elle-même ? En droit français, la qualité d’auteur est inaliénablement humaine. Mais dans les faits, des contenus cinématographiques générés partiellement ou totalement par IA circulent déjà, sans que la titularité des droits ne soit systématiquement clarifiée. Ensuite, se pose la question du respect des droits préexistants dans les données d’entraînement des modèles : nombre de systèmes d’IAG ont été conçus à partir de bases massives de textes, d’images ou de vidéos accessibles en ligne, dont une partie relève indiscutablement du domaine protégé par le droit d’auteur. Ce principe de la fouille de textes et de donnée, aussi appelé text and data mining (TDM), est encadré par les articles L. 122-5-3 et suivants du CPI, eux-mêmes issus de la directive européenne 2019/790 dite « Droit d’auteur »[5]. Or, l’ineffectivité pratique de certains mécanismes prévus pose un sérieux problème de transparence et de loyauté aux ayants-droits dans l’exploitation secondaire de leurs créations. L’ARCOM, dans son bilan de mission consacré à l’impact de l’IA dans le domaine audiovisuel daté d’octobre 2024[6], identifie une série de cas d’usage déjà en cours dans le secteur cinématographique, tout en appelant à la prudence. Ces constats et nouvelles exigences rejoignent les dispositions prévues dans le règlement sur l’intelligence artificielle, dit AI Act[7], entré en vigueur partiellement le 1er août dernier. Les préoccupations en la matière sont simples : « il s’agit en réalité de préserver le droit d’auteur « à la française », construit sur ses deux fondements : les droits moraux, d’une part, et les droits patrimoniaux, d’autre part »[8].

Ainsi, le cinéma se trouve aujourd’hui à la croisée de plus d’une dynamique : se lient les problématiques d’une mutation technologique rapide et profonde, d’une tension juridique croissante autour des notions d’auteur, d’œuvre et de responsabilité, et d’une tentative de régulation par des institutions. Face à ce constat, une question centrale s’impose : comment encadrer juridiquement l’irruption de l’intelligence artificielle générative dans le champ cinématographique, sans étouffer l’innovation ni compromettre les droits fondamentaux des créateurs ?

Le cinéma, longtemps façonné par une sensibilité humaine, entre aujourd’hui dans une nouvelle ère où la technologie, et plus particulièrement l’IAG, vient bouleverser ses fondements esthétiques, économiques et juridiques. Ce constat appelle une réflexion sur les usages de cette intelligence artificielle générative dans l’industrie cinématographique (I), et de surcroît sur les perspectives juridiques qui permettront à cette transformation d’être plus fluide (II).

 

I. L’intégration de l’IAG dans le processus cinématographique

 

L’irruption de l’IAG au sein du secteur cinématographique constitue un tournant majeur. De l’écriture à la postproduction, ces technologies transforment les méthodes de création et suscitent de nouveaux modèles de production. Il s’agit, dans un premier temps, de comprendre comment l’IAG s’intègre dans la chaîne de création audiovisuelle (A), avant d’analyser les réactions et tensions qu’elle engendre au sein de la profession (B).

 

A) Une technologie aux applications multiples dans la création cinématographique

 

  1. L’IAG comme outil de production automatisée

Les modèles fondamentaux d’IAG, c’est-à-dire ces architectures d’apprentissage profond entraînées sur des volumes massifs de données multimodales, se déploient dans une variété d’usages qui touchent désormais chaque maillon de la chaîne de valeur du cinéma. Cette transversalité constitue aussi leur force : là où les anciens logiciels étaient cantonnés à une fonction technique précise, ces nouveaux systèmes sont très polyvalents.

Dans l’écriture de scénario d’abord, l’IAG peut produire, sur commande, des synopsis, dialogues, descriptions ou arcs narratifs complets. C’est cette capacité à, presque sensiblement, reprendre des codes de genre, et même à susciter des émotions comme la surprise ou la tristesse qui étonne.

Dans le domaine visuel, les modèles de type diffusion permettent la génération d’images ultra-réalistes à partir de simples prompts : cela révolutionne le storyboard et le design de décors, et globalement ce qui a trait à l’identité visuelle. Un réalisateur indépendant peut aujourd’hui obtenir en quelques minutes une série de visuels correspondant à une scène qu’il aurait lui-même imaginé, là où un humain aurait nécessité plusieurs jours. Et plus spectaculaire encore avec le modèle « video-to-video » : il est désormais possible de transformer une captation vidéo existante en une scène entièrement réinterprétée visuellement. Côté son, les modèles de clonage vocal reproduisent à la perfection le timbre et l’intonation d’une voix à partir de quelques secondes d’enregistrement : cela ouvre la voie à un doublage automatisé, et permet de faciliter les traductions ou simplement tout bonnement supprimer l’utilité d’un doubleur humain.

En postproduction enfin, l’IA peut aujourd’hui stabiliser une image, corriger une lumière, restaurer la netteté d’un plan… et tant d’autres. C’est ainsi que certains studios travaillent à la restauration de classiques du cinéma avec un niveau de détail et de fluidité jusque-là impensable : grâce au « super-resolution », des films tournés dans les années 1950 peuvent désormais être projetés en 4K avec un rendu plus net que leurs originaux en pellicule.

Maintenant que l’on a ce panorama des technologies en tête, il convient de relever ce qui distingue fondamentalement ces outils de génération des logiciels traditionnels d’assistance à la création : leur capacité à produire du contenu original sans intervention humaine directe, si ce n’est la formulation d’une instruction initiale. C’est précisément cette autonomie créative, bien que limitée et encadrée par les intentions originales de l’utilisateur, qui représente une délégation inédite du processus créatif à la machine, si bien que le journaliste Philippe Loranchet, expert sur les techniques de l’audiovisuel, considère l’arrivée de l’IAG dans le cinéma comme une véritable « quatrième révolution du cinéma »[9]. En ce sens, il compare celle-ci serait comparable à l’arrivée du son dans les années 20, celle de la couleur dans les années 30, puis l’arrivée du numérique dans les années 2000. Cette comparaison semble légitime : l’intégration de l’IAG dans la chaîne de valeur du cinéma a pour conséquence de reconfigurer l’ensemble du processus de production, en augmentant, voire remplaçant, une étape traditionnelle par une IAG.

