IA générative et droit d’auteur : quel avenir pour le cinéma ?

 

Le cinéma, caractérisé par l’écrivain et critique d’art Ricciotto Canudo dès les années 20 de septième art, est « un spectacle fondé sur la mise en scène humaine, l’intentionnalité narrative et l’expression d’une sensibilité singulière »[1]. Cependant, cette dernière caractéristique est remise en cause par le développement fulgurant de l’intelligence artificielle générative (IAG). En permettant à une machine d’engendrer de manière autonome des textes, des images, des sons ou encore des vidéos, les systèmes d’IAG introduisent une forme inédite de création algorithmique, dans laquelle les paramètres traditionnels du droit d’auteur sont réinterrogés. Le fameux septième art devient ainsi un théâtre de frictions entre création humaine et génération automatisée, entre auteur identifié et modèle statistique entraîné sur des centaines de millions d’œuvres passées.

Par définition, l’IAG est définie comme « la capacité des algorithmes d’IA à créer de nouveaux contenus en réponse à un prompt donné »[2]. Ces nouveaux contenus peuvent prendre plusieurs formes, et c’est ce qui fait sa polyvalence : textes, images, vidéos, musiques, voix… Tout. Nécessairement, dans le domaine cinématographique, cette technologie « bouleverse chaque maillon de la chaîne de valeur »[3] : l’on part alors de l’écriture de scénarios, passant par la prévisualisation de scènes, la postproduction automatisée, le clonage vocal, jusqu’aux traduction et doublage synthétiques. L’ensemble du cycle de vie d’un film peut désormais être assisté, si ce n’est complètement piloté, par des solutions d’IAG. De plus, comme le précise l’auteur Monsieur Gilles Jeannot, l’IAG a la particularité de ne plus passer « par le truchement d’applications spécialisées offertes par des entreprises technologiques à des services techniques des organisations »[4] : autrement dit, tout le monde ne pouvait utiliser des systèmes d’IA auparavant, alors que désormais, n’importe qui peut utiliser ChatGPT.

Ces nouveaux usages soulèvent évidemment une série d’enjeux juridiques majeurs en ce qu’ils remettent en cause la définition même de l’auteur au sens du droit de la propriété littéraire et artistique : l’article L. 111-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) affirme haut et fort que l’auteur d’une œuvre est celui qui la crée ; or, l’IAG ne crée pas de manière intentionnelle, mais produit selon des mécanismes statistiques. Dès lors, qui est le véritable auteur d’un scénario ou d’un visuel généré à partir d’une prompt : est-ce l’utilisateur ? Le concepteur du modèle ? L’IA elle-même ? En droit français, la qualité d’auteur est inaliénablement humaine. Mais dans les faits, des contenus cinématographiques générés partiellement ou totalement par IA circulent déjà, sans que la titularité des droits ne soit systématiquement clarifiée. Ensuite, se pose la question du respect des droits préexistants dans les données d’entraînement des modèles : nombre de systèmes d’IAG ont été conçus à partir de bases massives de textes, d’images ou de vidéos accessibles en ligne, dont une partie relève indiscutablement du domaine protégé par le droit d’auteur. Ce principe de la fouille de textes et de donnée, aussi appelé text and data mining (TDM), est encadré par les articles L. 122-5-3 et suivants du CPI, eux-mêmes issus de la directive européenne 2019/790 dite « Droit d’auteur »[5]. Or, l’ineffectivité pratique de certains mécanismes prévus pose un sérieux problème de transparence et de loyauté aux ayants-droits dans l’exploitation secondaire de leurs créations. L’ARCOM, dans son bilan de mission consacré à l’impact de l’IA dans le domaine audiovisuel daté d’octobre 2024[6], identifie une série de cas d’usage déjà en cours dans le secteur cinématographique, tout en appelant à la prudence. Ces constats et nouvelles exigences rejoignent les dispositions prévues dans le règlement sur l’intelligence artificielle, dit AI Act[7], entré en vigueur partiellement le 1er août dernier. Les préoccupations en la matière sont simples : « il s’agit en réalité de préserver le droit d’auteur « à la française », construit sur ses deux fondements : les droits moraux, d’une part, et les droits patrimoniaux, d’autre part »[8].

Ainsi, le cinéma se trouve aujourd’hui à la croisée de plus d’une dynamique : se lient les problématiques d’une mutation technologique rapide et profonde, d’une tension juridique croissante autour des notions d’auteur, d’œuvre et de responsabilité, et d’une tentative de régulation par des institutions. Face à ce constat, une question centrale s’impose : comment encadrer juridiquement l’irruption de l’intelligence artificielle générative dans le champ cinématographique, sans étouffer l’innovation ni compromettre les droits fondamentaux des créateurs ?

