Covid-19 et Brevetabilité des médicaments : La santé entravée par la propriété intellectuelle ?

Alors que le monde fait face à la pandémie de covid-19, Paul Hudson, actuellement PDG de Sanofi, créée le scandale : Il a évoqué, lors d’une interview auprès de l’agence de presse Bloomberg, que les Etats-Unis pourraient bénéficier en priorité du vaccin si les travaux du groupe pharmaceutique Sanofi aboutissent.

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« Le gouvernement américain a le droit à la plus grande précommande, car il a pris un risque en investissant dans le vaccin », précisait le dirigeant dans une interview. Cette déclaration a fait scandale, même dans les plus hautes sphères de l’Etat, car elle fait passer le bien commun après les intérêts financiers d’un certain nombre de pays.

 

Elle nous rappelle cependant les enjeux financiers entourant la maladie : quiconque développera un vaccin ou un médicament contre le Covid-19 disposera d’un produit essentiel à l’échelle globale, ainsi que les moyens juridiques de protéger cette découverte. En effet, le droit des brevets permet, suite à un dépôt, de protéger « dans tous les domaines technologiques les inventions nouvelles impliquant une activité inventive et susceptible d’application industrielle », y compris les vaccins et les médicaments ; de plus, des organismes supranationaux, comme l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) ou l’Office Européen des Brevets (OEB) disposent de mécanismes permettant de mutualiser les demandes de dépôts de brevets à l’échelle internationale.

 

Si le brevet est un moyen de favoriser la recherche et de protéger l’investissement, la mise en place d’un monopole sur un quelconque remède pour le Covid-19 risque d’être au détriment de la santé publique. Ainsi, on peut s’interroger sur l’existence de mécanismes qui pourrait contrebalancer les intérêts économiques conférés par le droit des brevets.

 

L’accord ADPIC et les brevets pharmaceutiques :

La question de la brevetabilité des médicaments fut sujette à de nombreux débats, ainsi qu’à de nombreuses évolutions : En France, par exemple, une loi du 5 Juillet 1844 déclarait dans son article 3 « les préparations pharmaceutiques ou remèdes de toute espèces » comme non-brevetables ; elle ne sera abrogée que plus d’un siècle plus tard, lors de l’introduction d’un « brevet spécial de médicament » par une ordonnance du 4 février 1959.

 

Le cas français, s’il démontre l’existence d’un encadrement particulier vis-à-vis de la brevetabilité des médicaments, ne fut cependant cependant pas la règle, et de nombreux pays écartaient totalement la possibilité de protéger les médicaments, notamment les pays en voie de développement, plus susceptibles aux risques sanitaires et/ou ayant développé un marché de médicaments génériques conséquent. Tout cela va changer avec l’entrée en vigueur de l’accord sur les Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce, ou accord ADPIC, ratifié en 1994 et entré en vigueur en 1995, qui s’applique dans le cadre du système de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

 

Cet accord précise dans son article 27, qu’« un brevet pourra être obtenu pour toute invention, de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques […] des brevets pourront être obtenus et il sera possible de jouir de droits de brevet sans discrimination quant au lieu d’origine de l’invention, au domaine technologique, et au fait que les produits sont importés ou sont d’origine nationale ». Ainsi, l’accord empêche l’exclusion de la brevetabilité des médicaments par l’exercice unique de la loi.

 

Cependant, l’accord laisse une grande marge de manœuvre à ses signataires, et permet de tempérer son caractère très libéral. L’article 8 de l’ADPIC dispose en effet que les membres pourront, « lorsqu’ils élaboreront ou modifieront leurs lois et réglementations, adopter les mesures nécessaires pour protéger la santé publique, […] à condition que ces mesures soient compatibles avec les dispositions du présent accord ». En plus de cela, le texte explicite plusieurs manières de limiter les prérogatives des ayant-droits :

 

Premièrement, il dispose dans l’article 27 évoqué précédemment que « les membres pourront exclure de la brevetabilité les inventions dont il est nécessaire d’empêcher l’exploitation commerciale sur leur territoire pour protéger l’ordre public ou la moralité […] à condition que cette exclusion ne tienne pas uniquement au fait que l’exploitation est interdite par leur législation ».