Si l’IAG transforme déjà profondément les étapes techniques et créatives du processus cinématographique, il ne s’agit pas d’une perspective théorique ou d’un futur à anticiper. Ces usages se matérialisent d’ores et déjà dans des productions concrètes, ce qui invite à en examiner (2).

 

  1. L’intégration concrète de ces techniques dans la production cinématographique

Ce panorama technique peut sembler abstrait, mais il se matérialise déjà dans une série de productions très concrètes, où l’intelligence artificielle n’est plus un simple outil mais bel et bien un acteur à part entière de la création. En effet, on ne parle désormais plus d’un futur lointain ou spéculatif : ces usages sont déjà là, implantés dans les studios.

Un exemple marquant de l’intégration de l’intelligence artificielle et des technologies immersives dans la production audiovisuelle est la série « The Mandalorian », produite par Disney. Cette œuvre a aussi transformé la manière même de faire du cinéma. Pour cette série, les acteurs tournent devant des écrans LED qui projettent en direct les décors virtuels du film. Puis, ces décors réagissent en temps réel aux mouvements de la caméra, ce qui permet aux perspectives de se réadapter en un clin d’œil et à un certain réalisme de se former. Cela permet aussi au réalisateur de s’adapter tout aussi vite puisqu’il a le résultat sous les yeux et peut y apporter des modifications immédiatement : en ce sens, n’ayant nul besoin de retourner les scènes qui ne conviendraient pas en postproduction, cela implique nécessairement de larges gains d’argent et de temps. Grâce à ces outils, l’intelligence artificielle ne remplace pas les créateurs, mais elle leur offre de nouveaux moyens d’expression. Ce modèle hybride illustre bien la manière dont l’IA peut transformer les méthodes de production tout en respectant les intentions artistiques.

Un autre exemple de l’intégration de l’IAG est celui du film « The Brutalist », réalisé par Brady Corbet. Ce film a été largement accueilli par la critique puisqu’il a rassemblé dix nominations aux Oscars en 2025, dont les fameuses nominations pour meilleur film et meilleur acteur. Cependant, le recours à l’IA en postproduction a posé quelques questions. Ici, ledit recours n’a ni concerné l’écriture du script, ni l’esthétique même de l’image. Il a concerné des aspects plus subtils : d’abord, le prétendu accent hongrois des acteurs principaux. En effet, la production a utilisé un système d’IA ukrainien, Respeecher[10], pour, selon les termes du réalisateur lui-même, « renforcer l’authenticité linguistique » des dialogues en hongrois. Dès lors, le système a permis d’insérer la voix du monteur, lui-même locuteur natif, dans les répliques des acteurs, et de corriger certains sons sans altérer le jeu original. Mais l’usage de l’IA ne s’est pas arrêté là : certaines images d’archives fictives représentant les bâtiments conçus par le personnage principal ont également été partiellement générées par des outils numériques, bien que le réalisateur ait insisté sur le caractère « artisanal » de la majorité des décors. Ce double emploi a suscité de vives réactions, jusqu’à mener certains à questionner l’authenticité d’un tel film, et surtout sa légitimité de prétendre à des Oscars si l’utilisation de l’IA pousse autant le film. On voit donc que des productions existantes soulèvent déjà des interrogations fondamentales sur la nature même d’une telle œuvre cinématographique.

Si l’intelligence artificielle générative peut apparaître comme un levier de créativité et de productivité, elle n’est pas accueillie de manière uniforme. Son adoption soulève de nombreuses interrogations, tant éthiques que professionnelles (B).

 

B) Les transformations de l’industrie cinématographique induites par l’IAG

 

  1. Une nouvelle cartographie des métiers de l’industrie cinématographique

L’un des arguments les plus souvent avancés en faveur de l’IA dans le cinéma est celui de la démocratisation. Il est vrai qu’aujourd’hui, un cinéaste indépendant peut, depuis son ordinateur personnel, générer des effets spéciaux dignes de productions hollywoodiennes : autrement dit, le coût d’entrée dans l’industrie s’en trouve considérablement abaissé. Cependant, cette émancipation s’accompagne aussi d’une dépendance croissante envers un nombre restreint d’acteurs : comme le souligne Gilles Jeannot, « l’IA générative s’émancipe du truchement des départements techniques : elle devient accessible à tous, mais à travers des interfaces conçues par quelques-uns »[11]. En d’autres termes, ce ne sont plus les compétences artisanales mais des logiques d’accès à des systèmes qui déterminent ensuite la capacité à créer. Ce phénomène induit donc une forme de déséquilibre systémique : les industries culturelles européennes, et en particulier françaises, se retrouvent avec très peu de prise face à certains géants du secteur de la tech.

Dans le secteur cinématographique, cette dynamique se traduit par une transformation rapide de la cartographie des métiers. À mesure que l’IAG s’impose dans les studios, des postes jusqu’alors indispensables sont de plus en plus délaissés, voire supprimés. La grève des scénaristes hollywoodiens, qui a duré de mai à septembre 2023, a ainsi mis en lumière les craintes réelles de l’industrie : non seulement les syndicats ont dû négocier pour interdire l’usage imposé de l’IA dans l’écriture des scripts, mais cette mobilisation s’est accompagnée d’une disparition massive d’emplois, survenue précisément pendant la durée de la grève elle-même. En parallèle, d’autres profils de métier apparaissent : en général cependant, ces métiers émergents montrent que l’IA ne détruit pas l’emploi en soi, mais en modifie profondément la cartographie. C’est le cas du « prompt engineer », le professionnel chargé de formuler les bonnes instructions à l’intelligence artificielle pour qu’elle génère un contenu conforme à l’intention artistique. On voit aussi apparaître des « curateurs de données », qui sélectionnent et organisent les contenus utilisés pour entraîner l’IA, tout en veillant à leur qualité et leur légalité. D’autres figures en devenir émergent également, comme celle du « superviseur de cohérence », qui vérifie que les contenus produits par l’IA restent fidèles à l’univers narratif et aux émotions visées par le film. Ces métiers illustrent donc une mutation profonde du secteur : l’IAG ne remplace pas l’humain, mais transforme les façons de créer, en réclamant de nouvelles expertises.

