Episode n°2 : La justice prédictive

Des enjeux juridiques de l’adaptation du droit aux avancées technologiques actuelles

Le droit est pour l’homme un moyen de réglementer une situation qui existe réellement. Il doit donc s’adapter aux avancées sociétales pour rester en phase avec les sujets qu’il régit.

Venez donc découvrir notre série d’articles qui explore les problèmes juridiques créés par lien de conséquence avec le développement de nouvelles technologies.

Episode n°2 : La justice prédictive

Le remplacement de l’Homme par la machine a déchaîné les imaginations bien avant que celle-ci ne soit en mesure d’évoluer de façon autonome. De Ricardo et Marx au XIXe siècle aux fictions du début du XXIe telles que Matrix il est devenu une constante dans la fiction, réapparaissant à intervalles réguliers.
Ces craintes aux allures apocalyptiques ne sont cependant pas totalement dénuées de base, la société au cours de son évolution a vu s’amenuiser les besoins humains, notamment dans le cadre des tâches répétitives telles que l’industrie avec par exemple les entreprises chinoise qui ont, rien qu’en 2011, dépensé 1,3 milliards de dollar pour renforcer l’automatisation de leurs chaînes ou dans le secteur de la grande distribution avec l’apparition et la démocratisation de caisses automatiques.

Avec les progrès effectués ces 10 dernières années dans les procédés d’intelligence artificielle, d’analyse de langage naturel et de Machine Learning et Deep Learning, c’est à présent au tour de la justice de se préoccuper de l’automatisation.Si la perspective de la robotisation des juridictions pouvait paraître absurdes il y a quelques années, elle paraît aujourd’hui inéluctable ce qui a motivé le conseil d’Etat et la Cour de cassation à orienter le colloque organisé pour leur bicentenaire autour de la justice prédictive. Ainsi, Louis Boré, président de l’Ordre des avocats au Conseil d’Etat et à la cour de cassation, ouvrit ce colloque par la déclaration « Il est assez rare dans la vie d’un homme de pouvoir assister à son propre enterrement ». Cette ouverture, si elle contient une part sarcastique non négligeable, montre bien les interrogations entourant aujourd’hui l’intrusion des algorithmes prédictifs dans la vie juridique française.

Il est ainsi naturel d’en venir à se demander sous quelle forme les technologies de justice prédictive vont venir révolutionner notre système juridictionnel.

Cette question doit être envisagée sous deux angles différents. D’une part, la perspective de règlements différends par des juges entièrement robotisés apparaît comme une alternative en principe idéale à un système à forte inertie. Nous traiterons ici uniquement cet aspect. Cependant, la possibilité du développement d’outils accessoires à la prise de décision serait en pratique plus adaptée et probable (II). Cet aspect sera développé lors du prochain article de la série.

I – Le juge robot, une alternative en principe idéale à un système judiciaire à forte inertie

Si d’une part, le système judiciaire français a des failles pour lesquelles l’implémentation de systèmes de justice prédictive remplaçant les juges serait une solution parfaite (A) il a aussi d’autre part envers ces juges des exigences auxquelles les machines ne peuvent répondre (B).

    A) La justice prédictive, la réponse parfaite à des failles du système judiciaire français

L’article 6§1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme exige pour les justiciables un accès aux jugements dans un « délai raisonnable ». Toutefois, ces dernières années le nombre de litiges a explosé et les juridictions sont saturées. Notamment, avec la crise du coronavirus un retard non négligeable a été pris par les juridictions. Benoît Henry l’a estimé à 18 mois en octobre 2020.
De plus, une grande partie de ces litiges semblent concerner des montants faibles. En effet, les statistiques 2019 de la justice civile montrent que 58% des assignations liées à des injonctions de payer portent sur des « créances de faible montant ».

Ces deux éléments sont particulièrement adaptés à l’utilisation d’algorithmes. Ceux-ci permettraient après une phase d’instruction des affaires de procurer des décisions presque instantanées en fonction des capacités de calcul des machines utilisées. A titre de comparaison, la startup Prédictice a développé un logiciel permettant d’analyser près de 2 millions de documents par seconde. On imagine donc bien les célérités de calculs actuellement accessibles à une justice qui investit dans un juge robot.
De plus, les outils de justice prédictive sont basés sur des procédés d’analyse de langage naturel et d’algorithmes d’intelligence artificielle tels que le deep learning qui demandent un volume de données extrêmement important pour fonctionner. Par conséquent, des litiges de faibles montants qui constituent une part importante des affaires portées devant les juridictions permettraient la mise en place de ces algorithmes de manière la plus efficiente possible en comparaison avec des litiges portant sur des montants non négligeables. En outre, la confiance dans ces procédés demeure faible et les outils actuels permettraient uniquement de gérer les différends les plus simples c’est pourquoi, l’Estonie qui a été la première (et à ce jour la seule) à annoncer développer un juge robot compte le réserver pour des affaires d’une valeur inférieure à 7000€.

L’exigence de sécurité juridique découlant de l’article 2 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen pose une nécessité de prédictibilité relative des litiges. La perspective de donner des fonctions juridictionnelles à des machines et de rendre accessible une approximation du procédé par lequel les décisions sont prises permettrait aux justiciables d’avoir une idée de l’avenir de leurs prétentions avant même le commencement de démarches juridiques. En ce sens, les juridictions québécoises ont développé un justicebot permettant aux locataires et propriétaires de baux locaux de connaître leurs droits en fonction de leur situation. De telles initiatives permettent de réduire à la fois le volume des litiges et les dépenses des parties.

