La généralisation de la mise en balance des droits en droit d’auteur

« Si (…) on devait ériger en système que tout juge peut lever toute loi (…) selon la pesée du jour, (…), ce serait délibérément sacrifier la recherche du prévisible cohérent sur l’autel d’une quête romantique de justice faite d’un bouillonnement permanent d’incertitudes »[1]

En ces quelques mots, le professeur A.Bénabent met parfaitement en exergue toutes les craintes soulevées par la nouvelle ligne directrice imposée par le premier Président de la Cour de cassation : la balance des intérêts par le biais du contrôle de proportionnalité.

« Le contrôle de proportionnalité consiste à mettre en balance deux droits afin de déterminer dans quelles mesures l’un prime sur l’autre. La proportionnalité est donc un instrument de mesure. »[2]

Ces deux droits doivent nécessairement être des  » droits de même valeur » comme le précise cette formule fréquemment utilisée par les juges dans ce contrôle. Le droit d’auteur, depuis sa consécration comme droit fondamental, se retrouve depuis peu sujet à cette mise en balance lorsqu’il entre en conflit avec d’autres droits fondamentaux.

Sa consécration comme telle a été faite dans différents ordres juridiques, notamment au travers de la Convention Européenne des droits de l’Homme par la Cour (ci-après CEDH) du même nom.[3] Elle fut également consacrée par le droit primaire de l’Union Européenne (ci-après UE) à l’article 17§2 de la Charte de droits fondamentaux[4], et enfin au niveau interne par le Conseil Constitutionnel.[5]

Cette idée de balance des intérêts en présence, est originaire d’Allemagne[6], et a été reprise par les juridictions européennes avant d’être adoptée par la Cour de cassation.

Mais qu’il s’agisse de la CEDH, du droit de l’UE ou de la Cour de cassation, la mise en œuvre de ce contrôle varie en quelques points selon les méthodes adoptées.

 

La CEDH connait ce principe par la possibilité dans la Convention de limiter certains droits proclamés par ce qui est communément appelé « la clause d’ordre public ». En effet, la Convention consacre deux « sortes » de droits : les droits intangibles d’une part, qui ne peuvent souffrir d’aucune limitation et les autres droits qui pourront être limités ou restreints par les Etats signataires. Ces droits sont identifiables en raison de leur second paragraphe[7]: la clause d’ordre public, qui permet leur restriction en des termes plus ou moins identiques. Trois conditions cumulatives sont toujours exigées : d’abord que la restriction soit prévue par la loi[8], ensuite qu’elle poursuive un but légitime et enfin qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique.[9]C’est sur ces deux dernières conditions que le contrôle de proportionnalité se traduit en une mesure de la restriction[10].

Pour le droit de l’Union européenne, l’exigence d’un contrôle de proportionnalité est explicitement prévue à l’article 52 de la Charte des droits fondamentaux :

« 1.   (…) Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. »

Mais la Cour de justice de l’UE (ci-après CJUE) exerçait déjà ce contrôle[11],via la vérification d’une triple exigence : l’aptitude à atteindre le but poursuivie; la nécessité de l’action pour atteindre ce but; et enfin le test de substitution c’est à dire la recherche d’un autre moyen qui serait moins restrictif et permettant d’atteindre ce même but de manière tout aussi efficace.

 

Auprès de la Cour de cassation, le contrôle de proportionnalité semble réduit en un test de deux étapes, contrairement aux trois étapes que les juridictions européennes retiennent. L’Avocat général référendaire auprès de la Cour de Cassation, Olivier Bailly résume ainsi « la nécessité du contrôle de proportionnalité, procédant de deux étapes indépendantes et éventuellement successives : la première, quant à l’opportunité de la mesure (…), puis la seconde, si et seulement si (la restriction) apparaît inévitable, quant aux modalités de sa mise en œuvre (…). »[12]

La Cour de cassation applique ce contrôle depuis peu de temps sous l’impulsion de son président Bertrand Louvel. La haute juridiction explique notamment que c’est en raison de « la pression directe de la jurisprudence européenne que la Cour de cassation est contrainte de modifier sa propre jurisprudence ». En effet la mise en place de ce contrôle est très contestée car « elle menace notre bon vieux syllogisme, clé de voûte du raisonnement judiciaire »[13]permettant ainsi au juge de décider quel droit faire prévaloir sur l’autre et par conséquence de quel droit il s’autorise à écarter l’application. C’est donc la crainte d’un « gouvernement des juges » qui est en cause et qui selon la subjectivité de chacun d’eux qui, malgré toute la neutralité qu’ils tentent d’apporter reste inévitable, donnera lieu à des réponses différentes pour des litiges similaires et entrainera de ce fait, de graves problèmes de sécurité juridique.