 

  1. L’absence critiquable de transparence

La question de la transparence constitue sans doute l’un des points les plus sensibles dans le débat autour de l’IAG : alors même que ces technologies reposent sur l’exploitation massive de contenus culturels préexistants, il est aujourd’hui quasiment impossible pour un auteur, un producteur ou un ayant droit de savoir si ses œuvres ont été utilisées pour entraîner un modèle d’IA. Cette absence de transparence n’est pas accidentelle : elle relève d’un choix stratégique des acteurs du numérique, qui invoquent systématiquement le secret des affaires pour refuser de divulguer la composition exacte des ensembles de données avec lesquels ils travaillent. Une telle asymétrie informationnelle est d’autant plus problématique que les œuvres protégées sont, par définition, au cœur du des données collectées par l’IAG. Or, sans information, pas de consentement ; et sans consentement, pas de rémunération équitable.

Dans ce contexte, l’AI Act[12] est adopté en juin 2024 pour poser les premières bases d’un encadrement juridique. Ce dernier impose, à l’article 53, aux fournisseurs de modèles d’IA dits « à usage général » de publier un « résumé suffisamment détaillé » des données d’entraînement utilisées. Mais ce résumé, tout en constituant un premier pas, reste ambigu : c’est d’ailleurs ce que soulève le rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), énonçant que la transparence ne saurait se limiter à une simple liste de sources floues ou générales ; elle se doit de permettre, au minimum, une identification par type de contenu, avec des URLs datées ou des identifiants uniques lorsque cela est possible[13]. Cette idée rejoint la formule du Professeur Alexandra Bensamoun : « on communique les ingrédients sans révéler la recette »[14]. Entre autres, l’idée est de conjuguer une éventuelle traçabilité des œuvres sans divulguer les traitements algorithmiques pour autant, ceux-ci relevant « du secret des affaires et n’a[yant] pas à figurer dans un résumé public »[15].

De surcroît, l’opacité algorithmique a des répercussions esthétiques et culturelles : dans le secteur cinématographique, l’impossibilité de tracer les sources utilisées par l’IA se traduit par une confusion entre création humaine et création par une machine, au risque d’une standardisation de la production. Concrètement, les IA pouvant imiter des styles ou reproduire des ambiances narratives ou visuelles sans que leur origine ne soit identifiable, cette indistinction favorise la multiplication de contenus reposant sur les mêmes modèles dominants. On voit aisément comment cela met à mal la singularité artistique. Comme le souligne d’ailleurs le rapport du CSPLA, ce recours massif à des bases d’entraînement opaques fait que les créations nouvelles sont en réalité des recombinaisons d’œuvres passées, souvent sans autorisation ni transparence. À cela s’ajoute la difficulté d’identifier juridiquement une responsabilité en cas de contrefaçon : sans connaissance précise des données intégrées dans le modèle utilisé, il devient illusoire de déterminer d’abord s’il y a eu usage illicite d’une œuvre, et ensuite à qui en imputer la faute. Le rapport du CSPLA insiste sur ce point : la transparence constitue le socle sur lequel pourrait émerger un marché éthique de la donnée, dans lequel les œuvres seraient rémunérées à leur juste valeur[16].

En définitive, l’absence actuelle de transparence organise une déresponsabilisation systémique en ce qu’elle empêche l’exercice effectif des droits d’auteur. Le risque est que l’IAG, en exploitant à l’aveugle des milliards de contenus culturels, mène à une extraction massive de valeur sans redistribution, processus pendant lequel les artistes deviennent de simples fournisseurs anonymes.

Ces bouleversements dans les modes de production révèlent donc des tensions juridiques majeures. Le droit d’auteur, tel qu’il est conçu aujourd’hui, doit être réenvisagé afin de faire face aux œuvres générées par l’intelligence artificielle (II).

 

II. Les limites du droit d’auteur face à la création par l’IAG

 

Le droit d’auteur repose historiquement sur la reconnaissance d’un lien personnel et intellectuel entre l’auteur et son œuvre. Or, l’intelligence artificielle générative remet en question cette relation en produisant des contenus sans intervention humaine significative. Dès lors, il convient d’abord d’examiner les critères traditionnels de la protection par le droit d’auteur et leur incompatibilité avec la nature des productions de l’IA (A), avant d’analyser les perspectives en la matière (B).

 

A) Une conception classique de l’auteur incompatible avec l’IAG

 

  1. L’incompatibilité de la notion classique d’originalité

Le développement rapide de l’IAG soulève une série de tensions juridiques fondamentales, à commencer par celle qui concerne l’originalité au sens du droit d’auteur. Le modèle personnaliste, encore dominant en droit français, repose sur l’idée que l’œuvre doit refléter la personnalité de son auteur. Or, une IA, aussi sophistiquée soit-elle, demeure une entité non consciente, fonctionnant selon une logique purement algorithmique ; elle ne dispose donc d’aucune intention créatrice, ni d’identité propre susceptible d’être retrouvée dans une œuvre, critères régulièrement exigés par la jurisprudence.

Cette incompatibilité conceptuelle provoque une difficulté juridique : les œuvres générées par l’IAG échappent au critère d’originalité dans sa définition classique. Même si certains proposent une relecture objectivée de ce critère, fondée sur la singularité formelle d’un contenu, cette approche reste minoritaire, et son application reste dans tous les cas conditionnés à la démonstration d’une intervention humaine significative.

Si l’absence d’intention créatrice et de personnalité propre rend incompatible l’intelligence artificielle générative avec la notion classique d’originalité, cette difficulté en révèle une autre : même en présence d’une œuvre pouvant être qualifiée d’originale, encore faudrait-il pouvoir en désigner l’auteur (2).

 

  1. La difficulté posée par l’impossibilité d’une désignation de l’auteur

Quand bien même l’on admettrait qu’une création issue d’une IA puisse répondre au critère d’originalité, encore faut-il identifier un auteur, dans la mesure où le droit de la propriété intellectuelle ne reconnaît cette qualité qu’à une personne physique. La tentative du Parlement européen, en 2017, de conférer une « personnalité électronique » aux IA a été rejetée, notamment en raison des risques d’affaiblissement de la responsabilité humaine et du lien par nature entre droit d’auteur et dignité humaine[17]. Certaines thèses proposent une transposition des règles applicables à la photographie : à l’instar du photographe, l’utilisateur de l’IA pourrait être considéré comme auteur s’il exerce un contrôle créatif significatif, donc en l’occurrence le choix du prompt. Toutefois, cette analogie atteint vite ses limites. L’IA n’est pas un outil passif ; elle opère des choix formels sur la base d’un ensemble complexe de données autre que le prompt fourni par l’humain, et ce dernier ne peut anticiper ce qui va en ressortir. L’IA agit moins comme un prolongement de l’humain que comme une espèce de co-auteur algorithmique.

