Intelligence artificielle et droit d’auteur : une protection envisageable pour les œuvres créées par les machines ?

Le dictionnaire Larousse définit l’intelligence artificielle comme un « ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de réaliser des machines capables de simuler l’intelligence humaine ». En d’autres termes, l’intelligence artificielle serait une imitation de l’intelligence humaine à l’aide de procédés informatiques. Pour John McCarthy, l’un des fondateurs de ce concept, « toute activité intellectuelle peut être décrite avec suffisamment de précision pour être simulée par une machine »[1].

Mais, l’intelligence humaine suppose généralement la mise en œuvre d’une certaine créativité. Or, si les intelligences artificielles sont une imitation de l’intelligence humaine, cela signifie que les machines sont, à ce titre, capables de simuler le processus créatif humain et, par suite, de créer à leur tour des œuvres. Mais ces œuvres sont-elles équivalentes à celles produites par l’être humain ?

Comme le souligne l’OMPI Magazine[2], à l’époque du début du phénomène soit depuis les années 1970, la plupart de ces œuvres créées par ordinateur dépendaient fortement de l’apport créatif du programmeur, la machine servait tout au plus d’instrument ou d’outil « au même titre que l’appareil photo ou le pinceau »[3]. Aujourd’hui cependant, la révolution technologique pourrait nous amener à repenser l’interaction entre les ordinateurs et le processus de création. Avec le développement rapide de logiciels d’apprentissage automatique, capables d’apprendre sans avoir été spécifiquement programmés à cet effet par un humain, les machines sont de plus en plus aptes à prendre des décisions de manière orientée et autonome. « Ce qu’il faut retenir de ce type d’intelligence artificielle », poursuit Andres Guadamuz dans son article pour l’OMPI Magazine, « c’est que si les programmeurs peuvent définir certains paramètres, l’œuvre effectivement créée par le programme informatique en soi […] est le fruit d’un processus équivalant au processus de réflexion chez l’homme ».

Ainsi, cette faculté de création autonome par les machines est loin d’être une fiction. À titre d’exemple, le programme AARON est un programme informatique qui peint de manière totalement indépendante sans le moindre concours humain. Il se base sur des thématiques qu’il possède en mémoire : le programme peut reconnaître la forme des gens, des plantes en pot, des arbres et d’autres objets simples, comme des boîtes ou des tables. Ces peintures ne sont pas isolées dans la liste des créations de programmes informatiques. De la même manière, l’œuvre intitulée The Next Rembrandt est un tableau en 3D engendré par ordinateur à l’aide d’un algorithme de reconnaissance faciale. Formé de 148 millions de pixels, le portrait a été réalisé à partir de 168 263 fragments tirés de travaux du peintre Rembrandt et conservés dans une base de données conçue à cet effet.

Comme le fait remarquer le Professeur Jacques Larrieu[4], il n’est pas question dans le cas présent de parler de création assistée par ordinateur, où le programme n’est qu’un simple outil à disposition de l’artiste humain. Les exemples précités en témoignent : nous parlons du cas de figure où le robot est lui-même auteur d’une œuvre.  Mais ces situations sont-elles la preuve qu’une machine est capable de créativité ? Les œuvres qui en résultent doivent-elles être protégées, comme les autres, par le droit d’auteur ?

En droit français, les œuvres de l’esprit sont protégées par le droit d’auteur. Afin de bénéficier de cette protection, l’œuvre mise en forme doit être originale. Il faut également que le créateur de l’œuvre soit intervenu en connaissance de cause et avec la conscience de créer.

 

La question de l’originalité des œuvres créées par l’intelligence artificielle

L’originalité est communément associée à l’expression de la personnalité de l’auteur, ce qui suppose une démarche consciente. Elle n’est pas définie dans le Code de la Propriété Intellectuelle (CPI), mais Henri Desbois la considère comme étant « l’empreinte de la personnalité de l’auteur »[5]. Par cette approche, Henri Desbois systématise l’idée selon laquelle l’œuvre, dans sa conception et dans sa forme, doit être propre à son auteur. Néanmoins, l’absence de définition précise dans le CPI traduit une certaine volonté du législateur de proposer une conception large et subjective de l’originalité qui devra être appréciée au cas par cas par le juge, afin de permettre à un plus grand nombre d’œuvres de bénéficier de la protection accordée par le droit d’auteur, et de faciliter ainsi l’adaptation de ce droit au développement de nouvelles techniques telles que, en l’occurrence, les intelligences artificielles.