Le cinéma, longtemps façonné par une sensibilité humaine, entre aujourd’hui dans une nouvelle ère où la technologie, et plus particulièrement l’IAG, vient bouleverser ses fondements esthétiques, économiques et juridiques. Ce constat appelle une réflexion sur les usages de cette intelligence artificielle générative dans l’industrie cinématographique (I), et de surcroît sur les perspectives juridiques qui permettront à cette transformation d’être plus fluide (II).

 

I. L’intégration de l’IAG dans le processus cinématographique

 

L’irruption de l’IAG au sein du secteur cinématographique constitue un tournant majeur. De l’écriture à la postproduction, ces technologies transforment les méthodes de création et suscitent de nouveaux modèles de production. Il s’agit, dans un premier temps, de comprendre comment l’IAG s’intègre dans la chaîne de création audiovisuelle (A), avant d’analyser les réactions et tensions qu’elle engendre au sein de la profession (B).

 

A) Une technologie aux applications multiples dans la création cinématographique

 

  1. L’IAG comme outil de production automatisée

Les modèles fondamentaux d’IAG, c’est-à-dire ces architectures d’apprentissage profond entraînées sur des volumes massifs de données multimodales, se déploient dans une variété d’usages qui touchent désormais chaque maillon de la chaîne de valeur du cinéma. Cette transversalité constitue aussi leur force : là où les anciens logiciels étaient cantonnés à une fonction technique précise, ces nouveaux systèmes sont très polyvalents.

Dans l’écriture de scénario d’abord, l’IAG peut produire, sur commande, des synopsis, dialogues, descriptions ou arcs narratifs complets. C’est cette capacité à, presque sensiblement, reprendre des codes de genre, et même à susciter des émotions comme la surprise ou la tristesse qui étonne.

Dans le domaine visuel, les modèles de type diffusion permettent la génération d’images ultra-réalistes à partir de simples prompts : cela révolutionne le storyboard et le design de décors, et globalement ce qui a trait à l’identité visuelle. Un réalisateur indépendant peut aujourd’hui obtenir en quelques minutes une série de visuels correspondant à une scène qu’il aurait lui-même imaginé, là où un humain aurait nécessité plusieurs jours. Et plus spectaculaire encore avec le modèle « video-to-video » : il est désormais possible de transformer une captation vidéo existante en une scène entièrement réinterprétée visuellement. Côté son, les modèles de clonage vocal reproduisent à la perfection le timbre et l’intonation d’une voix à partir de quelques secondes d’enregistrement : cela ouvre la voie à un doublage automatisé, et permet de faciliter les traductions ou simplement tout bonnement supprimer l’utilité d’un doubleur humain.

En postproduction enfin, l’IA peut aujourd’hui stabiliser une image, corriger une lumière, restaurer la netteté d’un plan… et tant d’autres. C’est ainsi que certains studios travaillent à la restauration de classiques du cinéma avec un niveau de détail et de fluidité jusque-là impensable : grâce au « super-resolution », des films tournés dans les années 1950 peuvent désormais être projetés en 4K avec un rendu plus net que leurs originaux en pellicule.

Maintenant que l’on a ce panorama des technologies en tête, il convient de relever ce qui distingue fondamentalement ces outils de génération des logiciels traditionnels d’assistance à la création : leur capacité à produire du contenu original sans intervention humaine directe, si ce n’est la formulation d’une instruction initiale. C’est précisément cette autonomie créative, bien que limitée et encadrée par les intentions originales de l’utilisateur, qui représente une délégation inédite du processus créatif à la machine, si bien que le journaliste Philippe Loranchet, expert sur les techniques de l’audiovisuel, considère l’arrivée de l’IAG dans le cinéma comme une véritable « quatrième révolution du cinéma »[9]. En ce sens, il compare celle-ci serait comparable à l’arrivée du son dans les années 20, celle de la couleur dans les années 30, puis l’arrivée du numérique dans les années 2000. Cette comparaison semble légitime : l’intégration de l’IAG dans la chaîne de valeur du cinéma a pour conséquence de reconfigurer l’ensemble du processus de production, en augmentant, voire remplaçant, une étape traditionnelle par une IAG.

Si l’IAG transforme déjà profondément les étapes techniques et créatives du processus cinématographique, il ne s’agit pas d’une perspective théorique ou d’un futur à anticiper. Ces usages se matérialisent d’ores et déjà dans des productions concrètes, ce qui invite à en examiner (2).

