E-sport, droit d’auteur et numérique : quels enjeux pour cette pratique dématérialisée ?

Alors que la France connaît ses premières réouvertures de restaurants, bars et autres sites culturels dédiés au public, cette sortie de crise sanitaire annonce également le retour sur scène de nombreux artistes, performeurs, sportifs et, parfois oubliés du grand public, des joueurs professionnels d’e-sport. Malgré l’aspect non conventionnel des acteurs du secteur et la rupture avec certains codes sociaux bien établis en matière de compétition sportive, le marché de l’electronic sport est en pleine expansion à tous les niveaux. En 2018, ce marché générait respectivement 24 millions et 345 millions de dollars en France et en Europe, la pratique attirant aujourd’hui pas moins de deux millions d’adeptes dans notre pays. Quatre ans plus tôt, le géant Amazon envoyait déjà un signal fort à tous les investisseurs potentiels en rachetant la plateforme de streaming dédiée à l’e-sport, Twitch TV, pour la modique somme d’un milliard de dollars. De son côté, le Comité International Olympique s’est déjà penché sur le cas de l’e-sport pour les Jeux Olympiques de 2024. Ce marché, pas si invisible que cela après tout, est synonyme d’enjeux économiques considérables et appelle quelques réflexions du point de vue éthique, juridique et législatif. Que ce soit pour les éditeurs de jeu, propriétaires des droits intellectuels sur leurs créations et qui en retirent profit et notoriété, ou pour les associations e-sportives qui fleurissent en abondance en Europe et dans le reste du monde, ou encore pour les joueurs professionnels qui se produisent on stage tout comme depuis les gaming house, il était naturel que cette pratique dématérialisée devienne légalement encadrée sous toutes ses coutures.

Telle était en partie la mission de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique, qui est venue offrir un régime juridique à la pratique compétitive de jeux vidéo. Il nous reste malgré tout à déterminer si ce régime apparaît adapté à cette pratique ainsi qu’aux acteurs de la « geek culture ». Pour y réfléchir, nous porterons notre réflexion sur deux angles d’attaque prédominants dans la préparation et l’élaboration de ce régime: d’un côté la qualification juridique d’une telle activité, oscillant entre rattachement aux pratiques sportives existantes et la création d’une catégorie juridique ex nihilo, et de l’autre la confrontation entre le droit d’auteur des éditeurs face à l’organisation de compétitions de jeux vidéo. Pour être en mesure de déterminer le régime applicable, il faut se demander si l’e-sport ne serait pas une déclinaison du sport, suggérant la transposition des règles du Code du sport à cette discipline numérique ? Et comment concilier le monopole d’exploitation détenu par les éditeurs de jeu avec l’organisation d’affrontements encadrés dans un cadre compétitif ? Avant d’amorcer une tentative de réponse à ces questions, faisons le point sur le cadre légal actuellement en vigueur.

  • L’encadrement légal de la pratique compétitive de jeux vidéo

Alors que les tous premiers jeux vidéo font leur apparition dans les universités nord-américaines en 1958 pour OXO et en 1962 pour Spacewar, des ébauches de définitions légales n’émergent qu’à l’aube du 21ème siècle dans certaines décisions de justice isolées. En France, la définition légale du jeu vidéo sera l’œuvre de la loi du 5 mars 2007 relative à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur, codifiée à l’article 220 terdecies II du Code général des impôts. Contrairement aux approches jurisprudentielles française et européenne qui privilégient une qualification distributive et considèrent le jeu vidéo en tant qu’œuvre complexe, la loi consacre le jeu vidéo au rang de « logiciel de loisir intégrant des éléments de création artistique et technologique […] ». Sous l’angle de la pratique compétitive, c’est la loi pour une République numérique qui vient définir en ses articles 101 et 102 la « compétition de jeux vidéo » ainsi que le « joueur professionnel salarié de jeu vidéo compétitif ». Ces dispositions ont respectivement été codifiées dans le Code de la sécurité intérieure et dans le Code du travail. Initialement assimilées à des opérations de loteries par le Code de la sécurité intérieure car répondant aux critères posés, les compétitions de jeux vidéo étaient par conséquent prohibées. Il était donc logique que la disposition issue de la loi pour une République numérique, qui institutionnalise légalement de telles compétitions en les excluant des opérations de loteries, soit transposée dans ce même Code. En décidant de ne pas inscrire ces définitions dans le Code du Sport, le législateur opère une distinction sans précédent entre la pratique sportive et la pratique e-sportive. Ce choix reflète la dimension ludique du jeu vidéo tel que perçu par l’Etat, qui appréhende ce domaine comme un jeu, avec ses risques et ses aléas.