Deuxièmement, il précise dans son article 31 que l’utilisation de l’objet d’un brevet sans l’autorisation de son propriétaire par la puissance publique sera possible lorsque certaines conditions sont respectées, notamment la légitimité de l’utilisation selon les circonstances, la demande préalable de l’autorisation n’ayant pas abouti dans un délai raisonnable (condition qui peut être ignorée en cas d’urgence nationale ou à des fins d’utilisation publique non-commerciales), ainsi que des conditions assurant la proportionnalité de l’usage du brevet (non-exclusivité et incessibilité de l’utilisation, rémunération adéquate de l’ayant-droit,  etc.).

 

Ces dispositions ouvrent la possibilité pour les pays membres de l’OMC de prévoir des dispositions spécifiques afin de permettre de répondre efficacement aux situations d’urgence sanitaire similaire à celle vécue lors de la pandémie de Covid-19.

 

On peut ainsi prendre en exemple l’Afrique du Sud et sa loi de 1997 qui octroie au ministère de la santé de larges prérogatives dans le cadre des médicaments permettant de lutter contre les symptômes du SIDA, à savoir la possibilité de distribuer des licences obligatoires pour les médicaments princeps, ainsi que la possibilité de recourir à des importations parallèles des médicaments et la production possible de ses génériques. Si la loi à pendant un temps été opposée par une action en justice des laboratoires pharmaceutiques, la pression populaire et le soutien des instances de l’OMC ont fait flancher ces derniers. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir que l’affaire sera suivie par l’accord de Doha datant du 20 novembre 2001, qui dispose que « chaque membre a le droit de déterminer ce qui constitue une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence, étant entendu que les crises dans le domaine de la santé publique, y compris celles qui sont liées au VIH/SIDA, à la tuberculose, au paludisme et à d’autres épidémies, peuvent représenter une situation d’urgence nationale ou d’autres circonstances d’extrême urgence ».

 

Aujourd’hui, on peut affirmer qu’un consensus international s’est formé autour de ces dispositions, l’OMC allant jusqu’à introduire en 2017 un amendement à l’ADPIC « permettant aux pays en voie de développement un accès à des médicaments abordables dans le cadre des règles de l’OMC ».

 

Et en France ?

Suite à l’accord de Doha, de nombreuses dispositions ont été mises en place afin de permettre aux Etats de délivrer des licences obligatoires pour les médicaments, y compris en Europe. On peut citer par exemple le règlement européen du 17 mai 2006 concernant l’octroi de licences obligatoires pour des brevets visant la fabrication de produits pharmaceutiques destinés à l’exportation vers des pays connaissant des problèmes de santé publique, qui fait directement référence à l’accord mentionné précédemment. Cependant, dans le domaine des licences forcées, une source européenne prédate le règlement : La directive 98/44/CE, datant du 6 Juillet 1998, bien que portant sur les biotechnologies, donnait déjà des bases juridiques aux Etats membres dans la matière.

 

Une opportunité à laquelle le législateur français n’a pas échappé : lors de la transposition de cette directive par la loi du 8 décembre 2004, il a en effet renforcé son droit d’obtention de licences d’office, y compris dans le cas des médicaments et de leurs procédés d’obtention.

 

« Renforcé » est ici le mot-clé, car des dispositions de délivrance de ces dernières étaient déjà partiellement prévues par la loi de 1992 relative à l’établissement du code de la propriété intellectuelle. L’article L613-16 de l’époque prévoyait la possibilité de soumettre au régime d’office les médicaments et leurs procédés « au cas où ces médicaments ne sont mis à la disposition du public qu’en quantité ou qualité insuffisantes ou à des prix anormalement élevés » ; la loi de 2004 ajoute à cela le cas du brevet « exploité dans des conditions contraires à l’intérêt de la santé publique ou constitutives de pratiques déclarées anticoncurrentielles à la suite d’une décision administrative ou juridictionnelle devenue définitive », mais surtout la possibilité de se passer de la recherche d’un accord amiable en cas d’urgence.

