En fermant les yeux certains se rappelleront peut-être du doux bruit d’un modem 56K se connectant à internet. Cette époque où notre temps en ligne nous était compté nous paraît bien lointaine, comme datant quasiment du jurassique. Pourtant l’avènement d’un internet limité pourrait bien refaire surface bien plus vite que l’on ne le pense. D’une limite temporelle l’on passerait à une limite en terme de contenu. C’est en effet ce qu’entrainerait l’abandon d’un des principes fondateurs d’internet : la neutralité du net.
La neutralité du net est un principe aussi simple qu’essentiel. Il revient en réalité à reconnaître une égalité parfaite de traitement entre toutes les données et contenus présents sur la toile. Par son biais aucune discrimination n’est tolérée dans la gestion du trafic numérique. Il est dès lors interdit de privilégier un destinataire, un service, ou encore un type contenu. Il faut en définitive comprendre que par l’application de ce principe de neutralité du net il est par exemple prohibé pour un opérateur, fournisseur d’accès à internet de différencier la vitesse de traitement des données en fonction du service auquel elles correspondent dans l’optique de favoriser un service concurrent. Dans la même dynamique il lui est défendu de bloquer l’accès à certains sites contraires à ses intérêts ou encore et surtout de faire payer un supplément à l’abonnement internet pour donner accès à certaines plateformes.
Ce principe de neutralité du net s’explique majoritairement par le fait qu’internet se conçoit comme un réseau ouvert et décentralisé promu par un autre principe dit de « best effort », « meilleur effort » selon lequel chaque opérateur doit faire de son mieux pour assurer le transit de tous les paquets de données qui lui sont transmis sans garantie de résultat. On est clairement face à une obligation de moyen qui inclut elle aussi liberté et absence de discrimination dans la transmission des informations au sein de l’architecture d’internet. On comprend donc que la neutralité du net s’affiche ouvertement comme un principe conditionnant tant le bon fonctionnement que le développement du web.
Pourtant aussi crucial soit-il, le 14 décembre 2017 la Commission fédérale des communications américaine a voté son abandon. Or il convient de mettre en lumière que cette révolution outre-Atlantique ne fait aucunement l’œuvre d’un réel consensus. On aurait même pu croire que la neutralité du net était un principe bien ancré dans la conception étasunienne puisque que l’administration Obama l’avait, en 2015, reconnu comme un bien public assurant son respect par les fournisseurs d’accès. Néanmoins l’administration Trump en retirant les fournisseurs d’accès internet des entreprises de service public est venue détruire l’accomplissement de son prédécesseur.
Cet abandon de la neutralité du net sur le territoire des Etats-Unis pose problème d’abord en ce que son vote fut disputé. L’adoption du texte s’est en effet faite à 3 voix contre 2 ce qui traduit particulièrement la fervente opposition qui demeure sur cette question entre démocrates partisans de la protection du consommateur par cette neutralité, et républicains qui la voient comme un frein inacceptable à la liberté d’entreprendre. Les propos divergents des commissaires chargés du vote démontrent encore cette fracture idéologique qui s’empare des instances concernées. Si Mignon Clyburn s’est exprimé en déclarant « Qui sera le plus affecté ? Les consommateurs et les petites entreprises ! », Michael O’Rielly a lui rétorqué que « Les petites entreprises se fourvoient si elles pensent qu’elles vont devoir payer plus pour accéder au Net » traduisant une nouvelle fois, au sein même des décisionnaires en charge du vote de l’abandon de la neutralité du net, un profond désaccord.
Néanmoins cette opposition ne serait en rien problématique au sein d’un système démocratique si elle était partagée par toute une population. Or, la Commission fédérale des communications avait, prioritairement au vote du texte, organisée (organisé) une consultation publique sur cette question dont il serait ressorti une opposition générale à la neutralité du net par l’analyse de plus de 22 millions de commentaires. Cependant l’entreprise Gravwell spécialiste de l’analyse de données a établi que moins de 20% des commentaires étaient attribuables à des utilisateurs, les autres étant le fruit de robots. Le constat était alors sans appel : parmi les vrais commentaires l’écrasante majorité demeurait en faveur du maintien du principe de neutralité du net…
On comprend aisément que la décision américaine est en réalité le fruit d’un imposant lobbying de la part des opérateurs et fournisseurs d’accès à internet. Cette pression est, on le sait, monnaie courante dans le domaine empli d’enjeux économiques du numérique. Les réfractaires à la neutralité du net arguent que le développement du réseau internet demeure de plus en plus couteux pour suivre et satisfaire l’évolution technique des pratiques sur le web. L’abandon du principe égalitaire que représente la neutralité du net permettrait une liberté tarifaire synonyme de moyens d’investissements supérieurs. S’allient à cette position également certains gouvernements qui espèrent suite à l’abandon de la neutralité du net pouvoir mettre en place des techniques de filtrage du réseau et ainsi rétablir un contrôle de l’information sur internet.