Pourtant, les débats portant sur la qualification juridique de l’e-sport étaient au cœur des travaux de préparation de la loi pour une République numérique. L’e-sport est-il une pratique sportive à part entière ? Telle est la question épineuse à laquelle la doctrine a tenté, et tente encore de répondre. Et l’enjeu est de taille : rattacher l’e-sport au sport représente l’opportunité d’y transposer au moins en partie un cadre légal préexistant. Il s’agirait de faire bénéficier aux acteurs de l’e-sport, et en particulier aux joueurs professionnels, des dispositions protectrices du Code du sport en termes d’emploi et de stabilité contractuelle. D’autres pays où la culture du sport électronique est plus étendue ont déjà plus que franchi le cap : les Etats-Unis, le Japon ou encore la Corée du Sud ont mis en place des visas de travail pour les joueurs professionnels de jeux vidéo, autorisés sous la catégorie « sportif de haut niveau » : de quoi faire des envieux parmi la communauté geek européenne qui milite pour davantage de reconnaissance.

 

  • Alors l’esport, sport ou pas sport ?

De son côté en 2005, le Conseil d’Etat avait détaché trois critères cumulatifs permettant l’identification d’une pratique sportive à proprement parler : la performance physique des joueurs, l’organisation de compétitions et l’existence de règles définies.  Bien que la présence des deux derniers critères ne soit pas vraiment discutée dans le milieu de l’e-sport, le doute porte davantage sur la condition de performance physique. Certes, les joueurs professionnels de jeux vidéo suivent des entrainements physiques et psychiques intenses, comparables à ceux des sportifs de haut niveau, mais cela ne suffit pas aux yeux du législateur à considérer l’activité comme une pratique sportive. Cette distinction se justifie par un contenu trop évolutif et trop hétérogène du jeu vidéo, qui ne permet pas d’établir une liste déterminée des jeux rentrant dans la catégorie de pratique sportive. En conséquence : la création d’un régime autonome du droit de l’e-sport et d’un statut spécifique pour les joueurs professionnels.

Désormais identifié comme « toute personne ayant pour activité rémunérée la participation à des compétitions de jeu vidéo dans un lien de subordination juridique avec une association ou une société », le joueur professionnel d’e-sport se voit appliquer les dispositions du Code du travail et doit être engagé par un employeur agréé par l’Etat et par le ministre chargé du numérique : autre illustration du fait que la problématique de l’e-sport relève bien du numérique et non du sport. Concernant la voie contractuelle, qui déroge au droit commun du travail, le contrat à durée indéterminée est par principe exclu entre un joueur professionnel d’e-sport et son employeur. C’est donc le contrat à durée déterminée qui s’impose, durée qui en principe ne peut être inférieure à la durée d’une saison de jeu vidéo compétitif à savoir douze mois. Cette période apparait suffisamment longue pour le conforter dans ses projets à court terme, mais pas assez pour lui garantir une entière stabilité à laquelle tout salarié pourrait prétendre. En réalité, ces normes contractuelles ont été établies non pas pour assurer aux joueurs professionnels des perspectives de carrière stables et pérennes, mais plutôt pour favoriser les employeurs, éditeurs de jeu vidéo et organisateurs de compétitions sportives. C’est d’ailleurs autour de ces deux derniers acteurs que les débats se cristallisent aujourd’hui.