 

  1. L’intégration concrète de ces techniques dans la production cinématographique

Ce panorama technique peut sembler abstrait, mais il se matérialise déjà dans une série de productions très concrètes, où l’intelligence artificielle n’est plus un simple outil mais bel et bien un acteur à part entière de la création. En effet, on ne parle désormais plus d’un futur lointain ou spéculatif : ces usages sont déjà là, implantés dans les studios.

Un exemple marquant de l’intégration de l’intelligence artificielle et des technologies immersives dans la production audiovisuelle est la série « The Mandalorian », produite par Disney. Cette œuvre a aussi transformé la manière même de faire du cinéma. Pour cette série, les acteurs tournent devant des écrans LED qui projettent en direct les décors virtuels du film. Puis, ces décors réagissent en temps réel aux mouvements de la caméra, ce qui permet aux perspectives de se réadapter en un clin d’œil et à un certain réalisme de se former. Cela permet aussi au réalisateur de s’adapter tout aussi vite puisqu’il a le résultat sous les yeux et peut y apporter des modifications immédiatement : en ce sens, n’ayant nul besoin de retourner les scènes qui ne conviendraient pas en postproduction, cela implique nécessairement de larges gains d’argent et de temps. Grâce à ces outils, l’intelligence artificielle ne remplace pas les créateurs, mais elle leur offre de nouveaux moyens d’expression. Ce modèle hybride illustre bien la manière dont l’IA peut transformer les méthodes de production tout en respectant les intentions artistiques.

Un autre exemple de l’intégration de l’IAG est celui du film « The Brutalist », réalisé par Brady Corbet. Ce film a été largement accueilli par la critique puisqu’il a rassemblé dix nominations aux Oscars en 2025, dont les fameuses nominations pour meilleur film et meilleur acteur. Cependant, le recours à l’IA en postproduction a posé quelques questions. Ici, ledit recours n’a ni concerné l’écriture du script, ni l’esthétique même de l’image. Il a concerné des aspects plus subtils : d’abord, le prétendu accent hongrois des acteurs principaux. En effet, la production a utilisé un système d’IA ukrainien, Respeecher[10], pour, selon les termes du réalisateur lui-même, « renforcer l’authenticité linguistique » des dialogues en hongrois. Dès lors, le système a permis d’insérer la voix du monteur, lui-même locuteur natif, dans les répliques des acteurs, et de corriger certains sons sans altérer le jeu original. Mais l’usage de l’IA ne s’est pas arrêté là : certaines images d’archives fictives représentant les bâtiments conçus par le personnage principal ont également été partiellement générées par des outils numériques, bien que le réalisateur ait insisté sur le caractère « artisanal » de la majorité des décors. Ce double emploi a suscité de vives réactions, jusqu’à mener certains à questionner l’authenticité d’un tel film, et surtout sa légitimité de prétendre à des Oscars si l’utilisation de l’IA pousse autant le film. On voit donc que des productions existantes soulèvent déjà des interrogations fondamentales sur la nature même d’une telle œuvre cinématographique.

Si l’intelligence artificielle générative peut apparaître comme un levier de créativité et de productivité, elle n’est pas accueillie de manière uniforme. Son adoption soulève de nombreuses interrogations, tant éthiques que professionnelles (B).

 

B) Les transformations de l’industrie cinématographique induites par l’IAG

 

  1. Une nouvelle cartographie des métiers de l’industrie cinématographique

L’un des arguments les plus souvent avancés en faveur de l’IA dans le cinéma est celui de la démocratisation. Il est vrai qu’aujourd’hui, un cinéaste indépendant peut, depuis son ordinateur personnel, générer des effets spéciaux dignes de productions hollywoodiennes : autrement dit, le coût d’entrée dans l’industrie s’en trouve considérablement abaissé. Cependant, cette émancipation s’accompagne aussi d’une dépendance croissante envers un nombre restreint d’acteurs : comme le souligne Gilles Jeannot, « l’IA générative s’émancipe du truchement des départements techniques : elle devient accessible à tous, mais à travers des interfaces conçues par quelques-uns »[11]. En d’autres termes, ce ne sont plus les compétences artisanales mais des logiques d’accès à des systèmes qui déterminent ensuite la capacité à créer. Ce phénomène induit donc une forme de déséquilibre systémique : les industries culturelles européennes, et en particulier françaises, se retrouvent avec très peu de prise face à certains géants du secteur de la tech.