Cette ambiguïté a des conséquences économiques concrètes. Dans l’industrie cinématographique, les producteurs ne savent pas toujours si les éléments sont protégeables, ni qui en détient les droits. L’absence de standardisation dans les méthodes d’identification et de documentation des œuvres utilisées pour entraîner les modèles rend difficile toute revendication. Cette incertitude fragilise les chaînes de financement et les dispositifs de rémunération.

L’analyse des fondements théoriques du droit d’auteur révèle ainsi une incompatibilité avec les œuvres issues de l’intelligence artificielle générative. Ni la notion d’originalité, ni l’exigence d’une personne physique titulaire ne permettent d’intégrer pleinement ces nouvelles formes de création dans le champ du droit existant. Cette impasse invite dès lors à envisager des voies d’adaptation du cadre juridique, qu’il s’agisse d’un assouplissement interne des critères traditionnels ou d’une refondation partielle autour de régimes complémentaires (B).

 

B) Les perspectives d’adaptation juridique face à l’IAG

 

  1. L’adaptation des critères du droit d’auteur

Face aux limites du modèle personnaliste du droit d’auteur, il a été nécessaire d’aborder la question de l’adaptation du droit existant en matière de propriété intellectuelle. En ce sens, une partie de la doctrine plaide pour un glissement vers une définition objective de l’originalité : selon cette approche fonctionnelle, il ne s’agirait plus de rechercher une intention ou une subjectivité, mais une combinaison suffisamment originale d’éléments. Cela permettrait de protéger des contenus générés automatiquement, à condition qu’ils se distinguent nettement de l’existant. Jean-Michel Bruguière soutient d’ailleurs qu’une approche fondée sur la « valeur esthétique autonome » de l’œuvre, déconnectée de son auteur, pourrait offrir une solution viable[18]. Ainsi, l’intervention humaine pourrait s’incarner dans des opérations d’instruction ou de validation, pour permettre à l’assistance (tant qu’elle reste partielle) de l’IAG. Cette approche permettrait aussi à la difficulté posée par le traçage des IAG d’être atténuée : elle permettrait la protection d’œuvres « co-produites » dès lors que l’apport humain, même s’il est discret, est décisif.

L’exemple de l’affaire américaine A Single Piece of American Cheese[19], traitée par l’US Copyright Office (USCO) en 2025 illustre ce changement de paradigme. En l’espèce, l’œuvre avait été générée à l’aide d’un modèle d’IA et retravaillée à 35 reprises via une technique de retouche dite inpainting, permettant d’ajuster certains éléments visuels tout en conservant la structure globale de l’image. L’intervention humaine a été soigneusement documentée, notamment par une vidéo en accéléré du processus créatif et des descriptions détaillées de ses choix esthétiques. Ce faisceau de preuves a été déterminant dans la décision de l’USCO, qui a finalement considéré que l’œuvre témoignait d’une « sélection, coordination et arrangement »[20] relevant d’une créativité humaine identifiable. On voit donc l’importance de la collecte rigoureuse de preuves de l’intervention humaine, dans un but de transparence. Dans cette même logique, le rapport du CSPLA de décembre 2024 insiste sur la nécessité de renforcer les mécanismes de transparence et de documentation des processus de création, en particulier pour les œuvres « hybrides »[21], où l’IA agit comme outil au sein d’un processus plus vaste. Ainsi, cela mène l’originalité à dépasser le critère de l’empreinte d’une personnalité, pour se diriger vers l’empreinte d’un processus créatif entier, dès lors que celui-ci témoigne d’un choix, d’un contrôle ou d’une orientation humaine identifiable.

Cette réflexion s’inscrit aussi dans une logique plus large de sécurisation juridique du processus créatif : la preuve de l’intervention humaine, nécessaire pour satisfaire à l’exigence d’originalité, peut désormais être renforcée par les outils de traçabilité numérique. Le recours à la blockchain, en particulier, permet d’horodater les prompts et les modifications successives d’un projet créatif, assurant une forme de transparence technique. Cette dernière a été récemment validée par une jurisprudence récente : le Tribunal judiciaire de Marseille a ainsi reconnu, en mars 2025[22], la valeur probante d’un dépôt blockchain dans une affaire de contrefaçon de modèles de mode, ouvrant la voie à une preuve d’auteur alternative, plus adaptée à l’environnement numérique[23]. Donc, la redéfinition des critères de protection pourrait avoir un effet régulateur sur l’industrie cinématographique : en rendant éligibles les productions hybrides, le droit d’auteur encouragerait une appropriation contrôlée des outils IA, au lieu de les laisser dans une sorte de zone grise juridique.

Cependant, si l’adaptation du droit d’auteur par le biais d’une redéfinition de l’originalité permet d’envisager une protection partielle des œuvres générées par IA, elle ne suffit toutefois pas à répondre à l’ensemble des problématiques pratiques et économiques soulevées. C’est pourquoi une réflexion plus structurelle s’impose, autour de la création de droits voisins ou sui generis, et d’un encadrement contractuel renforcé (2).

 