Il est certain que les conséquences seraient particulièrement liberticides et donc totalement antagonistes au principe même, que véhicule internet, de liberté d’expression. C’est pourquoi s’opposent à l’abandon de la neutralité fondatrice du net défenseurs des libertés numériques, associations de consommateurs, mais également les grands acteurs du web comme Microsoft, Google et Facebook qui y voient une atteinte directe à la liberté de concurrence et un risque certain si les fournisseurs d’accès internet disposaient des moyens pour privilégier l’un des services au détriment des autres.
L’abandon de la neutralité du net est donc acté sur le territoire américain malgré cette réticence certaine. Il faut en mesurer les conséquences et le meilleur moyen reste sûrement de les illustrer en s’appuyant sur les services qui font notre quotidien en ligne. Ainsi sans la neutralité du net un fournisseur d’accès internet peut facturer l’accès aux plateformes vidéo comme YouTube, Dailymotion ou Netflix. Sans la neutralité du net l’information ne serait plus aussi facilement accessible et la consultation de sites de presse pourrait également être facturée afin de privilégier les entreprises appartenant à un même groupe. Ainsi SFR et Numéricable font avec Libération et L’Express partie d’un même groupe, il est donc particulièrement aisé pour ces fournisseurs d’accès de facturer la consultation des autres sites d’information pour s’assurer que leurs usagers privilégieront plus facilement la presse qui les avantage. Ils peuvent dans la même optique pratiquer le « zero rating » : ne pas facturer certains services pour à nouveau orienter l’utilisateur vers ces derniers. La liberté de la concurrence n’est donc plus qu’un lointain souvenir avec l’abandon de la neutralité du net dès lors qu’aujourd’hui les fournisseurs d’accès à internet n’agissent absolument pas seulement dans cet unique domaine. Orange s’investit également dans un service Orange Bank et pourrait donc avec une facilité déconcertante limiter l’accès aux autres banques en ligne pour s’assurer de la réussite de son service auprès de ses usagers. La suppression de ce principe essentiel vecteur de liberté et d’égalité sur internet fera nécessairement perdre au web sa diversité, les petits acteurs se faisant irrémédiablement écraser par les géants au point de devenir invisibles. En effet, au delà de privilégier ses propres filiales, un fournisseur d’accès pourra influer sur le trafic au point d’imposer un réseau internet à deux vitesses : rapide et fluide pour les acteurs imposants du net capables de payer pour ce service comme Ebay, Amazon ou Twitter, et bien plus lent pour les plus petits acteurs qui subiront leur impossibilité financière à rivaliser pour l’accès à un tel avantage.
Il convient en tout état de cause d’au moins nuancer l’impact d’une telle décision aussi bruyante soit elle, sur la législation française. En effet, en France, la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique a inscrit le principe de neutralité de l’internet dans le droit français. La neutralité du net avait d’abord été également consacrée comme un principe au sein du règlement européen du 25 novembre 2015 sur l’Internet ouvert et applicable depuis le 30 avril 2016. La neutralité du net est donc particulièrement ancrée dans la législation tant française qu’européenne. En France c’est l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, dite l’Arcep, qui est garante de cette neutralité. La loi du 7 octobre 2016 lui a par ailleurs permis d’acquérir de nouveaux pouvoirs d’enquête et de sanction à l’égard des opérateurs et fournisseurs d’accès internet pour s’assurer du respect de ce principe fondateur. C’est donc en raison de la position stable de la neutralité du net en France que le président de l’Arcep Sébastien Soriano a tenu à préciser que « Cela n’aura pas d’impact direct en Europe. C’est complètement indépendant et étanche. ». La seule conséquence réelle sera assurément de donner du grain à moudre aux opérateurs de télécommunications français comme Orange ou SFR qui à l’instar de leurs homologues américains auraient tout intérêt à la suppression de ce principe sur le territoire français.
Si la solution à l’échelle française demeure rassurante sur l’avenir de notre liberté sur Internet, l’étude de la décision américaine et plus globalement de la neutralité d’internet nous permet clairement désormais de comprendre pourquoi Jean-Ludovic Silicani, ancien président de l’Arcep, considérait ce sujet comme « un des plus fondamentaux que notre économie et notre société aient à traiter au cours des prochaines années. » et au regard de la riposte certaine qui prend forme aux Etats-Unis des suites de ce tremblement de terre numérique, nul doute que nous n’avons pas fini d’entendre parler de la net neutrality…
http://www.vie-publique.fr/actualite/dossier/internet-web/neutralite-du-net-quels-sont-enjeux.html
https://www.islean-consulting.fr/fr/transformation-digitale/abandon-neutralite-du-net-consequences/
Marlon Nguyen-Trong