La revente successive de jeux-vidéos dématérialisés : une possibilité illusoire pour les utilisateurs ?

Depuis l’arrêt Usedsoft rendu par la Cour de Justice de l’Union Européenne en 2012, qui a étendu le droit de distribution aux copies immatérielles des logiciels, c’est une véritable épée de Damoclès qui menace certaines plateformes dématérialisées. Épée qui n’a pas manqué de s’abattre sur Steam, célèbre plateforme de jeux-vidéos en ligne appartenant à la société Valve.

 

  • La requalification d’une souscription en un achat, préalable à l’application du droit de distribution

 

Steam interdisait jusqu’ici la revente des jeux-vidéos achetés et téléchargés par les utilisateurs au moyen de certaines clauses présentes dans ses conditions générales d’utilisation. L’association UFC-Que Choisir a assigné la société Valve en 2015 aux fins d’annulation de ces clauses qu’elle estimait abusives. Ladite société soutenait, en outre, que l’épuisement du droit de distribution s’appliquait seulement aux objets tangibles (à savoir les logiciels) et non pas aux exemplaires dématérialisés d’une œuvre (autre que logicielle, des jeux-vidéos en l’espèce). Le Tribunal de grande instance de Paris a fait droit à la demande de l’association dans un jugement rendu le 17 septembre 2019, considérant la clause d’interdiction de revente de jeux-vidéos comme abusive au motif que les utilisateurs réalisaient effectivement un achat sur Steam, et non une souscription à une licence d’utilisation comme l’arguait Valve Corporation.

 

Cette qualification est d‘importance en ce qu’elle permet l’application du principe d’épuisement du droit de distribution. Ce droit, reconnu par l’article 4 de la directive 2001/29/CE, permet à l’auteur de maîtriser les conditions de commercialisation de son œuvre. Il s’épuise au premier usage et n’a donc pas vocation à régir les reventes successives, si tant est que le premier acte de communication ait été effectué avec le consentement du titulaire de droit. Encore fallait-il que l’acte conclu entre la plateforme et les utilisateurs constitue une première « vente » pour que ce droit s’applique, comme l’énonce tant la directive que l’article L.122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle relatif à l’épuisement du droit de distribution. Les juges du fond ont abondé en ce sens, considérant que « la vente des exemplaires de l’œuvre ne peut donc plus dans ce cas être interdite (…) », peu importe que l’œuvre soit dématérialisée ou non. Les clients de Steam ont pleine propriété des jeux qu’ils achètent, et leur revente ne peut donc être interdite sous prétexte que le titulaire de la marque détient des droits exclusifs dessus.

 

Cette décision, lourde de conséquences de prime abord, risque de bouleverser le système de Steam et pourrait contraindre la plateforme à modifier son modèle économique si la même solution est rendue en appel (la société Valve ayant interjeté appel de ce jugement). En outre, ce jugement confirme la prise en compte par le juge interne du caractère immatériel de l’exemplaire de l’œuvre concernée (en l’espèce, son téléchargement) lors de l’appréciation de l’épuisement du droit de distribution. Une telle appréhension, respectueuse de la jurisprudence européenne antérieure au premier abord, pourrait donc inciter le législateur français à modifier l’article L.122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle qui, en l’état actuel du droit, ne s’applique qu’aux « exemplaires matériels » d’une œuvre.

 

  • Une décision jugée relative et propre aux logiciels par la Cour de Justice de l’Union Européenne

 

Si elle est sévère, cette décision doit toutefois être relativisée. En effet la  Cour de Justice de l’Union européenne, dans un arrêt Tom Kabinet du 19 décembre 2019, s’est prononcée en défaveur de la revente d’occasion de livres numériques, refusant ainsi de reprendre la solution de l’arrêt UsedSoft. Une telle décision s’inscrit dans le sillage des conclusions de l’avocat général. Ce dernier, peu enclin à étendre la portée de l’arrêt UsedSoft aux livres électroniques, a considéré que contrairement aux logiciels qui sont de nature à devenir obsolètes rapidement, les œuvres immatérielles (et donc intangibles), aussi bien littéraires que cinématographiques ou musicales, ne s’en trouvent pas dépassées ni ne perdent de leur valeur malgré l’écoulement d’un certain temps, ou même en cas de reventes ou d’acquisitions successives.