Dans le secteur cinématographique, cette dynamique se traduit par une transformation rapide de la cartographie des métiers. À mesure que l’IAG s’impose dans les studios, des postes jusqu’alors indispensables sont de plus en plus délaissés, voire supprimés. La grève des scénaristes hollywoodiens, qui a duré de mai à septembre 2023, a ainsi mis en lumière les craintes réelles de l’industrie : non seulement les syndicats ont dû négocier pour interdire l’usage imposé de l’IA dans l’écriture des scripts, mais cette mobilisation s’est accompagnée d’une disparition massive d’emplois, survenue précisément pendant la durée de la grève elle-même. En parallèle, d’autres profils de métier apparaissent : en général cependant, ces métiers émergents montrent que l’IA ne détruit pas l’emploi en soi, mais en modifie profondément la cartographie. C’est le cas du « prompt engineer », le professionnel chargé de formuler les bonnes instructions à l’intelligence artificielle pour qu’elle génère un contenu conforme à l’intention artistique. On voit aussi apparaître des « curateurs de données », qui sélectionnent et organisent les contenus utilisés pour entraîner l’IA, tout en veillant à leur qualité et leur légalité. D’autres figures en devenir émergent également, comme celle du « superviseur de cohérence », qui vérifie que les contenus produits par l’IA restent fidèles à l’univers narratif et aux émotions visées par le film. Ces métiers illustrent donc une mutation profonde du secteur : l’IAG ne remplace pas l’humain, mais transforme les façons de créer, en réclamant de nouvelles expertises.

 

  1. L’absence critiquable de transparence

La question de la transparence constitue sans doute l’un des points les plus sensibles dans le débat autour de l’IAG : alors même que ces technologies reposent sur l’exploitation massive de contenus culturels préexistants, il est aujourd’hui quasiment impossible pour un auteur, un producteur ou un ayant droit de savoir si ses œuvres ont été utilisées pour entraîner un modèle d’IA. Cette absence de transparence n’est pas accidentelle : elle relève d’un choix stratégique des acteurs du numérique, qui invoquent systématiquement le secret des affaires pour refuser de divulguer la composition exacte des ensembles de données avec lesquels ils travaillent. Une telle asymétrie informationnelle est d’autant plus problématique que les œuvres protégées sont, par définition, au cœur du des données collectées par l’IAG. Or, sans information, pas de consentement ; et sans consentement, pas de rémunération équitable.

Dans ce contexte, l’AI Act[12] est adopté en juin 2024 pour poser les premières bases d’un encadrement juridique. Ce dernier impose, à l’article 53, aux fournisseurs de modèles d’IA dits « à usage général » de publier un « résumé suffisamment détaillé » des données d’entraînement utilisées. Mais ce résumé, tout en constituant un premier pas, reste ambigu : c’est d’ailleurs ce que soulève le rapport du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA), énonçant que la transparence ne saurait se limiter à une simple liste de sources floues ou générales ; elle se doit de permettre, au minimum, une identification par type de contenu, avec des URLs datées ou des identifiants uniques lorsque cela est possible[13]. Cette idée rejoint la formule du Professeur Alexandra Bensamoun : « on communique les ingrédients sans révéler la recette »[14]. Entre autres, l’idée est de conjuguer une éventuelle traçabilité des œuvres sans divulguer les traitements algorithmiques pour autant, ceux-ci relevant « du secret des affaires et n’a[yant] pas à figurer dans un résumé public »[15].

De surcroît, l’opacité algorithmique a des répercussions esthétiques et culturelles : dans le secteur cinématographique, l’impossibilité de tracer les sources utilisées par l’IA se traduit par une confusion entre création humaine et création par une machine, au risque d’une standardisation de la production. Concrètement, les IA pouvant imiter des styles ou reproduire des ambiances narratives ou visuelles sans que leur origine ne soit identifiable, cette indistinction favorise la multiplication de contenus reposant sur les mêmes modèles dominants. On voit aisément comment cela met à mal la singularité artistique. Comme le souligne d’ailleurs le rapport du CSPLA, ce recours massif à des bases d’entraînement opaques fait que les créations nouvelles sont en réalité des recombinaisons d’œuvres passées, souvent sans autorisation ni transparence. À cela s’ajoute la difficulté d’identifier juridiquement une responsabilité en cas de contrefaçon : sans connaissance précise des données intégrées dans le modèle utilisé, il devient illusoire de déterminer d’abord s’il y a eu usage illicite d’une œuvre, et ensuite à qui en imputer la faute. Le rapport du CSPLA insiste sur ce point : la transparence constitue le socle sur lequel pourrait émerger un marché éthique de la donnée, dans lequel les œuvres seraient rémunérées à leur juste valeur[16].

