Et si les GAFAM étaient démantelés ?

Les dernières années passées pour les acteurs du marché numérique n’ont pas manqué d’être entachées de scandales : abus de position dominante, fraude fiscale, fake news, atteinte à la vie privée, non-respect délibéré des réglementations, influence sur les élections démocratiques, etc. La liste s’allonge d’année en année, au point de se poser la question de savoir si certaines entreprises du numérique, particulièrement celles en haut du classement, auraient réussi à s’octroyer, d’elles-mêmes, un passe-droit ? 

Depuis la création du WEB, en 1989 par Tim Berners-Leeen, c’est probablement durant la présidence de Barack Obama qu’une poignée d’acteurs a su prendre le contrôle sur la quasi-entièreté du monde (i)réel(le). La plupart d’entre-eux ont certes été créés un peu avant ou après l’aube des années 2000, et l’émergence du WEB 2.0 avec l’économie collaborative a redonné de la vigueur à certains tout en créant de nouveaux acteurs. Cependant, c’est bien durant l’administration Obama que ces derniers ont connu une véritable ascension, parce qu’ils n’étaient pas inquiétés par d’éventuelles régulations. Sans nul doute que ces avantages ont été obtenus en contrepartie d’une mise en valeur de l’américanisation, de quoi contribuer au soft power américain, et surtout l’accès aux données des utilisateurs au profit du Big Brother américain. 

Or, depuis les révélations d’espionnage par la NSA, et ses partenaires internationaux, par le journal The Guardian, le 6 juin 2013, suite au témoignage d’Edward Snowden (ex-agent de la CIA et ex-analyste contractant de la NSA), de nombreux États ont commencé à faire vent debout en adoptant ou en adaptant des législations en matière de numérique. Au début, ce fut le cas des États membres de l’UE avec l’adoption du Règlement général sur la protection des données (RGPD) en 2016 qui a drastiquement durci les règles en matière de protection de la vie privée. Puis, la Californie, en 2020, et la Chine, en 2021, ont à leur tour adopté une législation en matière de protection des données à caractère personnel. Récemment, notamment depuis l’arrivée au pouvoir du président américain Joe Biden en 2020, les États-Unis ont également décidé de rejoindre l’Union européenne dans la régulation des géants du numérique.

Concrètement, que représentent les GAFAM ?

À l’origine, l’acronyme désigne Google (Alphabet), Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft considérés comme les leaders dans le secteur de l’informatique (hardware) et du numérique (software). Ces entreprises représentent des milliers de milliards de dollars en bourse et génèrent également des dizaines de milliards de dollars de bénéfice chaque année. Dès lors, en tant que véritables acteurs dominants, ils influent ou décident des tendances du secteur, au point de se placer parfois (délibérément) en abus de position. Il s’agissait alors de désigner les cinq entreprises les plus puissantes du secteur. Toutefois, l’apparition récente de nouveaux acteurs influents conduit à repenser la symbolique de cet acronyme. Désormais, il ne servirait plus seulement à désigner les « leaders » du secteur numérique, mais à désigner une tendance selon laquelle une entreprise du numérique serait en capacité d’influencer le secteur. À l’instar des GAFAM, les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) ou les NATU (Netflix, Airbnb, Tesla et Uber) représentent un groupement d’acteurs puissants dans leur domaine d’activité au sein de l’univers numérique. À ce propos, les futurs textes réglementaires européens en la matière ont décidé, à juste titre, de recourir à l’expression « gatekeeper », signifiant « contrôleur d’accès », pour désigner ces acteurs surpuissants. Le choix du terme est juste en ce qu’il ne dresse pas une liste de noms d’entreprise qui pourrait rapidement devenir obsolète. Le recours à des données chiffrées pour catégoriser l’ensemble des acteurs s’avère alors être pertinent.

Et le démantèlement c’est quoi ?

