Droit d’auteur et liberté d’expression : un retour sur l’affaire KLASEN

La fondamentalisation du droit d’auteur a deux grandes conséquences pratiques. La première est évidente : le droit d’auteur, rattaché au droit de la propriété, est désormais considéré comme un droit fondamental.[i] Toutefois, on ne peut pas s’arrêter là et une seconde conséquence importante découle de cette fondamentalisation, beaucoup plus perturbatrice pour la matière. En effet, le droit d’auteur n’est pas un droit fondamental isolé des autres. Ainsi, la reconnaissance de ce statut implique une mise en balance avec d’autres droits fondamentaux en cas de conflit – ce qui mènera dans certains cas à paralyser son application pour faire prévaloir un ou plusieurs autres droits.

Naïma Derbale a abordé ce sujet dans un article très intéressant paru la semaine dernière sur le blog.[ii] S’inscrivant dans son prolongement, il vous sera proposé aujourd’hui une analyse un peu plus détaillée de l’affaire « Klasen », centrale – ou pourrions-nous dire « fondamentale » – en la matière.[iii]

  1. La décision de la Cour de cassation en 2015 : un potentiel danger pour la défense du droit d’auteur

Pour présenter un bilan de l’application de cette méthode de mise en balance en seulement quelques mots, il faut sûrement appuyer sur sa dimension extrêmement casuistique. Si le droit d’auteur sort parfois vainqueur de cette mise en balance,[iv] tel n’est pas toujours le cas[v] et ce qui ressort est que l’appréciation se fait au cas par cas par le juge. Mais, et c’est là toute l’importance de l’affaire « Klasen », cette méthode de contrôle était surtout celle de la Cour de Justice de l’Union Européenne ou encore de la Cour Européenne des Droits de l’Homme – jusqu’à récemment. La réelle nouveauté est donc sa reprise par la Cour de cassation, sous l’influence de son nouveau Président Bertrand Louvel, en droit d’auteur mais également dans d’autres domaines.[vi]

En droit d’auteur, la Haute Cour s’est appropriée cette méthode de manière inédite dans un arrêt rendu le 15 mai 2015, ce qui n’a pas manqué de créer le trouble et l’étonnement.

Le litige opposait le photographe de mode Alix Malka au peintre Peter Klasen. En l’espèce, le photographe avait réalisé trois photographies du visage d’une jeune femme maquillée – photographies reprises et incorporées par Peter Klasen dans plusieurs de ses tableaux. Le droit d’auteur définit ce type d’œuvre comme une œuvre « composite » et le Code de la propriété intellectuelle impose d’obtenir l’accord de l’auteur de l’œuvre première, afin de pouvoir intégrer celle-ci dans une nouvelle œuvre.[vii] A défaut, son utilisation constitue une contrefaçon. Or aucune autorisation n’avait été délivrée en l’espèce.

S’appuyant sur l’article L113-4 du Code de la Propriété Intellectuelle, le photographe Alix Malka a intenté une action en contrefaçon, qu’il a gagnée devant la Cour d’appel de Paris[viii] – sans grand étonnement. En effet, le scénario semblait clair et la solution, prévisible : une œuvre protégée par le droit d’auteur a été reproduite dans une nouvelle œuvre, sans autorisation. Ainsi, le 18 Septembre 2013, la Cour d’appel de Paris condamne Monsieur Klasen pour contrefaçon, déclarant que « les droits sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient en effet, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux des œuvres dont celles-ci sont dérivées, sauf à méconnaître le droit à la protection des droits d’autrui en matière de création artistique ».[ix]

Le peintre ne se démonte toutefois pas, et se pourvoit en cassation, revendiquant notamment que l’intégration des photographies dans ses toiles poursuivait un but critique, et invoquant sa liberté de création. Face à ces arguments et de manière assez inattendue, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, énonçant « qu’en se déterminant ainsi, sans expliquer de façon concrète en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu’elle prononçait, la Cour d’appel a privé sa décision de base légale.»

Les interrogations et critiques ont été nombreuses à la suite de cette décision : devait-on y voir une remise en cause sérieuse du droit d’auteur par la Cour de cassation ; ou une simple volonté de se conformer à la méthode européenne de la mise en balance des droits fondamentaux ? La Cour de cassation désirait-elle faire primer la liberté d’expression sur le droit d’auteur dans cette affaire particulière, ou attendait-elle simplement de la Cour d’appel d’expliquer de manière « concrète » les raisons l’ayant conduite à prononcer la contrefaçon, sans sanctionner la solution retenue ?

Quoi qu’il en soit, la Cour de cassation reprend à son compte cette méthode de contrôle par la recherche d’un juste équilibre. Ainsi, la Cour d’appel, pour éviter la censure, aurait dû s’interroger sur les deux droits fondamentaux en présence et les opposer, avant d’appliquer l’article L113-4 du Code de la propriété intellectuelle. Il était nécessaire de se demander si les circonstances de l’espèce n’imposaient pas de faire primer la liberté d’expression du peintre.