En définitive, l’absence actuelle de transparence organise une déresponsabilisation systémique en ce qu’elle empêche l’exercice effectif des droits d’auteur. Le risque est que l’IAG, en exploitant à l’aveugle des milliards de contenus culturels, mène à une extraction massive de valeur sans redistribution, processus pendant lequel les artistes deviennent de simples fournisseurs anonymes.

Ces bouleversements dans les modes de production révèlent donc des tensions juridiques majeures. Le droit d’auteur, tel qu’il est conçu aujourd’hui, doit être réenvisagé afin de faire face aux œuvres générées par l’intelligence artificielle (II).

 

II. Les limites du droit d’auteur face à la création par l’IAG

 

Le droit d’auteur repose historiquement sur la reconnaissance d’un lien personnel et intellectuel entre l’auteur et son œuvre. Or, l’intelligence artificielle générative remet en question cette relation en produisant des contenus sans intervention humaine significative. Dès lors, il convient d’abord d’examiner les critères traditionnels de la protection par le droit d’auteur et leur incompatibilité avec la nature des productions de l’IA (A), avant d’analyser les perspectives en la matière (B).

 

A) Une conception classique de l’auteur incompatible avec l’IAG

 

  1. L’incompatibilité de la notion classique d’originalité

Le développement rapide de l’IAG soulève une série de tensions juridiques fondamentales, à commencer par celle qui concerne l’originalité au sens du droit d’auteur. Le modèle personnaliste, encore dominant en droit français, repose sur l’idée que l’œuvre doit refléter la personnalité de son auteur. Or, une IA, aussi sophistiquée soit-elle, demeure une entité non consciente, fonctionnant selon une logique purement algorithmique ; elle ne dispose donc d’aucune intention créatrice, ni d’identité propre susceptible d’être retrouvée dans une œuvre, critères régulièrement exigés par la jurisprudence.

Cette incompatibilité conceptuelle provoque une difficulté juridique : les œuvres générées par l’IAG échappent au critère d’originalité dans sa définition classique. Même si certains proposent une relecture objectivée de ce critère, fondée sur la singularité formelle d’un contenu, cette approche reste minoritaire, et son application reste dans tous les cas conditionnés à la démonstration d’une intervention humaine significative.

Si l’absence d’intention créatrice et de personnalité propre rend incompatible l’intelligence artificielle générative avec la notion classique d’originalité, cette difficulté en révèle une autre : même en présence d’une œuvre pouvant être qualifiée d’originale, encore faudrait-il pouvoir en désigner l’auteur (2).

 

  1. La difficulté posée par l’impossibilité d’une désignation de l’auteur

Quand bien même l’on admettrait qu’une création issue d’une IA puisse répondre au critère d’originalité, encore faut-il identifier un auteur, dans la mesure où le droit de la propriété intellectuelle ne reconnaît cette qualité qu’à une personne physique. La tentative du Parlement européen, en 2017, de conférer une « personnalité électronique » aux IA a été rejetée, notamment en raison des risques d’affaiblissement de la responsabilité humaine et du lien par nature entre droit d’auteur et dignité humaine[17]. Certaines thèses proposent une transposition des règles applicables à la photographie : à l’instar du photographe, l’utilisateur de l’IA pourrait être considéré comme auteur s’il exerce un contrôle créatif significatif, donc en l’occurrence le choix du prompt. Toutefois, cette analogie atteint vite ses limites. L’IA n’est pas un outil passif ; elle opère des choix formels sur la base d’un ensemble complexe de données autre que le prompt fourni par l’humain, et ce dernier ne peut anticiper ce qui va en ressortir. L’IA agit moins comme un prolongement de l’humain que comme une espèce de co-auteur algorithmique.

Cette ambiguïté a des conséquences économiques concrètes. Dans l’industrie cinématographique, les producteurs ne savent pas toujours si les éléments sont protégeables, ni qui en détient les droits. L’absence de standardisation dans les méthodes d’identification et de documentation des œuvres utilisées pour entraîner les modèles rend difficile toute revendication. Cette incertitude fragilise les chaînes de financement et les dispositifs de rémunération.

L’analyse des fondements théoriques du droit d’auteur révèle ainsi une incompatibilité avec les œuvres issues de l’intelligence artificielle générative. Ni la notion d’originalité, ni l’exigence d’une personne physique titulaire ne permettent d’intégrer pleinement ces nouvelles formes de création dans le champ du droit existant. Cette impasse invite dès lors à envisager des voies d’adaptation du cadre juridique, qu’il s’agisse d’un assouplissement interne des critères traditionnels ou d’une refondation partielle autour de régimes complémentaires (B).