  1. La mise en place de régimes autonomes

L’autre grande voie est celle de la création de régimes juridiques ad hoc, pensés non plus en extension du droit d’auteur, mais en marge de celui-ci. L’idée d’un droit sui generis appliqué aux productions issues de l’IAG revient régulièrement. Dans cette perspective, le Policy Report nommé « Forging global cooperation on AI risks : cyber policy as a governance blueprint »[24] du Sommet de l’IA de 2025 insiste sur la nécessité de combiner la régulation par le droit dur avec une gouvernance réactive fondée sur la transparence et la coopération entre acteurs publics et privés. Cette approche suppose d’imposer aux développeurs des obligations d’information, ce qui ouvre la voie à une régulation fondée non seulement sur le modèle mais sur ses usages réels. L’Union européenne a ainsi posé un jalon essentiel avec l’article 53 du règlement sur l’IA[25]. Ce texte impose aux fournisseurs de modèles d’IA à usage général de rendre public un résumé suffisamment détaillé des données d’entraînement, document dont la vocation est justement d’aider les ayants droit à faire valoir leurs droits. Ce résumé ne doit pas se contenter de mentions vagues : il doit permettre d’identifier les œuvres potentiellement utilisées, notamment par des listes d’URLs datées, sans pour autant compromettre le secret des affaires. Cette exigence, renforcée par une politique de conformité interne, constitue une avancée significative pour les acteurs du cinéma, qui peinent aujourd’hui à savoir si leurs catalogues ont servi à nourrir des modèles sans autorisation. L’impact sur l’industrie cinématographique est double. D’une part, cette transparence rend possible la négociation d’accords de licence ex ante, là où l’opacité rendait jusque-là tout contrôle illusoire. D’autre part, elle pourrait servir de base à un « futur marché de la donnée culturelle »[26], à condition d’être accompagnée d’un registre centralisé des œuvres protégées, comme l’envisage la Commission européenne.

Ce cadre de transparence ne saurait suffire sans outils juridiques complémentaires. Un droit sui generis pourrait protéger les investissements des producteurs de contenus audiovisuels face à l’extraction massive de leurs œuvres. En ce sens, le CSPLA suggère ici de limiter dans le temps et l’objet un tel droit, afin d’éviter une inflation de barrières qui nuirait à la circulation des œuvres et à la créativité collective propre au cinéma. En parallèle, le contrat s’affirme comme un instrument-clé d’encadrement : des clauses dédiées à l’usage de l’IA ou à la traçabilité des données deviennent centrales dans les accords de cession et de production. Autrement dit, cette contractualisation peut également être une manière d’anticiper certains contentieux, comme ceux liés à l’identité numérique des comédiens ou à la voix des doubleurs, souvent utilisées sans contrôle dans les productions générées par IA[27].

En conclusion, l’irruption de l’IAG dans le champ cinématographique bouleverse largement les fondements traditionnels de la création artistique, et par la même, du droit d’auteur. En effet, en permettant à des systèmes d’apprentissage automatique de produire seuls, sans intervention humaine directe si ce n’est au début, les notions même d’originalité et d’identité de l’auteur, piliers indissociables de la notion en droit français, sont remises en cause. L’analyse des usages concrets dans le secteur audiovisuel révèle à quel point cette technologie est déjà intégrée dans la chaîne de production, avec des effets ambivalents. Face à cette tension, plusieurs voies d’adaptation sont envisageables. Certaines plaident pour un assouplissement du droit d’auteur existant ; d’autres envisagent la création de droits nouveaux. Il n’empêche que le défi est double : il s’agit de préserver l’essence du droit d’auteur, qui est de garantir la reconnaissance et la protection de la création humaine, tout en accompagnant l’évolution technologique dans un esprit d’innovation.

Lilou VAUDAUX


 

Notes de bas de page :

 

[1] Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, des origines à nos jours, Paris, Denoël, 1949.

[2] Philippe Nadeau, Kathleen Jobin, « Fondements de l’IA générative », in Intelligence artificielle : génération générative, Paris, Dunod, 2024, p. 10, [en ligne] https://shs-cairn-info.eztest.biblio.univ-evry.fr/intelligence-artificiellegeneration-generative–9782100860708-page-10?lang=fr

[3] Idem.

[4] Gilles Jeannot, « Les premières réponses des administrations à l’intelligence artificielle générative en Californie et en France : encadrer l’usage de ChatGPT ou maîtriser des outils dédiés ? », Revue française d’administration publique, 2024/2, n° 186, p. 541.

[5] Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, [en ligne], https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32019L0790

[6] ARCOM, « Bilan de la mission IA sur l’impact de l’intelligence artificielle », 14 octobre 2024, [en ligne], https://www.arcom.fr/sites/default/files/2024-10/Bilan-de-la-mission-IA-sur-impact-de-intelligence-artificielle-de-Arcom.pdf

[7] Règlement (UE) 2024/1689 établissant un cadre harmonisé pour l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) au sein de l’Union Européenne, 13 juin 2024, [en ligne], https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202401689

[8] Jean-Marie Cavada, Colette Bouckaert, « Intelligence artificielle et propriété intellectuelle : quels progrès ? », Cahiers français, 2024/5, n° 441, p. 82, [en ligne], https://shs-cairn-info.eztest.biblio.univ-evry.fr/magazine-cahiers-francais-2024-5-page-82?lang=fr

[9] Cinémathèque française, « Principes et perspectives pour le cinéma », [en ligne], https://www.cinematheque.fr/video/2206.html

[10] The Guardian, « The Brutalist and Emilia Perez’s voice-cloning controversies make AI the new awards season battleground », 20 janvier 2025, [en ligne], https://www.theguardian.com/film/2025/jan/20/the-brutalist-and-emilia-perezs-voice-cloning-controversies-make-ai-the-new-awards-season-battleground

[11] Centre national du cinéma (CNC), « Baromètre des usages IA », juin 2024, [en ligne], https://www.cnc.fr/documents/36995/2097582/Barom%C3%A8tre+des+usages+IA-Juin2024.pdf

[12] Règlement (UE) 2024/1689, ibid.

[13] CSPLA, « Rapport de mission relative à la mise en œuvre du règlement européen établissant des règles harmonisées sur l’intelligence artificielle », décembre 2024, [en ligne] https://www.culture.gouv.fr/fr/Media/medias-creation-rapide-ne-pas-supprimer/cspla_rapport_ia_template_dec_.2024.pdf

[14] Idem.

[15] Idem.

[16] Idem.

[17] Rodolphe Gelin, Olivier Guilhem, « L’IA peut-elle être auteure d’une œuvre artistique protégeable ? », in L’intelligence artificielle en 30 questions, Paris, La Documentation française, 2024, p. 78, [en ligne] https://stm-cairn-info.eztest.biblio.univ-evry.fr/l-intelligence-artificielle-en-30-questions–9782111579231-page-78?lang=fr&tab=feuilleteur

[18] Jean-Michel Bruguière, « Intelligences artificielles génératives : y a-t-il exploitation des œuvres, au sens du droit d’auteur ? », Recueil Dalloz, 2023, n° 32, [en ligne] https://dallozknd-pvgpsla5-dalloz-revues-fr.eztest.biblio.univ-evry.fr/fr/pvPageH5B.asp?puc=004877&nu=202332&pa=1&search=intelligence%20artificielle%20g%E9n%E9rative&word=245.246.247#19

[19] U.S. Copyright Office, A Single Piece of American Cheese, décision du 30 janvier 2025, [en ligne] https://publicrecords.copyright.gov/detailed-record/37990563

[20] Idem.

