La protection de l’art culinaire par le droit de la propriété intellectuelle
La gastronomie et les créations culinaires font partie de notre quotidien. Du cadre intimiste de la cuisine familiale aux grands restaurants étoilés, l’art culinaire est présent en tout lieu et de tout temps.
Le développement des médias et notamment des réseaux sociaux a également largement alimenté l’enthousiasme du public pour ces créations. Elles sont le sujet de nombreux livres de recettes, posts sur les réseaux sociaux, émissions télévisées, ou encore blogs sur internet.
La multiplication de ces nombreux supports témoigne de l’admiration du public pour la gastronomie. Mais surtout, on constate que les créations culinaires connaissent un tel succès parce qu’elles sont le fruit d’une véritable démarche intellectuelle et créative.
Or, malgré ces considérations, les créations culinaires n’intéressent pas le Code de la propriété intellectuelle. Ce dernier ne les évoquant pas, la jurisprudence a dû déterminer les solutions en la matière.
À l’heure actuelle, cette dernière s’obstine à refuser une protection de l’œuvre gustative par le droit de la propriété intellectuelle. C’est notamment la Cour de justice de l’Union européenne qui a dégagé cette solution dans un arrêt du 13 novembre 2018. Dans cet arrêt, la Cour refuse d’accorder la qualité d’œuvre de l’esprit à la saveur d’un produit alimentaire, excluant donc de ce fait les œuvres gustatives de la protection des droits d’auteur. Pour justifier sa position, la Cour de Justice relève notamment l’impossibilité d’une « identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire qui permette de la distinguer de la saveur d’autres produits de même nature ».
Toutefois, la Cour ne ferme pas complètement la porte à une éventuelle protection de l’œuvre gustative puisqu’elle énonce que sa solution « vaut en l’état de la technique ».
Ainsi, en dépit d’une protection du volet gustatif de la création culinaire, ne pourrait-on pas néanmoins envisager une mobilisation des droits de la propriété intellectuelle afin de protéger chacune des autres dimensions de l’art culinaire ?
I. La protection littéraire des recettes de cuisine
En vertu de l’article L.112-1 du Code de la propriété intellectuelle, toutes les créations littéraires et artistiques, quel que soient leur forme, leur genre, leur mérite ou leur destination, peuvent bénéficier d’une protection par les droits d’auteur, à la condition bien sûr qu’elles satisfassent la condition d’originalité.
En ce sens, l’auteur d’une recette de cuisine pourrait bénéficier de droits d’auteur sur son œuvre. Cette possibilité n’est pas récente. Déjà au VIe siècle avant J.-C., un monopole était accordé aux cuisiniers qui divulguaient leurs recettes au public. On constate ainsi que les recettes de cuisine sont les premières créations intellectuelles à avoir bénéficié d’une protection par le droit de la propriété intellectuelle. Par ailleurs, la jurisprudence a admis dans un arrêt du TGI de Paris du 10 juillet 1974, que « les recettes de cuisine peuvent être protégées dans leur expression littéraire ».
Cependant, si le principe est simple, en réalité la condition d’originalité est difficile à satisfaire. En effet, par définition, une recette est une formule permettant d’atteindre un certain résultat. Or, cette formule est souvent composée d’une simple liste d’ingrédients et d’instructions rédigées de manière ordonnée. Cela laisse donc peu de place à une forme d’expression suffisamment originale pour être protégée. Plusieurs décisions illustrent cette difficulté pratique : on pense notamment à celle du TGI de Paris rendue le 24 janvier 2014 dans laquelle les juges ont considéré que les recettes en cause prenaient la forme « classique et stéréotypée d’une énumération des ingrédients puis d’une description étape par étape des opérations à effectuer ». Ce qui ne suffisait pas « à leur donner une forme ou un contenu qui porte l’empreinte de la personnalité du rédacteur ».
Au-delà de la recette, c’est le nom du plat lui-même qui pourrait recevoir une protection par les droits d’auteur. Cette protection est consacrée à l’article L. 112-4 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose que « le titre d’une œuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégé comme l’œuvre elle-même ». Cependant, les noms de créations culinaires sont souvent très courts, composés seulement de quelques mots. En ce sens, la satisfaction de la condition d’originalité peut s’avérer ardue. C’est pourquoi de nombreux créateurs se tournent plutôt vers le droit des marques pour protéger le nom de leur création.
II. La protection du nom de la création par le droit des marques
Si le législateur n’a pas eu comme objectif premier de protéger le nom des créations culinaires lorsqu’il a consacré le droit des marques, ce dernier constitue néanmoins une alternative efficace à la protection du titre des produits alimentaires par le droit d’auteur. On rappelle cependant que le droit des marques exclut lui aussi la protection des créations gustatives ou olfactives, faute de pouvoir être représentées de manière claire, précise, distincte, facilement accessible, intelligible, durable objective.
Le nom de la création culinaire remplissant les critères exigés concernant sa représentation, il pourra faire l’objet d’une protection par le droit des marques. Toutefois, le signe choisi devra satisfaire les conditions de ce dernier, à savoir notamment une distinctivité du signe, mais aussi sa nouveauté.