Les algorithmes représentent cependant un problème résidant dans le fait que les informations qu’ils donnent résultent de régressions et d’approximations. Un juge robot ne serait donc pas infaillible et des garanties doivent être offertes aux personnes soumises à ses jugements. L’Estonie a ainsi assuré que les litiges réglés au moyen de leur machine seraient éligibles à des procédures d’appel facilement accessibles.

La perspective (presque réelle en Estonie) de fournir des fonctions juridictionnelles à des juges robots apparaît ainsi comme particulièrement adaptée à certains des enjeux du système juridique français. Cependant, on ne peut réduire ces enjeux au délai raisonnable de décision des différends et à la sécurité juridique. Il semble donc nécessaire de confronter les machines à ces autres enjeux.

  B) Les exigences des juges auxquelles les machines ne peuvent répondre

L’article 6§1 de la CEDH pose des exigences d’indépendance et d’impartialité des juges reprises par les articles L.111-5 et suivants du code de procédure civile. La jurisprudence de la CEDH a interprété ces dispositions précisant notamment que les juges doivent se faire une « appréciation subjective des circonstances exceptionnelles » de l’espèce ainsi que fournir « un effort intellectuel de compréhension des écritures des parties ». Ces deux exigences semblent être peu adaptées pour les machines. En effet, les algorithmes d’intelligence artificielle excellent dans les cas où les circonstances de l’espèce sont similaires à un grand nombre de cas. Ils peuvent alors grâce à des procédés de reconnaissance du langage naturel fournir une « compréhension » précise des écritures des parties. Les programmes de deep learning sont créés de façon à reproduire le fonctionnement du cerveau humain avec un apprentissage par l’expérience renouvelée un grand nombre de fois. Cependant, l’exception est la faiblesse des outils mathématiques et les algorithmes de justice prédictive ne dérogent pas à la règle. Une situation possédant des éléments extérieurs à ce qui est connu ayant une importance non négligeable pour le procédé de décision ne pourra pas être traitée par les outils et le jugement mis en place ne pourra ainsi répondre aux exigences de la CEDH.

L’arrêt du 27 mai 2012 de la CEDH impose de plus aux juges de détailler les motivations de leur décision. Les algorithmes actuellement développés, notamment aux Etats-Unis d’analyse de litiges et d’édition de décisions proposent des documents d’issue d’instance basés sur une centaine de modèles. L’écriture de décisions en elle-même paraît ainsi limitée. Comment des justifications de la part de juges pourraient-elles être suffisamment détaillées et adaptées à chaque espèce dans la mesure où elle est bornée par un moule décidé à partir d’espèces antérieures de plus analysées bien souvent par des ingénieurs data sans formation juridique particulière.

La jurisprudence française est en constante évolution, dictée par les juridictions les plus hautes. En matière civile, la Cour de cassation décide de la façon dont est appliqué le droit, elle a ainsi un pouvoir d’invention du droit en l’absence de normes. Les tribunaux de première instance et d’appels font ainsi des propositions qui peuvent être remises en question sur le droit par les parties jusqu’à être définitivement fixées par la Cour de cassation. Les procédés d’intelligence artificielle ne peuvent avoir pour fonction d’inventer le droit. Leur but est d’approximer au maximum l’issue des décisions en fonction d’une régression basée sur les caractéristiques des litiges précédents. L’implémentation en France d’un système de juge robot pourrait ainsi avoir des conséquences néfastes sur la jurisprudence la rendant plus inerte et moins capable d’évolutions.

En outre, une évolution de la jurisprudence sur un domaine régi en première instance par un juge robot poserait des difficultés non négligeables pour l’application du droit. Il serait ainsi nécessaire soit de procéder à une modification des données d’entraînement permettant de prendre en compte cette évolution (solution coûteuse et encore non testée) soit de réimplémenter après évolution de jurisprudence des juges humains pendant une période assez importante pour permettre l’édition d’un volume de données suffisant pour remettre en place les algorithmes ce qui pose des problèmes logistiques évidents.

Le remplacement de juridictions en une matière particulière par des juges robots en France s’il permettrait de répondre à des problématiques importantes en l’état actuel des choses du système judiciaire du pays semble toutefois avoir du mal à se conformer aux exigences tenues envers les juges. Nous verrons dans le prochain article de la série l’éventualité de la mise en place d’algorithmes d’approximation d’éléments accessoires à l’issue des litiges.

Jean SOUQUET–BASIEGE

Sources :

http://www.justice.gouv.fr/statistiques-10054/infostats-justice-10057/les-injonctions-de-payer-en-2019-de-la-demande-a-lopposition-33506.html

https://www.village-justice.com/articles/retard-pris-par-les-juridictions-raison-covid-pourra-etre-inferieur-mois,36691.html#:~:text=4.6%20%2F5-,Covid%2D19%20%3A%20le%20retard%20pris%20par%20les%20juridictions%20serait%20de,on%20bloqu%C3%A9%20l’activit%C3%A9%20judiciaire%20%3F

https://www.lagazettedescommunes.com/663926/au-recours/

https://www.journaldemontreal.com/2021/07/20/nouvel-outil-en-droit-du-logement-la-jurisprudence-au-bout-des-doigts

https://dallozbndpro-pvgpsla5-dalloz-bibliotheque-fr.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/fr/pvPageH5B.asp?puc=005632&nu=200&pa=1#0

https://dallozbndpro-pvgpsla5-dalloz-bibliotheque-fr.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/fr/pvPageH5B.asp?puc=005632&nu=242&pa=1#0

https://dallozbndpro-pvgpsla5-dalloz-bibliotheque-fr.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/fr/pvPageH5B.asp?puc=004236&nu=260&pa=1#0

Intelligence artificielle – Quel avenir pour la « justice prédictive » ? Enjeux et limites des algorithmes d’anticipation des décisions de justice – Etude par Yannick Meneceur – Lexis 360®

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