Les États-Unis ont été l’un des premiers pays à constater que certains comportements d’acteurs étaient néfastes pour le marché et le consommateur, au point de pouvoir les mettre considérablement en danger. Ont été alors adoptées des lois, telles que le Sherman Anti-Trust Act en 1890 et le Clayton Antitrust Act en 1914, pour limiter ces comportements anticoncurrentiels, dont l’une des sanctions peut consister dans le démantèlement d’une entreprise. 

L’affaire Standard Oil en 1911 est probablement l’un des démantèlements les plus significatifs depuis l’existence de ces lois. Concrètement, il s’agissait de démanteler un groupement pétrolier afin de diviser l’entreprise en trente-trois entités ; celles-ci étaient indépendantes juridiquement et économiquement, même si certaines ont réformé des groupements importants à la fin du 20e siècle. Ainsi, le démantèlement d’une entreprise a pour objectif de protéger le marché d’un abus de pouvoir ; non pas en liquidant l’entreprise, mais en limitant son influence par la création de diverses entités juridiques indépendantes tout en préservant la fourniture de biens ou de services que celle-ci proposait.

Dans le domaine des nouvelles technologies, très peu de démantèlement ont été réalisés jusqu’à aujourd’hui. D’abord, AT&T a été démantelée en 1982 après six ans de procédure. Puis, IBM a été l’objet, durant la même année, d’une instruction sur le fondement du Sherman Act, mais les poursuites ont été abandonnées. Microsoft fut la dernière inquiétée, l’entreprise ayant été poursuivie pour infraction au Sherman Act à partir de 1997, mais les poursuites ont été abandonnées en 2002.

Depuis quelques années, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer la menace que représentent les GAFAM pour les libertés, les démocraties, l’écologie, et d’autres causes. Ces voix émanent d’acteurs diversifiés : organisations (dont l’association La Quadrature du Net), militants et activistes (dont le mouvement Occupy Wall Street), responsables (dont Lina Khan présidente de la Federal Trade Commission) ou encore politiciens (dont Elizabeth Warren  sénatrice américaine démocrate), mais elles expriment toute la même volonté, celle du démantèlement des géants du numérique. La plupart de ces acteurs estiment que la régulation n’est pas une solution adaptée aux problèmes.

Alors est-ce la meilleure option de démanteler juridiquement les GAFAM ?

Le président français Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle de 2022, réélu depuis le 24 avril 2022, a pu évoquer, au cours d’un entretien avec le magazine Le Point, qu’il ne faut pas exclure la possibilité d’un démantèlement des acteurs majeurs du marché du numérique, si celui-ci s’avère nécessaire. Il estime que : « Les plateformes viennent utiliser nos libertés antiques ou post-révolutionnaires pour les détourner de leur essence ». Aussi, en politique, le démantèlement apparaît comme un argument de négociation, voire de menace, avec les acteurs du marché numérique pour ne pas perdre la main face à ces derniers. 

Néanmoins, juridiquement et économiquement démanteler les GAFAM ne semble pas être la meilleure option ; en effet, le recours à la régulation s’impose de fait, notamment au regard du chantier gigantesque que représente le démantèlement de ces entreprises. Démanteler de tels mastodontes annoncerait un chantier sans précédent ; certes, il ne serait pas irréalisable, mais sa complexité serait telle que les résultats finaux restent incertains : le démantèlement sera-t-il un succès ou un désastre économique ? À l’instar des entités de Standard Oil, les nouvelles entités refusionneront-elles ? Les nouvelles entités deviendront-elles à leur tour des GAFAM ? Ainsi, comme le souligne le Professeur Roda, il est possible de constater que : « Ce qui est artificiellement séparé par les autorités ne le reste jamais vraiment longtemps. Plus exactement, l’idée de démanteler des géants pour créer un marché qui demeurerait atomistique paraît largement utopique ».

Par ailleurs, un tel processus impliquerait nécessairement une entente mondiale sur la marche à suivre. Or, un accord entre les États-Unis, l’UE et la Chine sur l’avenir des acteurs du marché numérique semble voué à perte. D’autant plus lorsque les GAFAM et les BATX constituent l’une des armes de chacune des deux premières puissances mondiales dans la course à la première place.