 

C’est un point d’autant plus important à souligner que la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 établit la possibilité pour le gouvernement d’établir un état d’urgence sanitaire sur tout ou partie du territoire français, et qu’il permet de « prendre toute mesure permettant la mise à la disposition des patients de médicaments appropriés pour l’éradication de la catastrophe sanitaire ». Outre l’aspect un peu doublon avec le droit préexistant en matière de propriété industrielle, on peut se demander comment les deux textes vont s’articuler : doit-on considérer l’intérêt de la santé publique ou l’urgence évoquée par l’article L613-16 comme désormais subordonnée à l’établissement de l’état d’urgence sanitaire ? La question reste en suspens.

 

Nous voyons ainsi que la France est tout à fait équipée pour assurer la distribution équitable de médicaments en France et vers les pays étrangers, ainsi que de régler d’éventuels problèmes que pourrait poser les fabricants de vaccins ; ces mesures sont d’autant plus applicable en période de pandémie de covid-19, qui pourrait mener à l’obligation de se vacciner contre la maladie. On peut, au passage, citer un arrêt du Conseil d’Etat datant du 8 février 2017, qui invoque l’article L613-16 pour justifier la nécessité de commercialiser de manière indépendante les vaccins obligatoires. Reste à savoir quels intérêts l’Etat français préfèrera privilégier en cette période de crise non seulement sanitaire, mais aussi  économique.

 

Quelle légitimité pour les brevets médicaux ?

Les divers exemples et cas évoqués lors de cet article montrent que malgré leur ouverture internationale, les brevets pharmaceutiques restent un cas à part dans la propriété intellectuelle. D’un côté, ils semblent être nécessaire afin de protéger les investissements immenses que peuvent représenter la création de médicaments, ainsi que pour des raisons de santé publique ; c’est d’ailleurs ces raisons qui ont poussé le législateur français à mettre en place le brevet de médicament en 1959. De l’autre côté, leur légitimité reste précaire, et ils sont souvent accompagnés de diverses dérogations permettant aux Etats d’assurer leur mission d’intérêt général, souvent au détriment des intérêts économiques des industriels ; Une position qui est dans la lignée directe les diverses tensions entre le droit de propriété intellectuelle et les autres droits fondamentaux.

Cette crise de légitimité s’inscrit aussi dans la vague de scepticisme visant les vaccins, et plus généralement l’industrie pharmaceutique, dont la réputation sans scrupule mène certains à imaginer les scénarios les plus farfelus ;  On peut notamment évoquer la rumeur qui prétend que la fondation Bill Gates pourrait se servir des vaccins contre le covid-19 pour implanter des puces RFID à la population. Malheureusement pour l’industrie, ce ne sont pas les déclarations de Paul Hudson qui vont redorer un blason déjà bien terne.

Antoine Rodier

 


 

Sources :

Code de la propriété intellectuelle, Article L611-1 CPI et Article L613-16 CPI

Loi n° 2004-1338 du 8 décembre 2004 relative à la protection des inventions biotechnologiques

Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19

ACCORD SUR LES ASPECTS DES DROITS DE PROPRIETE INTELLECTUELLE QUI TOUCHENT AU COMMERCE, 1994

CONFÉRENCE MINISTÉRIELLE DE L’OMC, DOHA, 2001 : LES ADPIC WT/MIN (01) /DEC/2, 20 novembre 2001, « Déclaration sur l’accord sur les ADPIC et la santé publique »

DIRECTIVE 98/44/CE DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques

Conseil d’Etat 1ère et 8ème Chambre réunie, 8 Février 2017, n°397151

James Paton, Riley Griffin, Cynthia Koons, 13 mai 2020, « US likely to get Sanofi Vaccine First if it Succeeds », Bloomberg

Médecins Sans Frontières, 29 avril 2002, « Pretoria : chronique d’un mauvais procès »

Claude Mfuka, « Accords ADPIC et brevets pharmaceutiques : le difficile accès des pays en développement aux médicaments antisida », Revue d’économie industrielle n°99, 2002, pp.191-214

Jean-Pierre Clavier, « L’accès aux médicaments brevetés », Cahiers Droit, Sciences & Technologie, 3, 2010, p.179-191

European Patent Academy, « Compulsory Licensing in Europe: A country by country overview »

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