[21] Rapport CSPLA, ibid.

[22] TJ Marseille, 20 mars 2025, AZ Factory c/ Valeria Moda, n° RG 23/00046

[23] Fanny Binois, « La blockchain au service de la preuve de la titularité d’un droit d’auteur », Dalloz Actualité, [en ligne] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/blockchain-au-service-de-preuve-de-titularite-d-un-droit-d-auteur

[24] Paris Peace Forum, « Forging Global Cooperation on AI Risks: Cyber Policy as a Governance Blueprint, rapport présenté au AI Action Summit », février 2025, [en ligne] https://parispeaceforum.org/app/uploads/2025/02/forging-global-cooperation-on-ai-risks-cyber-policy-as-a-governance-blueprint.pdf

[25] Règlement (UE) 2024/1689, ibid.

[26] Rapport CSPLA, ibid.

[27] CNC, « Cartographie des usages IA – Rapport complet », [en ligne] https://www.cnc.fr/documents/36995/2097582/Cartographie+des+usages+IA_rapport+complet.pdf

 

Bibliographie :

 

  • Textes juridiques :
  • Ouvrages :
    • GAUTIER Pierre-Yves, BLANC Nathalie, Droit de la propriété littéraire et artistique, 2e éd., Paris, LGDJ, 2023.
    • SADOUL Georges, Histoire du cinéma mondial, des origines à nos jours, Paris, Denoël, 1949
    • VIVANT Michel, BRUGUIÈRE Jean-Michel, Droit d’auteur et droits voisins, 5e éd., Paris, Dalloz, 2024.

 

 

 


 

BRÈVES DU 15 AU 22 AVRIL 2025

Bonsoir à toutes et tous !

Les brèves du 15 au 22 avril 2025 sont disponibles.

Cette semaine :

🇺🇸 Antitrust : Google reconnu coupable de double monopole publicitaire, un démantèlement partiel désormais envisagé

📱 Découvrez ce que révèle la plainte de la FTC sur les pratiques d’abonnement trompeuses de la plateforme Uber

🛰️ L’espace peut-il encore rester un domaine pacifique ? La Space Force américaine dévoile une doctrine offensive inédite pour dominer le champ spatial

🏫 Pourquoi Google a-t-il supprimé les avis sur les écoles ? Une décision discrète qui inquiète sur la transparence dans l’éducation

En vous souhaitant une bonne semaine et une bonne lecture,

Le Collectif 🔆

Google reconnu coupable de pratiques anticoncurrentielles aux États-Unis

 

Le jeudi 17 avril 2025, la justice américaine a reconnu Google coupable dans un procès antitrust sur ses activités publicitaires. En effet, pour la première fois, une décision de justice fédérale reconnaît explicitement l’illégalité de sa stratégie publicitaire, déstabilisant ainsi directement son cœur économique.

En l’espèce, l’affaire opposait Google au Département américain de la Justice, soutenu par une coalition d’États fédérés. Dès lors, après des mois d’audience, la juge Leonie M. Brinkema, du district de Virginie, a rendu un jugement à l’encontre du géant technologique : la justice estime que Google a maintenu de manière délibérée un double monopole sur le marché des serveurs publicitaires pour éditeurs (ad servers) et sur celui des places de marché publicitaires (ad exchanges). Ces marchés constituent l’infrastructure principale de la publicité sur le web, permettant la mise en vente d’espaces publicitaires et l’organisation d’enchères automatisées entre annonceurs.

Dans sa décision, la juge affirme : « Les plaignants ont prouvé que Google s’est délibérément engagé dans une série d’actes anticoncurrentiels afin d’acquérir et de maintenir un pouvoir monopolistique » sur ces marchés. A ce fait, elle souligne que, depuis plus de dix ans, Google a lié par des contrats et des mécanismes son serveur d’annonces et sa place de marché, empêchant toute concurrence et consolidant son contrôle sur le marché publicitaire en ligne.

Ce jugement fait alors directement écho à une autre affaire de 2024, où un juge du District de Columbia a reconnu l’existence d’un abus de position dominante de Google sur le marché des moteurs de recherche. Ces contentieux traduisent ainsi une certaine position de la justice américaine, désireuse d’encadrer le pouvoir des géants du numérique, après deux décennies d’approche davantage permissive.

La réaction de Google a alors été rapide. Lee-Anne Mulholland, vice-présidente des affaires réglementaires a déclaré avoir « gagné la moitié de cette affaire », en référence au rejet par la Cour de certaines allégations concernant les acquisitions antérieures comme celle de DoubleClick, tout en annonçant son intention de faire appel sur le reste. En outre, l’entreprise affirme que ses outils pour éditeurs sont « simples, abordables et efficaces », et que les clients continuent à les choisir librement.

Toutefois, le processus judiciaire ne s’arrête pas là : la Cour a déjà annoncé l’ouverture d’une seconde phase du procès, destinée à déterminer les mesures correctives. Le ministère de la Justice plaide pour une séparation structurelle des services concernés. Parmi les options envisagées figure alors la cession de Google Ad Manager et de la plateforme d’enchères. Cela reviendrait à un démantèlement partiel du groupe. Cette perspective est donc inédite et pourrait remettre en cause le procédé qui a fait le succès du modèle publicitaire de Google, dont les revenus publicitaires représentent plus de 80 % du chiffre d’affaires global d’Alphabet, sa maison-mère.

En Europe, la Commission européenne a déjà engagé plusieurs procédures similaires contre Google sur les marchés publicitaires, avec des accusations proches de celles jugées aux États-Unis.

Plus qu’une simple défaite judiciaire, cette décision marque alors une nouvelle étape au cœur de la société de l’information : elle s’inscrit dans un mouvement vers une reconfiguration des rapports de force entre États et plateformes.

