Bonjour Madame Mourot, et merci d’avoir accepté cette interview. Est-ce que vous pourriez vous présenter à nos lecteurs?
Je suis Lorraine Mourot, une ancienne étudiante du master DI2C, diplômée en 2012 du master 2 Droit des créations numériques de la faculté de Jean Monnet à Sceaux, et je travaille actuellement chez France Télévision Distribution.
Comment avez-vous fait vos choix de master, en M1 comme en M2?
Pour résumer mon parcours : après le bac j’étais assez indécise, donc je me suis orientée vers une classe prépa littéraire qui m’a été très bénéfique pour les études de droit. On m’y a appris une certaine rigueur, mais je ne me voyais pas passer les concours type ENS. Je me suis donc orientée vers le droit, qui est une filière plus généraliste, sans savoir ce que je trouverais au bout. Étant littéraire et rigoureuse, je me suis lancée. Habitant à proximité, je suis naturellement allée à Sceaux, où j’ai fait mes 3 premières années. Ensuite en me renseignant sur les spécialités offertes par la faculté, je me suis rendue compte de l’existence d’un master pré-spécialisé en propriété intellectuelle. J’étais encore quelque peu indécise sur la voie à prendre, mais ayant une sensibilité particulière envers le monde des arts, du cinéma et de la littérature, j’ai voulu lier ces domaines à la matière juridique. Je suis donc entrée au DI2C qui, en me faisant découvrir les cours de propriété intellectuelle qui m’ont beaucoup plu m’a convaincue à poursuivre dans cette spécialité. J’ai ensuite essayé de passer la sélection à Sceaux, sachant que l’enseignement en la matière est un des meilleurs en France, et après quelques hésitations, j’ai décidé que je voulais un enseignement combinant pratique et théorie. J’avais vraiment à cœur de faire un stage, plutôt qu’un mémoire. J’ai donc passé un entretien avec Pierre Sirinelli, qui s’est bien passé, et j’ai intégré le M2 DCN.
Après ce Master-ci, comment s’est passée votre intégration sur le marché du travail? Quels stages avez-vous fait? Quel emploi exercez-vous?
À la fin du DCN, nous devions faire un stage de fin d’étude pour valider le master. Personnellement, je n’avais aucun réseau, aucun contact pour faire un stage, et n’avais jamais eu l’occasion d’en faire auparavant. Heureusement le réseau de la fac a fonctionné, et j’ai répondu à une annonce pour un stage de 6 mois à la SACD [ndlr : Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques], une société de gestion collective que je ne connaissais que par le biais des cours et était donc encore un peu un mystère. J’ai été retenue pour le stage, qui m’a permis de travailler sur la propriété littéraire et artistique, mais d’un point de vue assez théorique. Il fallait faire beaucoup de notes, de recherches, tout restait malgré tout un peu éloigné du concret du métier. Après ce stage de 6 mois, je n’avais pas de perspectives d’embauche, et de toute façon je voulais aborder un côté plus concret de la propriété intellectuelle. Donc je me suis orientée chez Studio Canal, la filière studio, distribution et cinéma de Canal +, où j’ai fait un stage beaucoup plus pratique, qui m’a permis de voir comment on rédigeait de vrais contrats, avec des producteurs, des distributeurs, des diffuseurs, comment on vendait des programmes, comment on réalisait des bandes annonces, comment récupérer des droits sur des musiques pour les synchroniser sur les bandes annonces, comment valider des jaquettes de DVD ou des affiches de films…
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On est en contact avec tous les pays du monde, donc il faut forcément parler anglais. C’était un stage très riche, mais qui encore une fois ne pouvait aboutir à un emploi. Mais cela restait difficile de trouver un CDD dans l’audiovisuel. Comme mon stage chez Studio Canal avait été déterminant, notamment dans le fait que ne je voulais pas exercer la profession d’avocat, et que je voulais rester dans une société du secteur audiovisuel, j’ai choisi de faire un nouveau stage chez France Télévisions Distribution, où les tâches à effectuer se rapprochaient de celles de chez Studio Canal. J’ai été au bon endroit et au bon moment, car le stage s’est transformé en CDD de 5 mois, puis en CDI depuis plus de 2 ans.
Et dans le cadre de cet emploi chez France Télévisions Distribution, quelles missions accomplissez-vous? Quelles sont vos tâches, vos responsabilités? On dit souvent que le juriste en entreprise ne fait que du contrat, est-ce vrai?
Je pense que ça dépend de l’entreprise dans laquelle on est, j’ai la chance d’être dans une filiale de France Télévisions qui est la filiale commerciale. On est 70, avec une équipe juridique de 5 personnes, assez réduite donc. On traite tous les sujets de la société, on encadre toutes les activités, qui vont effectivement se terminer par un contrat, mais le contrat prévoit dans ses termes des spécificités techniques, des conditions commerciales particulières, des programmes divers, des ouvertures ou restrictions de droits à évaluer, etc… On est donc en contact quasi-permanent avec tous les métiers de l’entreprise, ce qui fait qu’on se spécialise dans beaucoup de domaines, notamment techniques. Alors évidemment, on fait beaucoup de contrats, parce que c’est le métier de juriste, mais on est aussi en support sur d’autres sujets avant d’aboutir à un contrat, donc je trouve que ça ne se résume pas qu’à remplir des cases. Le contrat n’est que la finalité de discussions, de réflexions, de rendez-vous. C’est un aboutissement, donc bien sûr on est content quand on l’a signé, mais c’est juste une conclusion.