 

La Cour de Justice rappelle en outre que l’épuisement du droit de distribution, prévu par la directive n°2001/29 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information, ne concerne que les exemplaires tangibles d’une œuvre. À l’appui, la directive 2009/24/CE sur les œuvres logicielles ne fait aucunement mention de la nécessité qu’une telle œuvre soit tangible pour être soumise au principe de l’épuisement du droit de distribution, ce qui justifie l’issue différente de cette décision eu égard à celle de UsedSoft.  La Cour de Justice précise enfin que même si un livre électronique est incontestablement composé d’une dimension logicielle, celle-ci ne présente qu’un caractère « accessoire » : d’où le refus, encore une fois, d’appliquer la directive 2009/24/CE. La fourniture par téléchargement pour un usage permanent d’un livre électronique relève donc ici non pas du droit de distribution, mais du droit de communication au public. La CJUE a également précisé qu’il ne s’agit pas d’un revirement par rapport à l’arrêt UsedSoft. Elle ne reprend pas la solution de cet arrêt puisque cette dernière n’a pas à vocation à s’appliquer ici en vertu des deux directives en cause, qui aboutissent à des solutions distinctes : il s’induit de cet éclairage que seuls les biens dématérialisés visés par la directive 2009/24/CE sont susceptibles de se voir appliquer l’épuisement du droit de distribution.

 

L’on peut donc, en outre, s’interroger sur l’impact qu’aura l’arrêt Tom Kabinet sur la prochaine décision de la Cour d’appel de Paris relative à l’affaire de la plateforme Steam. Dès lors que la portée de l’arrêt UsedSoft est maintenue, l’analogie paraît simple : une solution allant à l’encontre de la possibilité de revendre de manière successive des jeux-vidéos dématérialisés est plausible et semble même devoir s’imposer, tant les motifs mis en exergue par la Cour de Justice s’agissant des livres électroniques peuvent s’appliquer au cas des jeux-vidéos dématérialisés. On peut cependant s’interroger sur la nature des jeux-vidéos : ne peut-on y déceler une dimension logicielle susceptible de faire pencher la balance en faveur de l’application de l’épuisement du droit de distribution ? À tout le moins, on rappellera qu’en vertu de la jurisprudence Cryo, si les jeux-vidéos sont des œuvres complexes à la qualification juridique distributive selon la nature de ses composantes en cause, elles étaient auparavant protégées de manière unitaire par le régime des logiciels.

 

Le présent développement plaide moins pour un retour en arrière que pour amorcer une réflexion quant au caractère accessoire ou non de leur dimension logicielle, qui n’est certes pas la seule mais qui pourrait en l’espèce être l’objet des débats, puisque déterminante pour connaître de la directive applicable. Il faudra néanmoins attendre de voir la position que prendra la Cour d’appel qui tranchera, en principe, à la lumière de la solution rendue par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Si tel est le cas, il y a fort à parier que la plateforme Steam verra son modèle économique perdurer et sa position sur le marché des jeux-vidéos dématérialisés demeurer intacte. Néanmoins, les détenteurs d’exemplaires numériques de jeux-vidéos s’en trouveront délaissés, ceux-ci ne disposant d’aucun moyen pour revendre leurs jeux à moins de vendre la totalité de leur compte Steam (ou de toute autre plateforme : Origin, Uplay, Blizzard…). Créant ainsi une différence certaine avec les détenteurs de jeux-vidéos sur support matériel qui gardent la possibilité de vendre lesdits exemplaires.

 

Jérémy ORSATTONI & Bastien CHAMINAND

 

Sources :

 

 

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