 

B) Les perspectives d’adaptation juridique face à l’IAG

 

  1. L’adaptation des critères du droit d’auteur

Face aux limites du modèle personnaliste du droit d’auteur, il a été nécessaire d’aborder la question de l’adaptation du droit existant en matière de propriété intellectuelle. En ce sens, une partie de la doctrine plaide pour un glissement vers une définition objective de l’originalité : selon cette approche fonctionnelle, il ne s’agirait plus de rechercher une intention ou une subjectivité, mais une combinaison suffisamment originale d’éléments. Cela permettrait de protéger des contenus générés automatiquement, à condition qu’ils se distinguent nettement de l’existant. Jean-Michel Bruguière soutient d’ailleurs qu’une approche fondée sur la « valeur esthétique autonome » de l’œuvre, déconnectée de son auteur, pourrait offrir une solution viable[18]. Ainsi, l’intervention humaine pourrait s’incarner dans des opérations d’instruction ou de validation, pour permettre à l’assistance (tant qu’elle reste partielle) de l’IAG. Cette approche permettrait aussi à la difficulté posée par le traçage des IAG d’être atténuée : elle permettrait la protection d’œuvres « co-produites » dès lors que l’apport humain, même s’il est discret, est décisif.

L’exemple de l’affaire américaine A Single Piece of American Cheese[19], traitée par l’US Copyright Office (USCO) en 2025 illustre ce changement de paradigme. En l’espèce, l’œuvre avait été générée à l’aide d’un modèle d’IA et retravaillée à 35 reprises via une technique de retouche dite inpainting, permettant d’ajuster certains éléments visuels tout en conservant la structure globale de l’image. L’intervention humaine a été soigneusement documentée, notamment par une vidéo en accéléré du processus créatif et des descriptions détaillées de ses choix esthétiques. Ce faisceau de preuves a été déterminant dans la décision de l’USCO, qui a finalement considéré que l’œuvre témoignait d’une « sélection, coordination et arrangement »[20] relevant d’une créativité humaine identifiable. On voit donc l’importance de la collecte rigoureuse de preuves de l’intervention humaine, dans un but de transparence. Dans cette même logique, le rapport du CSPLA de décembre 2024 insiste sur la nécessité de renforcer les mécanismes de transparence et de documentation des processus de création, en particulier pour les œuvres « hybrides »[21], où l’IA agit comme outil au sein d’un processus plus vaste. Ainsi, cela mène l’originalité à dépasser le critère de l’empreinte d’une personnalité, pour se diriger vers l’empreinte d’un processus créatif entier, dès lors que celui-ci témoigne d’un choix, d’un contrôle ou d’une orientation humaine identifiable.

Cette réflexion s’inscrit aussi dans une logique plus large de sécurisation juridique du processus créatif : la preuve de l’intervention humaine, nécessaire pour satisfaire à l’exigence d’originalité, peut désormais être renforcée par les outils de traçabilité numérique. Le recours à la blockchain, en particulier, permet d’horodater les prompts et les modifications successives d’un projet créatif, assurant une forme de transparence technique. Cette dernière a été récemment validée par une jurisprudence récente : le Tribunal judiciaire de Marseille a ainsi reconnu, en mars 2025[22], la valeur probante d’un dépôt blockchain dans une affaire de contrefaçon de modèles de mode, ouvrant la voie à une preuve d’auteur alternative, plus adaptée à l’environnement numérique[23]. Donc, la redéfinition des critères de protection pourrait avoir un effet régulateur sur l’industrie cinématographique : en rendant éligibles les productions hybrides, le droit d’auteur encouragerait une appropriation contrôlée des outils IA, au lieu de les laisser dans une sorte de zone grise juridique.

Cependant, si l’adaptation du droit d’auteur par le biais d’une redéfinition de l’originalité permet d’envisager une protection partielle des œuvres générées par IA, elle ne suffit toutefois pas à répondre à l’ensemble des problématiques pratiques et économiques soulevées. C’est pourquoi une réflexion plus structurelle s’impose, autour de la création de droits voisins ou sui generis, et d’un encadrement contractuel renforcé (2).