Céliane FERRIN

Sources :

https://www.presse-citron.net/google-perd-le-proces-contre-son-empire-publicitaire/

https://www.reuters.com/technology/us-judge-finds-google-holds-illegal-online-ad-tech-monopolies-2025-04-17/

https://www.theverge.com/news/650665/google-loses-ad-tech-antitrust-monopoly-lawsuit

 

 

 

 

Uber poursuivi par la Federal Trade Commission (FTC) pour pratiques commerciales trompeuses

 

Le 21 avril, la FTC, autorité américaine de régulation du commerce, a intenté une action en justice contre Uber. L’entreprise est accusée d’avoir inscrit des utilisateurs à son programme d’abonnement Uber One sans leur consentement explicite, et d’avoir rendu le processus de résiliation inutilement complexe. 

Selon la plainte déposée par la FTC, Uber aurait automatiquement inscrit des utilisateurs à son service Uber One, facturé 9,99 dollars par mois ou 96 dollars par an, sans leur accord. Des consommateurs ont en effet signalé avoir été facturés malgré leur refus explicite de s’abonner, ou même sans posséder de compte Uber. Certains ont affirmé avoir été débités après avoir décliné plusieurs fois les invitations à s’inscrire lors de la création de leur compte. ​La FTC reproche également à Uber d’avoir exagéré les économies potentielles offertes par l’abonnement, en omettant de prendre en compte le coût de celui-ci. De plus, l’agence critique la complexité du processus de résiliation, qui nécessitait jusqu’à vingt-trois étapes et, dans certains cas, un contact avec le service client, notamment si l’annulation survenait dans les 48 heures précédant la date de facturation. 

Uber conteste les allégations de la FTC, affirmant que les processus d’inscription et de résiliation de son service sont transparents et conformes à la législation en vigueur. L’entreprise souligne que les annulations peuvent désormais être effectuées en moins de 20 secondes via l’application. L’entreprise a exprimé sa déception face à la décision de la FTC de recourir à une action en justice et maintient sa confiance dans la légalité de ses pratiques. ​

La FTC est l’agence fédérale chargée de protéger les consommateurs contre les pratiques commerciales déloyales ou trompeuses. Elle est l’équivalent en France de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes (DGCCRF). Elle dispose de pouvoirs d’enquête et peut engager des poursuites judiciaires pour faire cesser des pratiques illégales et obtenir réparation pour les consommateurs lésés.​

Aux États-Unis, une pratique commerciale est considérée comme trompeuse si elle induit en erreur de manière significative un consommateur raisonnable et si cette tromperie est susceptible d’influencer sa décision d’achat. La FTC évalue ces pratiques au cas par cas, en tenant compte du contexte et repose sur le standard du consommateur moyen.​ En droit français, les pratiques commerciales trompeuses sont encadrées par le Code de la consommation, des articles L121-2 à L121-5. Une pratique est considérée comme trompeuse si elle repose sur des allégations fausses ou de nature à induire en erreur, portant sur des éléments tels que l’existence, la disponibilité, la nature, les caractéristiques essentielles du bien ou du service, le prix, les conditions de vente, ou encore les droits du consommateur. ​

Cette affaire souligne les défis croissants liés à la protection des consommateurs dans un environnement numérique en constante évolution. Les pratiques d’inscription automatique et de résiliation complexe sont de plus en plus scrutées par les autorités de régulation, aux États-Unis comme en Europe.​ Alors que les offres d’abonnement se multiplient, souvent accompagnées de périodes d’essai gratuites, la transparence des conditions d’engagement et l’accessibilité des démarches de résiliation sont essentielles pour protéger les consommateurs. 

Louise PARENT

Sources :

https://www.usine-digitale.fr/article/uber-poursuivi-aux-etats-unis-pour-des-pratiques-commerciales-trompeuses.N2230938

https://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/uber/etats-unis-uber-accuse-de-tromper-ses-utilisateurs-en-les-poussant-a-labonnement-uber-one-b10010ac-1f1c-11f0-87cd-08a4dcb5c93e

https://www.journaldugeek.com/2025/04/22/uber-accuse-de-tromper-ses-abonnes-la-plateforme-poursuivie-pour-pratiques-abusives/

https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000032227299?utm_source=chatgpt.com

https://www.capital.fr/economie-politique/uber-attaque-en-justice-pour-pratiques-trompeuses-sur-son-systeme-dabonnement-1512949

 

 

 

 

La Space Force américaine trace sa doctrine : offensive, supériorité et guerre orbitale

 

Jeudi dernier, la U.S. Space Force a publié Space Warfighting – A Framework for Planners, un document doctrinal qui marque un tournant dans la stratégie spatiale américaine. À travers ce texte de 22 pages, l’armée de l’espace des États-Unis explicite, pour la première fois avec autant de clarté, les modalités d’une guerre « in, from, and to space » — dans, depuis et vers l’espace. Derrière la rhétorique, une ambition claire : établir une supériorité spatiale durable, en combinant actions défensives et offensives, y compris de manière proactive.

Vers une doctrine de guerre spatiale assumée

« Il s’agit d’assurer la liberté de mouvement de nos forces dans l’espace, tout en la niant à nos adversaires », déclare le général Chance Saltzman, chef des opérations spatiales. Le document insiste sur l’objectif central de la Space Force : le space control, autrement dit la capacité à dominer un domaine de plus en plus contesté. L’espace y est décrit comme fondamental à l’ensemble des opérations militaires modernes — communication, détection, projection de puissance — et donc devenu un front stratégique à part entière.

Trois types de missions encadrent désormais les opérations dites de counterspace : orbitale, électromagnétique et cyber. Dans ce cadre, la Space Force officialise une panoplie de mesures offensives :

  • Orbital Strike, visant à neutraliser des satellites ennemis par des moyens cinétiques ou non-cinétiques ;
  • Space Link Interdiction, pour brouiller ou couper les liaisons spatiales adverses ;
  • Terrestrial Strike, dirigée contre les infrastructures au sol (centres de commande, stations sol, sites de lancement).

À cela s’ajoute une défense spatiale divisée en deux volets. Active Defense prévoit notamment l’escorte de satellites alliés, des contre-attaques ciblées ou l’aveuglement des capacités de ciblage ennemies. Passive Defense, quant à elle, regroupe des mesures de résilience comme le camouflage, la redondance, la mobilité ou encore l’alerte précoce.