En Europe, la Cour de justice de l’Union européenne a également affirmé à plusieurs reprises, et en particulier dans un arrêt rendu dans l’affaire Infopaq[6], que le droit d’auteur ne s’appliquait qu’à des œuvres originales et que l’originalité allait de pair avec « une création intellectuelle propre à son auteur ».  Cette décision est généralement interprétée, au regard du droit français, comme signifiant qu’une œuvre originale doit être le reflet de la personnalité de son auteur, ce qui signifie qu’une intervention humaine est indispensable pour qu’une œuvre puisse être protégée par le droit d’auteur.

Les œuvres créées par les intelligences artificielles remplissent-elles les conditions précitées afin de bénéficier de la protection par le droit d’auteur ? Sont-elles suffisamment originales ? Il nous est permis de douter du caractère original des œuvres créées par des intelligences artificielles, ces dernières nécessitant au préalable un codage et un certain paramétrage ce qui ne leur permettrait pas d’apposer l’empreinte de leur personnalité. Cependant, comme nous l’avons dit précédemment, les logiciels tendent de plus en plus à prendre des décisions de manière autonome sans avoir été spécifiquement programmés par les êtres humains. Avec la démocratisation de ces techniques, les œuvres sont de plus en plus aptes à être qualifiées d’originales car les machines arrivent à agir en marge des codes. Dans un avenir proche, et comme cela est déjà le cas de manière ponctuelle, les machines ne nécessiteront plus d’activité humaine préalable pour créer. La condition d’originalité pourra alors être aisément remplie, et le droit d’auteur pourra s’appliquer. Mais un problème persiste : le manque de données. Comme le souligne Mark Riedl, chercheur à l’Institut de technologie de Géorgie aux Etats-Unis, un ordinateur ne sait rien jusqu’à ce que l’homme lui fournisse des données. Le processus de création de la machine proviendrait donc toujours d’une activité humaine. Seule l’évolution technologique déterminera à quel point la machine sera capable dans un avenir plus ou moins proche de s’en détacher pour apposer à son œuvre l’empreinte de sa « personnalité ».

 

L’exigence d’une personne physique comme seule titulaire des droits d’auteur

Outre le problème de l’originalité de l’œuvre produite par une machine, se pose également la question de la titularité des droits. En effet, la qualité d’auteur ne pouvant être a priori confiée qu’à des personnes physiques, il semblerait que les robots ne puissent en bénéficier.

Ainsi, plusieurs législations, par exemple en Espagne, en Allemagne, et aux Etats-Unis ont déclaré que seules pouvaient être protégées par le droit d’auteur les œuvres originales créées par les êtres humains. En France, la condition d’originalité est considérée comme renforçant l’idée selon laquelle seules les personnes physiques peuvent être considérées comme auteures.

Toutefois, pour déterminer l’auteur d’une œuvre de l’esprit, le CPI offre une présomption de qualité d’auteur : l’article L113-1 dispose que « la qualité d’auteur appartient sauf preuve contraire à celui ou ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée ». Rien n’empêchera alors de divulguer l’œuvre sous le nom donné au programme dont elle est issue. De plus, si l’exigence d’auteur personne physique est largement admise en droit français, celle-ci ne provient d’aucune source législative ce qui rend plus aisé d’y déroger spécifiquement pour attribuer la titularité des droits à l’intelligence artificielle.

Ainsi donc, si, à première vue, il apparait difficile d’attribuer la protection par le droit d’auteur aux œuvres créées par l’intelligence artificielle en raison de la condition d’originalité et de l’exigence d’une personne physique en tant qu’auteur, il peut cependant être permis de penser qu’en concevant ces critères de manière large pour le cas précis des machines celles-ci pourront bénéficier de la protection par le droit d’auteur sur leurs œuvres.

Il est alors tentant de se dire que la question est réglée, que ces exigences sont parfaitement adaptables aux évolutions technologiques si le juge accepte d’adopter une certaine ouverture d’esprit. Néanmoins, une difficulté persiste encore : il s’agit de l’exigence « d’activité humaine consciente » dans le processus de création.

 

L’exigence « d’activité humaine consciente » dans le processus de création

La création implique une activité humaine consciente. Si des questions se posent quant à la protection des créations réalisées par les incapables[7] en raison de l’exigence de conscience de créer, qu’en est-il des créations conçues par des intelligences artificielles, qui demeurent malgré tout des machines ? La question mérite d’être posée. Jusqu’à quel point les intelligences artificielles peuvent-elles simuler l’intelligence humaine ? Sont-elles alors capables dans une certaine mesure d’avoir une forme de conscience ? Alexandra Bensamoun souligne à ce propos que « on n’en est pas encore à l’intelligence consciente. A ce jour, la créativité de la machine n’existe pas : les hommes créent et les machines calculent »[8]. Si à l’heure actuelle la plupart des machines ne sont pas assez perfectionnées, et si celles qui sont capables de créer des œuvres de manière autonome restent encore minoritaires, il ne fait aucun doute qu’à l’avenir la question sera centrale du fait de la généralisation du recours à l’intelligence artificielle par les artistes.