Au contraire, certains préconisent de favoriser l’émergence de nouveaux acteurs en les protégeant ou en contrôlant plus drastiquement leur rachat par ces « GAFAM », afin de faire perdre du pouvoir à ces géants. À juste titre, un exemple récent illustre parfaitement cette conception. Si l’entreprise Meta (anciennement Facebook Inc.) a dominé ces dernières années certains marchés, elle est apparue récemment en difficulté face à de nouveaux acteurs, dont la célèbre application TikTok. En outre, le géant américain des réseaux sociaux estime perdre prochainement des dizaines de milliards de dollars en raison de la politique de confidentialité d’Apple. Dès lors, des anciens ou nouveaux acteurs seraient en capacité de mettre en danger des leaders (bien) installés.

Finalement, le démantèlement s’avère plutôt être un argument politique qu’une solution. À ce propos Margrethe Vestager, commissaire européenne à la concurrence, annonçait fin 2020 qu’il était préférable d’avoir une gradation des sanctions proportionnée à la gravité des infractions commises. Cette position a été durement suivie durant le processus de rédaction du Digital Service Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA). Ils visent une réglementation stricte à l’égard des devoirs et des droits des GAFAM sur le marché européen. L’objectif étant d’encadrer plus largement les pratiques de ces acteurs avec à la clé des sanctions économiques (très) lourdes en cas de non-respect. Les deux textes seront soumis prochainement à une adoption finale par le Parlement et le Conseil.

La régulation des acteurs du marché du numérique est-elle alors la seule solution ? 

Il n’y a jamais une seule solution à un tel problème. La preuve en est que le démantèlement pourrait être une issue. A contrario, certains argueraient que les lois naturelles du marché doivent décider, et donc que la meilleure solution serait alors de ne pas agir. Cependant, la régulation apparaît comme la solution la plus adéquate. Il est difficile de dire que les GAFAM n’ont aucun effet négatif sur les démocraties, les libertés, les consommateurs, l’environnement, etc. Il est donc plus qu’urgent désormais d’agir, et la seule question qui se pose est celle de savoir la manière dont il faut le faire.

Par conséquent, la réglementation stricte envisagée par l’UE semble la marche à suivre pour l’ensemble des États qui souhaiteraient limiter ces « GAFAM ». Elle présente les avantages d’une applicabilité et d’une efficacité plus sûre que la mise en oeuvre d’un démantèlement, parce que celui-ci consisterait en des « décisions brutales éloignées des considérations économiques actuelles et complexes à mettre en œuvre », selon Alice Vitard, journaliste à L’Usine Digitale.

Les années à venir permettront de dire si l’adoption du RGPD, du DSA, du DMA, de l’IA Act, ou encore du Data Governance  Act ont eu raison des « GAFAM ».

Anthony THOREL

Sources :

  • Doctrine

RODA (J.-C.), « Le démantèlement des GAFAM : réelle menace ou coup de bluff ? », Recueil Dalloz 2020, p. 208.

  • Articles de presse

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/281851-les-gafam-vers-une-regulation-ou-un-demantelement-par-louis-perez

https://www.la-croix.com/Economie/GAFAM-perspective-dun-demantelement-seloigne-2022-02-04-1201198566

https://www.franceinter.fr/politique/numerique-emmanuel-macron-envisage-le-demantelement-des-gafam

https://www.usine-digitale.fr/article/doit-on-et-peut-on-reellement-demanteler-les-gafam-comme-le-preconise-emmanuel-macron.N1994192

https://www.usine-digitale.fr/article/pourquoi-la-plainte-antitrust-de-la-ftc-ne-resoudra-pas-le-probleme-facebook.N1133899

https://www.usine-digitale.fr/editorial/pas-de-demantelement-des-grandes-entreprises-technologiques-envisage-annonce-margrethe-vestager.N1023469

https://siecledigital.fr/2021/06/14/legislation-antitrust-demantelement-gafa/

https://www.lepoint.fr/technologie/pour-les-big-tech-la-regulation-c-est-le-demantelement-13-04-2022-2472003_58.php

MasterIPIT