 

  1. La mise en place de régimes autonomes

L’autre grande voie est celle de la création de régimes juridiques ad hoc, pensés non plus en extension du droit d’auteur, mais en marge de celui-ci. L’idée d’un droit sui generis appliqué aux productions issues de l’IAG revient régulièrement. Dans cette perspective, le Policy Report nommé « Forging global cooperation on AI risks : cyber policy as a governance blueprint »[24] du Sommet de l’IA de 2025 insiste sur la nécessité de combiner la régulation par le droit dur avec une gouvernance réactive fondée sur la transparence et la coopération entre acteurs publics et privés. Cette approche suppose d’imposer aux développeurs des obligations d’information, ce qui ouvre la voie à une régulation fondée non seulement sur le modèle mais sur ses usages réels. L’Union européenne a ainsi posé un jalon essentiel avec l’article 53 du règlement sur l’IA[25]. Ce texte impose aux fournisseurs de modèles d’IA à usage général de rendre public un résumé suffisamment détaillé des données d’entraînement, document dont la vocation est justement d’aider les ayants droit à faire valoir leurs droits. Ce résumé ne doit pas se contenter de mentions vagues : il doit permettre d’identifier les œuvres potentiellement utilisées, notamment par des listes d’URLs datées, sans pour autant compromettre le secret des affaires. Cette exigence, renforcée par une politique de conformité interne, constitue une avancée significative pour les acteurs du cinéma, qui peinent aujourd’hui à savoir si leurs catalogues ont servi à nourrir des modèles sans autorisation. L’impact sur l’industrie cinématographique est double. D’une part, cette transparence rend possible la négociation d’accords de licence ex ante, là où l’opacité rendait jusque-là tout contrôle illusoire. D’autre part, elle pourrait servir de base à un « futur marché de la donnée culturelle »[26], à condition d’être accompagnée d’un registre centralisé des œuvres protégées, comme l’envisage la Commission européenne.

Ce cadre de transparence ne saurait suffire sans outils juridiques complémentaires. Un droit sui generis pourrait protéger les investissements des producteurs de contenus audiovisuels face à l’extraction massive de leurs œuvres. En ce sens, le CSPLA suggère ici de limiter dans le temps et l’objet un tel droit, afin d’éviter une inflation de barrières qui nuirait à la circulation des œuvres et à la créativité collective propre au cinéma. En parallèle, le contrat s’affirme comme un instrument-clé d’encadrement : des clauses dédiées à l’usage de l’IA ou à la traçabilité des données deviennent centrales dans les accords de cession et de production. Autrement dit, cette contractualisation peut également être une manière d’anticiper certains contentieux, comme ceux liés à l’identité numérique des comédiens ou à la voix des doubleurs, souvent utilisées sans contrôle dans les productions générées par IA[27].

En conclusion, l’irruption de l’IAG dans le champ cinématographique bouleverse largement les fondements traditionnels de la création artistique, et par la même, du droit d’auteur. En effet, en permettant à des systèmes d’apprentissage automatique de produire seuls, sans intervention humaine directe si ce n’est au début, les notions même d’originalité et d’identité de l’auteur, piliers indissociables de la notion en droit français, sont remises en cause. L’analyse des usages concrets dans le secteur audiovisuel révèle à quel point cette technologie est déjà intégrée dans la chaîne de production, avec des effets ambivalents. Face à cette tension, plusieurs voies d’adaptation sont envisageables. Certaines plaident pour un assouplissement du droit d’auteur existant ; d’autres envisagent la création de droits nouveaux. Il n’empêche que le défi est double : il s’agit de préserver l’essence du droit d’auteur, qui est de garantir la reconnaissance et la protection de la création humaine, tout en accompagnant l’évolution technologique dans un esprit d’innovation.

Lilou VAUDAUX


 

Notes de bas de page :

 

[1] Georges Sadoul, Histoire du cinéma mondial, des origines à nos jours, Paris, Denoël, 1949.

[2] Philippe Nadeau, Kathleen Jobin, « Fondements de l’IA générative », in Intelligence artificielle : génération générative, Paris, Dunod, 2024, p. 10, [en ligne] https://shs-cairn-info.eztest.biblio.univ-evry.fr/intelligence-artificiellegeneration-generative–9782100860708-page-10?lang=fr

[3] Idem.

[4] Gilles Jeannot, « Les premières réponses des administrations à l’intelligence artificielle générative en Californie et en France : encadrer l’usage de ChatGPT ou maîtriser des outils dédiés ? », Revue française d’administration publique, 2024/2, n° 186, p. 541.