Les juges de la Cour de cassation[14] défendent néanmoins cette politique jurisprudentielle en raison du fait que ce contrôle de proportionnalité in concreto n’est qu’une mise à l’écart ponctuelle, par conséquent moins drastique qu’une mise à l’écart définitive obtenue par le biais d’un contrôle de conventionnalité in abstracto.Tel fut le cas, par exemple, dans l’affaire Mazurek, pour les dispositions du Code civil qui restreignaient les droits des enfants qualifiés alors d’adultérins (CEDH, 1er févr. 2000, n° 34406/97, Mazurek c/ France).

Cette solution est donc présentée comme celle portant le moins atteinte à la souveraineté nationale puisque imposée inévitablement par les juridictions européennes. Son application in concreto la confie aux juges du fond, selon Pascal Chauvin[15]. Le contrôle de leurs décisions par la Cour de cassation est un contrôle lourd. De ce fait si le motif de cassation est la violation de la loi, la décision de la haute juridiction pourra parfaitement se substituer à celle des juges du fond.

Pourtant les litiges mettant en balance le droit d’auteur n’ont, pour le moment, « que » souffert de cassation pour manque de base légale. C’est donc un contrôle léger que les juges de cassation ont jusqu’alors effectué.

 

Néanmoins, les juges du fond ne semblent pas désireux d’endosser ce rôle, comme l’a déclaré la Cour d’appel de renvoi[16] du retentissant arrêt Klasen en ces termes : « considérant d’autre part qu’il n’appartient pas au juge de s’ériger en arbitre d’un droit qui mériterait plus protection qu’un autre ».

L’arrêt de cassation[17] dans l’affaire Klasen a été  » une grande première dans la jurisprudence de la Cour de cassation »[18] par cette exigence de mise en balance et donc de la potentielle limite du droit d’auteur en raison de la prééminence d’un autre droit fondamental (la liberté d’expression) et ce en dehors même des exceptions légales, permettant ainsi sa limitation que le juge ne peut interpréter que strictement.

L’exigence du contrôle de proportionnalité a été réitérée par la haute juridiction, sans jamais « donner aucune directive »[19]dans sa mise en œuvre. Mais une importante réticence est affichée par les juges du renvoi précités quant au fait »de peser au cas par cas l’importance respective (des droits en balance) pour apprécier l’atteinte au droit exclusif (…) de son auteur sauf à ériger le juge en critique d’art; qu’il y a un risque d’ouvrir une brèche en incitant tous les pseudos artistes à emprunter à des œuvres préexistantes sous prétexte de s’exprimer »         .

Les juges du renvoi poursuivent ensuite en n’acceptant qu’une interprétation « au sens le plus stricte » de la notion de « juste équilibre ». Ces juges du fond considèrent alors que la limitation du droit d’auteur comme résultant de la mise en balance reste encore de leurs compétence puisque  » la cour européenne des droits de l’homme a ainsi reconnu aux Etats membres une marge d’appréciation importante pour mettre en balance des intérêts garantis tous deux au titre de la convention européenne; que les dispositions nationales de protection du droit d’auteur n’ont pas été censurées par la cour européenne des droits de l’homme ». De sorte qu’ils entendent bien préserver au maximum l’effectivité du droit d’auteur.

Pourtant il est impossible de ne pas se demander si un autre juge peut être plus enclin à considérer la liberté d’expression (ou un autre droit fondamental) comme d’une importance supérieure, n’opterait pas pour une toute autre solution.

La Cour d’appel en profite aussi pour s’adresser implicitement à la Cour de Cassation en se référant à la juridiction européenne qui n’a jamais censuré les dispositions de protection de ce droit, et qui laisse aux Etats signataires une large marge de manœuvre. Il est alors possible de voir ici une remise en cause des motivations de la haute juridiction.

 

Il semble enfin pertinent de rappeler que dans d’autres situations, une acceptation de ne pas exercer ce contrôle de proportionnalité est retenue par la Cour de Cassation. Il faut ainsi citer les situations d’empiétement qui permettent une action résultant (comme le droit d’auteur) du droit de propriété, consacré (comme un droit constitutionnel) dans les textes constitutionnels[20].

Un propriétaire possédant un droit exclusif sur un bien immeuble pourra défendre sa propriété contre « les entreprises quelconques de quiconque ».

Ce qui est remarquable avec l’empiétement,c’est la possibilité de protéger le droit de propriété sans jamais prendre en compte les circonstances de l’atteinte, de sorte que l’empiétement « même le plus minime, le plus dérisoire, le plus injuste, le plus inutile… (…) toute forme d’empiétement, en sous-sol (…) en surface, en surplomb » pourra être empêché.

Plus étonnant encore, le propriétaire peut exercer ce droit « même s’il n’éprouve pas de préjudice, même si le coût des travaux de démolition est disproportionné, même s’il exagère de son droit »[21].

Ce droit échappe ainsi totalement au contrôle de proportionnalité qui pourrait en principe, raisonnablement limiter son exercice, ce qui en fait de sorte, un droit absolu.