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On est un peu les « couteaux suisses » de la société, et concrètement, on rédige des contrats qui permettent notamment d’éditer des programmes (longs-métrages, documentaires, fictions…) en DVD, de les mettre à disposition en VOD sur la plateforme de France Télévisions ou des plateformes tierces telles que Netflix, de distribuer ces programmes à l’international pour des diffusions TV, ou encore de vendre les droits de format en vue d’une adaptation dans un pays étranger (un pays pourrait ainsi avoir sa propre version de la série « 10% » par exemple). Nous encadrons également, par le biais des contrats, la commercialisation de produits dérivés, donc peluches, chaussures, livres, qui feront figurer des personnages emblématiques des programmes de France Télévisions. Nous nous sommes lancés dans l’activité de distribution cinéma récemment, donc on établit des contrats pour permettre et organiser la distribution de longs métrages dans des salles de cinéma à l’étranger, et pour des diffusions télévisées ensuite. C’est très diversifié, on a la chance de traiter beaucoup de sujets.
Vous êtes spécialisée en droit de l’audiovisuel, mais est-ce que malgré ça, vous faites face à des problématiques plus diverses, notamment du droit des marques, dans le cadre de votre travail?
Oui, on fait du droit des marques, mais de façon assez « pratique ». Nous nous intéressons particulièrement aux marques dans le cadre des produits dérivés, car les personnages et programmes stars diffusés sur France Télévisions, comme Peppa-Pig, Oui-oui ou T’Choupi sont aussi des marques. Donc comme on les commercialise, on s’intéresse au dépôt, à la classification des marques. Nous effectuons aussi une « activité » de surveillance, en protégeant les marques emblématiques de France Télévisions (Thalassa etc.) de la contrefaçon.
Quel est votre rapport au contentieux, lorsque l’entreprise est impliquée dans un litige. Avez-vous recours à des avocats, ou des juristes qui ont éventuellement passé le barreau peuvent-ils gérer ces litiges?
Dans notre équipe, nous n’avons personne qui ait le barreau, mais nous sommes toujours impliqués lorsque des risques de contentieux se présentent pour entamer des discussions avec l’autre partie et essayer de trouver une issue satisfaisante. Et lorsqu’on ne peut malheureusement pas résoudre le contentieux à l’amiable, la société a recours à des avocats qui nous épaulent durant toute la procédure.
Quel est par ailleurs votre rapport à la jurisprudence et à la doctrine en entreprise?
La réponse ne va pas vous plaire, on n’a même pas de Code de la propriété intellectuelle (rires). Mais bien entendu maintenant tous les textes et bases de données utiles sont disponibles en ligne.
La doctrine, par rapport à notre métier, n’a pas un rôle central. On se tient plutôt au courant de l’évolution des pratiques, des nouvelles technologies pour adapter nos contrats aux nouveaux modes d’exploitation, comme cela a été le cas avec le développement de la SVOD, la vidéo à la demande par abonnement. France Télévisions va d’ailleurs bientôt lancer elle-même sa propre plateforme. On ne fait pas de veille juridique, par manque de temps, mais c’est sûrement un tort. On fait tout de même une fois par an des formations qui sont encadrées par France Télévisions, et qui font appel à des intervenants extérieurs, des avocats surtout, et nous permettent de suivre l’évolution des contrats, de la jurisprudence, par exemple avec la récente réforme de droit des contrats, et qui nous évite d’avoir à chercher par nous-mêmes au quotidien.
Pour finir, je voulais savoir ce que vous pensez de l’utilisation des intelligences artificielles dans l’entreprise, étant donné qu’on évoque souvent un remplacement du juriste par l’IA. Est-ce que ça vous parait crédible?
J’ai effectivement déjà entendu, dans le cadre du développement de logiciels internes de gestion de droits utilisés par les entreprises, l’idée que ces logiciels pourraient eux-mêmes établir, à partir de quelques données, des trames de contrat toutes faites, qui pourraient éviter de passer par le juriste, mais je n’y crois pas. Chaque cas est différent, il n’y a que des schémas particuliers qui font d’ailleurs qu’entre la première et la dernière version d’un contrat, il peut y avoir une douzaine de versions, 6 mois de discussion… je ne vois pas comment l’IA pourrait remplacer un juriste, ses compétences, sa sensibilité, et les échanges qu’il pourrait avoir avec quelqu’un. En tout cas pour l’instant je n’y crois pas !
Merci beaucoup pour cette interview.
Je vous en prie.