Si cette décision a fait couler beaucoup d’encre, c’est notamment parce que le Code de la propriété intellectuelle offre dans son article L113-4 une règle claire, et appliquée depuis longtemps par les juges. Pourtant, il apparaît qu’une mise en balance avec d’autres droits fondamentaux pourra paralyser cette règle, et les juges, selon une méthode très casuistique, devront donc désormais passer par cette étape préalablement – ce qui semble signifier que ce n’est pas parce que les conditions de la contrefaçon sont réunies que celle-ci pourra systématiquement être retenue. Pour de nombreux auteurs, cela constitue une source d’insécurité juridique, « un bouillonnement permanent d’incertitudes ».[x]

Face à ces débats, l’arrêt de renvoi était très attendu par les praticiens, les membres de la doctrine – et même les étudiants ! En effet, tous attendaient de voir de quelle manière cette recherche de juste équilibre serait mise en œuvre par les juges du fond.

  1. L’arrêt de renvoi de la Cour d’appel de Versailles : une application de la mise en balance limitant la portée de l’arrêt de Cassation

Devant la Cour d’appel de Versailles, le peintre Peter Klasen a maintenu son argumentation, mettant en avant sa liberté d’expression et estimant que la restriction causée à sa liberté par le droit n’auteur « n’apparaissait ni légitime ni proportionnée ».

Face à cette argumentation, le photographe estimait que Peter Klasen « ne démontrait pas en quoi il lui était absolument nécessaire de reprendre l’intégralité de l’œuvre pour faire passer son prétendu message critique ». De manière plus générale, il essayait de démontrer un danger pour le droit d’auteur en énonçant qu’une interprétation trop large de l’arrêt de la Haute Cour « introduirait la possibilité de paralyser purement et simplement le droit d’auteur ».[xi]

La Cour d’appel de Versailles a entendu la demande de la Cour de cassation, tout en préservant de manière opportune la protection du droit d’auteur. Elle a ainsi offert une motivation assez fournie, commençant par rappeler le caractère fondamental des droits litigieux avant de constater que « les dispositions nationales de protection du droit d’auteur n’ont pas été censurées par la Cour européenne des droits de l’homme ». Elle a ensuite justifié du « but légitime » de ces dispositions nationales. Enfin, elle a procédé à une appréciation in concreto de la situation litigieuse, avant de confirmer la solution retenue par la Cour d’appel de Paris :[xii]  en l’espèce, il n’était pas nécessaire de reproduire les photographies protégées (qui plus est, sans autorisation) afin d’exprimer sa liberté d’expression, puisque n’importe quelle photographie du même type, publicitaire, aurait pu être utilisée pour communiquer l’opinion critique du peintre Alix Malka.

On peut voir dans cette décision de renvoi une limitation de la portée de l’arrêt de la Cour de cassation.[xiii] En effet, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris avait était sanctionné pour défaut de base légale. Ainsi, la Cour d’appel de Versailles interprète la décision de cassation comme une exigence de motivation, non-satisfaite dans le premier arrêt d’appel – ce qui permet de protéger le droit d’auteur, tant que cette recherche d’un juste équilibre est opérée.[xiv] De manière habile, la Cour de Versailles met donc en œuvre la solution imposée par la Cour de cassation, tout en en limitant la portée. Elle ne manque pas, par ailleurs, d’émettre des réserves claires quant à cette méthode de mise en balance, déclarant « qu’il n’appartient pas au juge de s’ériger en arbitre d’un droit qui mériterait plus protection qu’un autre ».

  1. Création et inspiration – conclusions

L’équilibre est très certainement difficile à trouver. En effet, comme l’énonce Sophie Onimus-Carrias, Conservatrice au Musée des Beaux-Arts de Lyon, « La copie et la citation font pleinement partie du processus de formation des artistes. […] De la copie pédagogique à la déconstruction critique, l’histoire de l’art s’est édifiée sur les inspirations, les copies plus ou moins littérales ou les réutilisations ».[xv] Si la création existe, il est aussi quasiment certain que d’une manière ou d’une autre, nous nous inspirons tous de ce que l’on connaît, voit, découvre, ressent etc, et cette inspiration puisée dans le fond commun ne peut être pleinement interdite : elle est l’essence même de nombre de créations.