Cela devrait se justifier car « s’il fallait prendre en considération l’étendue de l’empiétement, le droit d’exclure ne serait plus absolu : il deviendrait relatif et le cœur de la propriété serait atteint « [22].

Le droit d’auteur est lui aussi un droit permettant d’exclure. C’est donc un véritable droit de propriété que la restriction résultant d’un contrôle de proportionnalité atteint tout autant.

Même si les juridictions de l’UE ont précisé que, bien que protégé par la Charte de droits fondamentaux, le droit d’auteur n’est ni intangible, ni absolu[23], la question de la différence de traitement pour deux droits de propriété se pose.

Cette différence semble n’être explicable qu’en raison du fait que d’un côté se trouve un bien immatériel alors que de l’autre se trouve la propriété la plus tangible qu’il soit à savoir celle portant sur un immeuble.

 

Néanmoins, les juges de cassation avancent une toute autre explication : « il faut, (…), se garder d’aller au-delà des exigences de la Cour européenne. Ainsi, la Cour de cassation, réaffirmant sa jurisprudence traditionnelle, vient-elle de décider d’écarter tout contrôle de proportionnalité en matière de démolition d’ouvrages empiétant sur la propriété d’autrui, dès lors qu’aucun texte de la Convention européenne n’était invoqué devant elle et qu’aucun arrêt l’invitant à procéder à un tel contrôle n’a été rendu par la Cour de Strasbourg »[24].

Cette justification mettant encore en cause un simple alignement de la Cour de cassation sur les attentes des juridictions européennes afin d’éviter toutes condamnations ne convaincra pas unanimement et de nombreux questionnements ne cesseront d’être soulevés face aux multiples difficultés qu’engendre la systématisation de ce contrôle dans l’appréciation du droit d »auteur.

L’évolution de cette position jurisprudentielle reste donc à surveiller de près !

Naima Derbale

 

 

[1]A.Bénabent, Receuil Dalloz 2016, p. 137.

[2]   A. Latil, « Contrôle de proportionnalité en droit d’auteur »,  JAC 2016, n°39, p.18

[3] CEDH, 29 janvier 2008, requête n° 19247/03, Balan c/ Moldavieconsacrant le droit d’auteur comme couvert par le droit au respect des bien protégé par l’article 1 du Protocole n°1.

[4]Proclamée le 7 décembre 2000 et ayant aquis cette valeur au moment de l’entrée en vigueur du Traité de Lisbon le 1er décembre 2009.

[5]Désion n°2006-540 DC du 27 juillet 2006.

[6]Professeur A.Lucas, lors de la conférence SACEM, « Bon anniversaire à la loi de 1957 » à l’initiative du Professeur A.Bensamoune.

[7]Présent dans les articles 8 à 11 de la Convention.

[8]Dont la CEDH précise « encore faut il que la loi soin claire et prévisible » Arrêt Sunday Times, 1979.

[9]Définie dans de nombreux arrêts de la CEDH comme des exigences de tolérence, de pluralisme et d’ouverture d’esprit.

[10]   « Le contrôle de proportionnalité de la Cour européenne des droits de l’homme. » Etude par F.Sudre, SJ G 2017.

[11]Apparut dès 1956 dans un arrêt de la CJCE Fédération Charbonnière de Belgique c/ Haute Autorité de la CECA, puis consacré comme PGD en 1970 dans l’arrêt Internationale Handelsgesellschaft.

[12]  O. Bailly, « Proportionnalité : vers un nouvel office du juge ? », JCP 2016. 188

[13] D. Mazeaud Extrait de la Revue : La Semaine Juridique Edition Générale n°40

[14] Pascal Chauvin, magistrat et président de chambre à la Cour de cassation Gazette du palais, mardi 6 décembre 2016 – n° 4 3

[15]Précité.

[16] Cour d’appel, Versailles, (1re ch., 1re sect), 16 mars 2018, A. Malka c/ M.Klasen

[17] Cour de cassation le 15 mai 2015  A. Malka c/ M.Klasen

[18]Droit d’auteur vs liberté d’expression : suite et pas fin… – A. Bensamoun – P. Sirinelli – D. 2015. 1672

[19] Cour d’appel, Versailles, (1re ch., 1re sect), 16 mars 2018, A. Malka c/ M.Klasen

[20]Article 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyens de 1789.

[21] Exclusivité versus proportionnalité, à l’épreuve de l’empiétement – Élodie Gavin-Millan-Oosterlynck – RDI 2018. 17

[22] A. Tadros, Et si la sanction de l’empiétement était posée au Conseil constitutionnel ?, note sous Civ. 3e, 11 févr. 2016, n° 15-21.949, préc., RDC 2016. 515

[23]CJUE arrêt Scarlet Extended c/ Sabam, 24 novembre 2011.

[24] Pascal Chauvin, magistrat et président de chambre à la Cour de cassation Gazette du palais, mardi 6 décembre 2016 – n° 4 3

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