  • L’affrontement entre le droit d’auteur des éditeurs et les promoteurs esportifs

Nous avons d’un côté les éditeurs de jeux vidéo, titulaires des droits de propriété intellectuelle sur leur œuvre de l’esprit. Les éditeurs sont en principe propriétaires du jeu et des actifs virtuels qui y sont associés, classant le jeu vidéo au rang de bien privé dont l’utilisation et la commercialisation sont soumises aux droits de propriété intellectuelle de son créateur. Véritable clé de voûte de cet écosystème, c’est bien lui qui décide de l’organisation, de la distribution et de la diffusion de son produit selon ses propres modalités. C’est encore un autre point de divergence avec le monde sportif, davantage comparé à un bien public et généralement encadré par des associations ne poursuivant pas de but lucratif.

D’un autre côté : les organisateurs de compétitions d’e-sport, dont l’activité principale est soumise à l’accord des éditeurs. Bien que la loi pour une République numérique ait légalement encadré cette pratique, il n’existe toujours pas de « droit à » l’organisation de compétitions de jeux vidéo. Il est donc nécessaire de recueillir l’accord du ou des ayants droit sur le jeu, le plus souvent l’éditeur, pour organiser de tels événements

A ce stade, deux modèles de circuits compétitifs coexistent aujourd’hui dans l’e-sport, en fonction du choix des éditeurs de prendre en charge ou non leur organisation.

  • Un premier modèle internalisé, où l’organisation de rencontres fait partie des activités de l’entreprise éditrice, qui va alors réguler l’activité compétitive à elle seule. C’est par exemple le cas de Riot Games, éditeur du jeu League of Legends, dont la finale de la dernière Coupe du Monde a rassemblé pas moins de 100 millions de viewers uniques à travers le globe.
  • Un autre modèle externalisé, où l’éditeur délègue l’organisation des circuits compétitifs à différents promoteurs tiers tout en maintenant leur régulation. Cette stratégie décentralisée met la liberté d’entreprise au service de la promotion du jeu et permet de gagner en visibilité et attractivité grâce aux multiples organisateurs d’événements e-sportifs présents sur le marché mondial (ESL, Starladder, Blast, Flashpoint, Eleague…).

En l’état actuel du marché et de la législation, l’éditeur est libre de consentir une licence et d’en imposer les conditions. La situation est source de tension économique pour les acteurs et organisateurs qui militent pour qu’une licence d’utilisation du jeu leur soit octroyée de plein droit par les éditeurs.

  • Vers un « droit à » l’organisation de compétitions d’e-sport ?

Côté jurisprudence, la CJUE a refusé aux organisateurs la faculté de se prévaloir d’un droit d’auteur sur des rencontres e-sportives, dès lors que ces rencontres ne sont pas qualifiables d’œuvres au sens de la directive sur le droit d’auteur (4 octobre 2011, Premier League Ltd).  Les juges européens récusent toute activité créatrice dès lors que la création d’une compétition de jeu vidéo reprend comme objet une œuvre déjà protégée par le droit d’auteur. Concernant l’exploitation audiovisuelle de la compétition, il a été décidé que celui qui met en place des moyens de captation des images de la compétition revêt la qualité de producteur de vidéogramme et peut bénéficier de ses prérogatives codifiées dans le Code de la propriété intellectuelle. In fine, l’organisation de tels événements devient réellement l’apanage des éditeurs de jeu qui capitalisent notoriété, profit  ainsi que tous les droits sur leurs créations.

  • Quelles possibilités pour les promoteurs d’événements e-sportifs ?

Certains arguments pourraient être avancés en défaveur de ce monopole des éditeurs, ou par extension en faveur de la reconnaissance de certains droits aux promoteurs.

Un premier levier d’action, certes offensif, repose sur le droit de la concurrence et sur la preuve d’un abus de position dominante de la part des éditeurs. Toutefois cet abus ne sera caractérisé que si l’éditeur mène des pratiques différentes selon les organisateurs en procurant à certains un avantage concurrentiel, et sans mentionner les difficultés pour identifier le marché pertinent : s’agira-t-il d’un jeu en particulier ? d’une catégorie de jeu ? d’un sous-genre de jeu ? Les positions seront nécessairement partagées.