Il est également important de noter que les marques désignant des produits alimentaires sont davantage susceptibles d’être confrontées au risque de la déchéance par dégénérescence que les autres produits ou services. En effet, il est courant qu’une création culinaire connaisse un succès tel que son nom passe dans le langage courant et devienne la désignation usuelle de la recette.
L’exemple du Paris-Brest illustre bien cette problématique. Ce gâteau a été spécialement créé à l’occasion d’une course cycliste faisant Paris-Brest. Cependant, du fait de son usage massif, le nom de cette pâtisserie a perdu de sa distinctivité et a subi une déchéance.
III. Le droit des brevets : une protection peu adaptée
Le droit des brevets n’est pas le premier outil auquel on pense lorsqu’on souhaite protéger une œuvre culinaire. En effet, selon l’INPI, le brevet protège une innovation technique, c’est-à-dire un produit ou un procédé qui apporte une nouvelle solution technique à un problème technique donné. On imagine mal qu’un plat apporte une nouvelle solution à l’état de la technique.
Cependant, l’idée ne doit pas être pour autant écartée car certains chefs cuisiniers en France ont réussi à obtenir un titre de brevet pour leur invention culinaire. Si la recette de cuisine en elle-même a été exclue s’agissant du droit des brevets, un procédé de préparation technique ou certains ingrédients pourraient en relever.
Ainsi, le chef Joël Robuchon a obtenu un brevet pour sa soupe chaude de foie gras à la gelée de poule. Il s’agissait de résoudre le problème du mélange du foie gras avec la gelée de poule lorsqu’on chauffe la soupe comportant les deux ingrédients. Le procédé trouvé par Joël Robuchon lui a permis d’être titulaire d’un brevet sur une invention culinaire.
Un autre brevet a pu être délivré au nom de Nestlé pour son dessert glacé dont la couleur change par la consommation.
Le droit au brevet pourrait donc être un moyen de protection envisageable, cependant les conditions qu’il impose réduisent drastiquement la probabilité qu’un plat soit qualifié d’invention.
IV. Le droit des dessins et modèles : la protection de l’esthétique du plat
L’aspect visuel d’une œuvre culinaire est important. C’est le premier contact que le client va avoir avec celle-ci. D’ailleurs, l’aspect du plat détermine souvent le choix du consommateur de le commander et de le consommer ou non. Le travail visuel de la création culinaire est parfois tel que l’on pourrait parler de spectacle visuel ou encore de mise en scène culinaire. Ainsi, « designer » un produit alimentaire revient à le rendre attractif pour le consommateur et à permettre à son auteur d’exprimer un concept artistique.
Le design culinaire est d’autant plus important qu’il porte l’empreinte de la personnalité de son créateur, du moins pour les créations les plus sophistiquées. Si le nom de la création permet souvent au consommateur d’identifier son auteur, l’aspect visuel de celle-ci connaît également cette fonction.
Depuis la loi du 14 juillet 1909 sur les dessins et modèles et une directive européenne du 13 octobre 1998, il existe un cumul de protection imposé en France et dans l’Union européenne pour les créations d’art appliqué. Ces dernières sont en effet protégées autant par le droit d’auteur que par le droit des dessins et modèles. On parle du principe de l’unité de l’art.
A la lumière de l’article L. 511-1 du Code de la propriété intellectuelle, le droit des dessins et modèles semble être la protection la plus adaptée pour protéger l’aspect visuel de la création culinaire. Il énonce en effet qu’est protégée « l’apparence d’un produit, ou d’une partie de produit, caractérisée en particulier par ses lignes, ses contours, ses couleurs, sa forme, sa texture ou ses matériaux ».
Toutefois, la protection par les dessins et modèles ne sera accordée qu’à la double condition que la création soit nouvelle et qu’elle ait un caractère propre. Autrement dit, aucun produit alimentaire ou plat avec un visuel identique ou quasi-identique ne doit avoir été précédemment divulgué au public et il ne doit pas susciter une impression de déjà vu dans son ensemble.
Par ailleurs, pour bénéficier d’une telle protection, l’apparence de la création culinaire ne doit pas être dictée par la fonction technique de celle-ci. Ainsi, dès lors que la présentation ou la forme du plat est imposée par sa matière, l’assiette ou le moule utilisé, elle ne pourra être protégée ni par le droit d’auteur, ni par le droit des dessins et modèles.
Cette présentation des différentes branches du droit de la propriété intellectuelle nous permet de constater qu’une certaine protection des créations culinaires est possible, mais qu’elle n’est pas complète. Le jour où l’œuvre gustative sera reconnue comme une œuvre de l’esprit à part entière, on pourra enfin affirmer que l’art culinaire bénéficie d’une véritable protection.
Claudie VIROULEAU
Sources :
https://www.inpi.fr/comprendre-la-propriete-intellectuelle/le-brevet
https://www.inpi.fr/comprendre-la-propriete-intellectuelle/les-dessins-modeles
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32015L2436
https://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?docid=207682&doclang=fr