 

Comment est-il alors possible de protéger les œuvres créées par l’intelligence artificielle ?

Mais alors comment protéger ces œuvres ? Faut-il en attribuer la paternité au programmeur comme c’est le cas au Royaume Uni[9] ? Ou bien encore à l’utilisateur du programme ? Cette question reste ouverte. Convient-il d’appliquer le régime spécial des logiciels pour protéger les œuvres issues de l’intelligence artificielle ? Il semblerait que cela ne soit pas possible car le logiciel est un programme d’instruction adressé à une machine en vue du traitement d’une information donnée. Il s’agit seulement d’un outil, d’un intermédiaire, alors que l’intelligence artificielle est autonome.

Faut-il dans ce cas créer un droit sui generis et exclusif (à la manière du droit des producteurs de bases de données) qui régulera le cas spécial de la création par les intelligences artificielles ? En effet, comme le signalent Arnaud Touati et Thomas Le Goff, ces créations « ne peuvent répondre que d’un régime spécifique du fait de la complexité de leur conception. »[10]

Certains préconisent qu’il faut aménager le régime du droit d’auteur pour s’adapter à cette évolution technologique. En effet cette approche peut trouver sa justification dans le fait que l’exercice des droits, notamment moraux, se trouve compromis dans le cas des intelligences artificielles. Comment des robots pourront-ils exercer leur droit de paternité, ou faire respecter l’intégrité de leurs œuvres ?

Du reste, comme le souligne Alexandra Bensamoun, « d’autres pensent qu’il faut créer le principe d’une personnalité électronique ».[11]

Si le régime actuel du droit d’auteur ne permet pas pour le moment d’inclure les œuvres créées par les machines dans son champ de protection, le législateur sera obligé d’envisager cette hypothèse un jour. En effet la démocratisation de ces nouvelles techniques de création et le perfectionnement grandissant des machines feront que les intelligences artificielles seront peut-être bientôt capables de simuler parfaitement l’intelligence de l’être humain et donc de créer des œuvres comparables à celles de ce dernier.

Pauline Perez

Pour plus de précisions sur la question, je vous invite à consulter le mémoire d’Emeline Guedes traitant du « renouvellement des œuvres d’art à l’ère du numérique » lorsque celui-ci sera achevé.

 

[1] « Intelligence artificielle », Larousse encyclopédie

[2] Andres Guadamuz, « l’intelligence artificielle et le droit d’auteur », OMPI Magazine, octobre 2017

[3] Alexandra Bensamoun pour France-Inter dans « Lorsque l’intelligence artificielle est capable de créer, qui encaisse les droits d’auteur ? » publié le 10 février 2018

[4] Jacques Larrieu, « La propriété intellectuelle et les robots », Journal International de Bioéthique, 2013/4 Vol. 24

[5] Henri Desbois, Le droit d’auteur en France, 1978.

[6] Arrêt Infopaq International A/S c. DanskeDagbaldesForening, CJUE 16 juillet 2009.

[7] Voir en ce sens A. Bensamoun, La protection de l’oeuvre de l’esprit par le droit d’auteur : « qui trop embrasse mal étreint », Recueil Dalloz 2010 p.2919

[8] Alexandra Bensamoun pour France-Inter dans « Lorsque l’intelligence artificielle est capable de créer, qui encaisse les droits d’auteur ? » publié le 10 février 2018

[9] La loi sur le droit d’auteur dispose en effet que “dans le cas d’une œuvre littéraire, dramatique, musicale ou artistique créée au moyen d’un ordinateur, la personne ayant pris les dispositions nécessaires pour créer ladite œuvre sera réputée en être l’auteur ».

[10] Arnaud Touati et Thomas Le Goff, « IA et propriété intellectuelle, un enjeux clef du 21ème siècle », Journal du net.com, décembre 2016.

[11] Alexandra Bensamoun pour France-Inter dans « Lorsque l’intelligence artificielle est capable de créer, qui encaisse les droits d’auteur ? » publié le 10 février 2018

 

Sources :

blog.economie-numerique.net/2015/09/03/droit-dauteur-et-intelligence-artificielle-la-question-du-robot-createur/

https://www.franceinter.fr/societe/intelligence-artificielle-droits-d-auteur-musique-litterature-creation

http://www.wipo.int/wipo_magazine/fr/2017/05/article_0003.html

https://dailygeekshow.com/intelligence-artificielle-art/

http://curia.europa.eu/juris/liste.jsf?num=C-5/08

https://www.journaldunet.com/economie/expert/65903/ia-et-propriete-intellectuelle–un-enjeux-clef-du-21eme-siecle.shtml

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