Toutefois, comme le dit également Madame Onimus-Carrias, « la création elle-même relève bien d’une individualité et de la capacité à se distinguer. Aux artistes revient le privilège de se saisir d’œuvres antérieures, pour élaborer leur propre création ».[xvi] Si l’inspiration est fréquente et presque inévitable, elle ne peut servir d’excuse pour contourner le droit d’auteur. En l’espèce, il ne s’agissait « ni de réinterprétation, ni de pastiche, encore moins d’hommage. […] ». Le peintre revendiquait « non pas sa créativité d’artiste, mais sa liberté d’homme ».[xvii] En réalité, il ne s’agissait pas d’inspiration du tout, mais de reproduction.

La méthode de la mise en balance ne fait pas l’unanimité parmi les membres de la doctrine française – certains la soutiennent, nombreux sont ceux qui la critiquent ; mais peu importe le côté de la « balance » où l’on se situe, n’aurait-il pas été difficile en l’espèce de justifier une décision contraire ? Il ne s’agissait pas d’une « inspiration » légère, incertaine ou difficile à prouver. L’œuvre d’Alix Malka était reprise dans son intégralité et reproduite dans une nouvelle œuvre ; son autorisation n’avait pas été demandée ; parallèlement, même si cela ne joue pas de rôle dans l’analyse des faits, il faut noter que l’utilisation gratuite des photos par Peter Klasen a généré des bénéfices importants, à une hauteur jamais égalée par Monsieur Malka. Si les partisans de la méthode de mise en balance avancent une justice plus grande et plus flexible, il aurait semblé injuste ici de ne pas défendre le photographe.

Contrairement à ce qu’avance Daniel Cohen dans sa célèbre phrase « La propriété intellectuelle, c’est du vol », cette matière est fondée, de manière intrinsèque, sur une recherche d’équilibre. Les limitations et exceptions sont nombreuses. On ne protège pas les idées, desquelles on peut s’inspirer librement. C’est leur matérialisation qui est importante et protégée quand elle est originale. En l’espèce, Peter Klasen ne s’est pas « inspiré » d’une idée « vacante ». Il s’est emparé d’une œuvre originale, mise en forme, pour la reproduire, ignorant totalement le droit d’auteur.

Comme disait Coco Chanel, « Ceux qui créent sont rares. Ceux qui ne peuvent pas sont nombreux. Par conséquent, ces derniers sont plus forts ». Si malheureusement, cela est parfois (voire souvent) vrai, la solution retenue par la Cour d’appel de Versailles est opportune en ce qu’elle protège le photographe créateur, protège son droit d’auteur mais aussi le droit d’auteur de manière plus générale et limite la portée de la décision de 2015 tout en mettant en œuvre les exigences de la Cour de cassation.

 

Caroline Fitzpatrick

 

 

[i] Droit d’auteur consacré comme droit fondamental par la Cour européenne des droits de l’homme, requête n° 19247/03, Balan c/ Moldavie ; proclamé à l’art 17/2 de la Charte des droits fondamentaux au niveau de l’Union Européenne ; proclamé par le Conseil Constitutionnel au niveau interne, dans une décision n°2006-540 DC du 27 juillet 2006.

[ii] Naïma Derbale, “ La généralisation de la mise en balance des droits en droit d’auteur »  < http://master-ip-it-leblog.fr/la-generalisation-de-la-mise-en-balance-des-droits-en-droit-dauteur/#_ftn3 >

[iii] Cass. civ. 1ère, 5 mai 2015, n° 13-27391; CA Versailles, 16 mars 2018, n° 15-06029

[iv] Voir par exemple : CEDH 10 janv. 2013, n° 36769/08, Ashby Donald c/ France

[v] Voir par exemple : CJUE 24 novembre 2011, C-70/10, SCARLET EXTENDED SA c/ SABAM

[vi] Voir par exemple, en matière de droit de l’urbanisme : Cass. Civ. 3ème, 17 décembre 2015, n°14-22.095

[vii] Article L113-4 du Code de la propriété intellectuelle

[viii] Cour d’appel de Paris pôle 5, ch. 1, 18 septembre 2013, n°12/02480

[ix] Ibid

[x] A.Bénabent, Recueil Dalloz 2016, p. 137

[xi] Béatrice Cohen, « Droit d’auteur contre liberté artistique : suite et fin de l’affaire Klasen ». < https://www.village-justice.com/articles/droit-auteur-contre-liberte-artistique-suite-fin-affaire-klasen,28280.html >

[xii] Cour d’appel de Paris pôle 5, ch. 1, 18 septembre 2013

[xiii] Béatrice Cohen, « Droit d’auteur contre liberté artistique : suite et fin de l’affaire Klasen ». < https://www.village-justice.com/articles/droit-auteur-contre-liberte-artistique-suite-fin-affaire-klasen,28280.html >

[xiv] Ibid

[xv] Sophie Onimus-Carrias, « Copier/créer : entre droit d’auteur et liberté d’expression » JAC 2016, n°39, p.30

[xvi] Ibid

[xvii] Ibid

MasterIPIT