Un second levier repose lui sur le droit de la propriété intellectuelle. Le jeu vidéo étant défini par le législateur sous sa dimension logicielle, on pourrait envisager l’application de l’exception posée par l’article L122-6-1 du CPI qui autorise les actes « nécessaires pour permettre l’utilisation du logiciel, conformément à sa destination, par la personne ayant le droit de l’utiliser ». Mais ce serait là une interprétation beaucoup trop extensive et improbable en ce qu’elle méconnaîtrait directement le test en trois étapes, destiné à valider toute dérogation aux droits d’auteurs, aux droits patrimoniaux ou aux droits voisins.

Les autres exceptions au droit d’auteur préexistantes telles que l’exception de citation ou encore le droit de reproduction aux fins d’information du public n’ont pas non plus vocation à s’appliquer. Il en va de même pour la théorie des facilités essentielles, qui semble difficilement transposable à l’organisation de compétitions sportives de jeux vidéo. L’état des lieux est clair : il est crucial pour les promoteurs de bénéficier d’un nouveau régime législatif de licence légale qui soit proportionnée dans son étendue tout en atténuant le monopole des éditeurs de jeux vidéo.

Sur le plan international, aucune gouvernance formelle ne s’est encore imposée. Malgré de nombreux regroupements territoriaux, l’absence de consensus de l’ensemble des acteurs associatifs fait obstacle à la création d’une fédération mondiale. Paradoxalement, un seul pays peut parfois voir émerger plusieurs fédérations nationales, comme notre voisine l’Italie qui en compte 5. La France n’a pas de quoi rougir avec les 1000 et quelques associations e-sportives officiellement enregistrées sur son territoire. Cette situation reflète le fait que l’e-sport dépend des choix culturels, politiques et sociétaux de chaque pays, chaque région du monde. Des premières tentatives d’harmonisation voient le jour en Europe, lorsque le Syndicat Européen des Editeurs de Jeux Vidéo a créé en 2019 une commission « esports ». Cependant la pratique manque toujours d’uniformisation, et la conjoncture révèle que ce marché est majoritairement guidé par les acteurs premiers tels que les éditeurs de jeu. Les efforts du législateur pour institutionnaliser et encadrer la pratique compétitive de jeux vidéo tout comme le statut du joueur professionnel d’e-sport sont notables mais révèlent toutefois leur faiblesse. Le rattachement au droit commun n’est pas un travail des plus aisés pour le juriste qui devra redoubler d’efforts et de créativité. Il serait peut-être plus approprié de s’engager vers un droit spécial de l’esport, dans la continuité du régime installé par la loi pour une République numérique, et d’offrir davantage de protection à l’acteur au cœur du système de l’e-sport : le joueur.

Mathieu GALLOT

Sources :

  • Huet et P.-X. Chomiac de Sas, « L’e-sport : pas un sport mais une compétition de jeux vidéo désormais encadrée », CCE n°7-8, Juillet 20178, étude 12
  • Rabu, « Les organisateurs de compétitions de jeux vidéo confrontés au droit d’auteur des éditeurs », CCE n°7-8, Juillet 2020, étude 14
  • Groffe, « L’encadrement de l’e-sport par la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 », Dalloz IP/IT 2019, p.35
  • Roch, « L’e-sport : une gouvernance en construction », Jurisport 2021 n°218, p.18
  • Rabu, « Quel droit pour l’e-sport ? », Jurisport 2018 n°185 p.26
  • Renaudie, « Les compétitions de jeux vidéo : quelle qualification juridique ? », AJDA 2018 p.1985
  • https://www.blacknutlemag.com/fr/lexique-jeu-video-definition-esport (image 1)
  • https://www.paris.fr/pages/l-esport-a-paris-pourquoi-et-comment-la-ville-s-engage-7017 (image 2)

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