[5] Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, [en ligne], https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32019L0790

[6] ARCOM, « Bilan de la mission IA sur l’impact de l’intelligence artificielle », 14 octobre 2024, [en ligne], https://www.arcom.fr/sites/default/files/2024-10/Bilan-de-la-mission-IA-sur-impact-de-intelligence-artificielle-de-Arcom.pdf

[7] Règlement (UE) 2024/1689 établissant un cadre harmonisé pour l’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) au sein de l’Union Européenne, 13 juin 2024, [en ligne], https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=OJ:L_202401689

[8] Jean-Marie Cavada, Colette Bouckaert, « Intelligence artificielle et propriété intellectuelle : quels progrès ? », Cahiers français, 2024/5, n° 441, p. 82, [en ligne], https://shs-cairn-info.eztest.biblio.univ-evry.fr/magazine-cahiers-francais-2024-5-page-82?lang=fr

[9] Cinémathèque française, « Principes et perspectives pour le cinéma », [en ligne], https://www.cinematheque.fr/video/2206.html

[10] The Guardian, « The Brutalist and Emilia Perez’s voice-cloning controversies make AI the new awards season battleground », 20 janvier 2025, [en ligne], https://www.theguardian.com/film/2025/jan/20/the-brutalist-and-emilia-perezs-voice-cloning-controversies-make-ai-the-new-awards-season-battleground

[11] Centre national du cinéma (CNC), « Baromètre des usages IA », juin 2024, [en ligne], https://www.cnc.fr/documents/36995/2097582/Barom%C3%A8tre+des+usages+IA-Juin2024.pdf

[12] Règlement (UE) 2024/1689, ibid.

[13] CSPLA, « Rapport de mission relative à la mise en œuvre du règlement européen établissant des règles harmonisées sur l’intelligence artificielle », décembre 2024, [en ligne] https://www.culture.gouv.fr/fr/Media/medias-creation-rapide-ne-pas-supprimer/cspla_rapport_ia_template_dec_.2024.pdf

[14] Idem.

[15] Idem.

[16] Idem.

[17] Rodolphe Gelin, Olivier Guilhem, « L’IA peut-elle être auteure d’une œuvre artistique protégeable ? », in L’intelligence artificielle en 30 questions, Paris, La Documentation française, 2024, p. 78, [en ligne] https://stm-cairn-info.eztest.biblio.univ-evry.fr/l-intelligence-artificielle-en-30-questions–9782111579231-page-78?lang=fr&tab=feuilleteur

[18] Jean-Michel Bruguière, « Intelligences artificielles génératives : y a-t-il exploitation des œuvres, au sens du droit d’auteur ? », Recueil Dalloz, 2023, n° 32, [en ligne] https://dallozknd-pvgpsla5-dalloz-revues-fr.eztest.biblio.univ-evry.fr/fr/pvPageH5B.asp?puc=004877&nu=202332&pa=1&search=intelligence%20artificielle%20g%E9n%E9rative&word=245.246.247#19

[19] U.S. Copyright Office, A Single Piece of American Cheese, décision du 30 janvier 2025, [en ligne] https://publicrecords.copyright.gov/detailed-record/37990563

[20] Idem.

[21] Rapport CSPLA, ibid.

[22] TJ Marseille, 20 mars 2025, AZ Factory c/ Valeria Moda, n° RG 23/00046

[23] Fanny Binois, « La blockchain au service de la preuve de la titularité d’un droit d’auteur », Dalloz Actualité, [en ligne] https://www.dalloz-actualite.fr/flash/blockchain-au-service-de-preuve-de-titularite-d-un-droit-d-auteur

[24] Paris Peace Forum, « Forging Global Cooperation on AI Risks: Cyber Policy as a Governance Blueprint, rapport présenté au AI Action Summit », février 2025, [en ligne] https://parispeaceforum.org/app/uploads/2025/02/forging-global-cooperation-on-ai-risks-cyber-policy-as-a-governance-blueprint.pdf

[25] Règlement (UE) 2024/1689, ibid.

[26] Rapport CSPLA, ibid.

[27] CNC, « Cartographie des usages IA – Rapport complet », [en ligne] https://www.cnc.fr/documents/36995/2097582/Cartographie+des+usages+IA_rapport+complet.pdf

 

Bibliographie :

 

  • Textes juridiques :
  • Ouvrages :
    • GAUTIER Pierre-Yves, BLANC Nathalie, Droit de la propriété littéraire et artistique, 2e éd., Paris, LGDJ, 2023.
    • SADOUL Georges, Histoire du cinéma mondial, des origines à nos jours, Paris, Denoël, 1949
    • VIVANT Michel, BRUGUIÈRE Jean-Michel, Droit d’auteur et droits voisins, 5e éd., Paris, Dalloz, 2024.

 

 

 


 

MasterIPIT