Une militarisation de l’espace toujours plus assumée

« Ce document incarne la maturité croissante de notre jeune armée », résume le général de division Shawn Bratton. Il insiste : « Ce n’est pas une liste de systèmes existants, mais une invitation à penser les capacités à venir. » Une manière de légitimer des concepts comme les armes spatiales anti-satellites, longtemps tabous ou réservés aux cercles fermés du Pentagone.

Ce changement de cap s’inscrit dans une dynamique plus large impulsée par le Département de la Défense, qui promeut un warfighting ethos dans toutes les branches. La Space Force, fondée en 2019, entend ainsi ne plus être perçue comme une simple entité de soutien, mais comme une force de combat autonome.

Un avertissement pour les rivaux de Washington

La publication de cette doctrine intervient dans un contexte de compétition stratégique accrue, notamment face à la Chine et à la Russie, qui multiplient les démonstrations de force dans l’espace. Pour les responsables américains, la domination du champ spatial conditionne désormais l’efficacité de l’ensemble de l’appareil militaire.

« Sans supériorité dans l’espace, la puissance conjointe s’effondre », martèle Saltzman. Le document appelle les Guardians à planifier en permanence, à éviter l’effet de surprise, et à refuser aux adversaires toute initiative stratégique.

Une doctrine, des ambitions, mais encore peu de transparence

Le Space Warfighting Framework ne détaille ni les moyens en service, ni les projets classifiés en cours. Mais il ouvre la porte à une accélération du développement d’armements dédiés et à une réflexion assumée sur la militarisation du domaine spatial. Une évolution qui pourrait bousculer les équilibres internationaux, alors que l’ONU et d’autres forums appellent à préserver l’espace comme un terrain pacifique.

Gabriel COUSIN

Sources :

https://www.spaceforce.mil/Portals/2/Documents/SAF_2025/Space_Warfighting_A_Framework_for_Planners_BLK2_(final_20250410).pdf

https://www.spaceforce.mil/News/Article-Display/Article/4156245/us-space-force-defines-path-to-space-superiority-in-first-warfighting-framework/

https://www.satellitetoday.com/government-military/2025/04/18/space-force-outlines-elements-of-space-warfighting-in-first-framework/

https://spacenews.com/u-s-space-force-lays-out-battle-plan-for-space-in-new-warfighting-guide/

 

 

 

 

Google désactive les avis pour les écoles

 

Dans une décision discrète mais lourde de conséquences, Google vient de mettre fin à une pratique établie depuis des années : la possibilité de laisser des avis sur les établissements scolaires via sa plateforme Google Maps. Ce changement, déployé sans annonce officielle, s’inscrit dans une stratégie plus large de Google visant à réguler son écosystème d’avis en ligne. Si cette mesure peut sembler anodine au premier abord, elle soulève en réalité des questions fondamentales sur la transparence dans le secteur éducatif.

Cette modification, appliquée à tous les types d’établissements scolaires, marque une rupture significative avec la politique antérieure de la plateforme. Le timing intervient en pleine période de choix d’établissements pour de nombreuses familles, moment où la consultation d’avis constituait jusqu’alors une ressource précieuse pour les parents en quête d’informations. Contrairement aux évaluations de restaurants ou d’hôtels, les avis sur les établissements scolaires touchent à des enjeux profonds : ces commentaires constituaient un canal d’expression unique permettant de mettre en lumière ce qui ne ressort pas dans les rapports officiels. Autrement dit, dans un paysage éducatif où l’information officielle est souvent peu critique, ces avis Google offraient un contre-pouvoir informationnel et permettaient de révéler des réalités parfois occultées par les communications institutionnelles. On pense par exemple aux problèmes de harcèlement scolaire ou, au contraire, à des initiatives remarquables mais non médiatisées

Plus qu’un simple outil consumériste, ces avis constituaient un forum public où pouvaient s’exprimer les préoccupations de la communauté éducative : les acteurs des établissements partageaient leurs expériences, contribuant selon certains à une forme de démocratie participative autour de l’institution scolaire. L’analyse agrégée de ces commentaires permettait également de mettre en évidence des disparités géographiques dans la qualité perçue de l’enseignement, offrant ainsi aux décideurs publics et aux citoyens un baromètre certes informel mais tout de même précieux des réalités.

Plusieurs hypothèses peuvent expliquer ce changement stratégique : les établissements scolaires constituent effectivement des environnements sensibles où évoluent principalement des mineurs. La suppression des avis pourrait viser à prévenir les risques de cyberharcèlement ou d’atteinte à la réputation d’enseignants parfois nommément cités. Selon le ministère de l’Education, cette décision a été faite « à l’initiative du ministère » et « vise à protéger l’institution et les personnels ». Cette préoccupation légitime s’inscrit dans une tendance plus large de protection renforcée des données personnelles dans le secteur éducatif : en supprimant cette fonctionnalité, Google s’épargne aussi la modération complexe de contenus potentiellement problématiques, voire illicites. Plusieurs observateurs suggèrent également que cette décision pourrait résulter de pressions exercées par les autorités éducatives, peu enclines à voir les établissements soumis à l’évaluation publique sans filtres. 

En tout état de cause, la suppression des avis scolaires par Google Maps illustre des défis posés par la concentration du pouvoir informationnel entre les mains de quelques plateformes privées : elle révèle la dépendance croissante sous-jacente de notre société envers les plateformes privées, pour l’exercice de fonctions pourtant d’une grande importance. 

Lilou VAUDAUX

Sources :

https://www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/les-documents-franceinfo/des-contributions-hors-sujet-et-nuisibles-google-va-desactiver-les-avis-sur-les-etablissements-scolaires-3787191

https://www.francetvinfo.fr/societe/education/notes-de-conduite-amendes-et-appreciations-de-valeur-l-italie-impose-des-mesures-de-fermete-des-l-ecole-primaire_6803305.html

https://www.larevuedudigital.com/google-supprime-les-avis-concernant-les-ecoles/

https://www.journaldugeek.com/2025/04/21/google-maps-va-supprimer-les-avis-sur-les-ecoles/

https://www.francetvinfo.fr/internet/google/google-va-desactiver-les-notes-des-etablissements-scolaires-sur-son-application-maps_7193256.html

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2025/04/16/google-maps-desactive-les-avis-sur-les-etablissements-scolaires-pour-lutter-contre-les-contributions-hors-sujet-et-nuisibles_6596676_4408996.html

Image : LeonardoAI