Quand Samsung a annoncé fin 2018 qu’il travaillait avec la marque américaine de streetwear Supreme, cela a été une surprise pour le monde entier. L’annonce a été faite lors du lancement du Samsung Galaxy A8 à Beijing, où les logos des géants de la technologie coréens et de la marque de skate new-yorkaise partageaient un grand écran de manière inattendue lors d’une une cérémonie d’ouverture au Mercedes-Benz Arena de Shanghai. Les gros titres ont bientôt suivi mais il y avait un problème : ce n’était pas la « vraie » marque suprême. C’était à la place une enseigne de contrefaçon, du nom de Supreme Italia dont l’existence repose sur un vide juridique en Italie.
Peu de temps après, sur le réseau social Weibo, la branche chinoise de Samsung a annoncé que le partenariat était annulé. Mais comment une contrefaçon peut-elle se jouer du grand public au point d’arriver à tromper un géant de l’industrie coréenne ?
La « vraie marque » Supreme a débuté en tant que modeste skate shop, dans le Lower Manhattan, et a été créée en 1994 par l’entrepreneur américano-britannique James Jebbia. Ce dernier a réécrit les règles des marques de streetwear et construit la renommée de Supreme par une surexposition médiatique à travers les réseaux sociaux mais aussi la rareté des pièces de ses collections. Les vêtements ne peuvent être achetés qu’en ligne ou par le biais d’un réseau de onze magasins dans le monde : un à Los Angeles, à Paris et à Londres, deux à New York et six au Japon.
Depuis lors, Supreme est devenue l’une des marques de mode les plus sollicitées dans l’univers de la mode et est même arrivée à briser le plafond de verre du luxe en s’associant tout récemment avec la prestigieuse marque française Louis Vuitton le temps d’une collaboration. Supreme aurait une valeur de plus d’un milliard de dollars et la plateforme de mode Lyst l’a par ailleurs nommée « logo le plus puissant de l’industrie en 2018 ».
L’atout le plus précieux de Supreme est probablement son logo simple, un rectangle rouge estampillé du mot « Supreme » dans une police appelée Futura Heavy Oblique. A titre d’exemple, les cartes MetroCards Supreme permettant de profiter du métro New Yorkais sont actuellement cotées sur eBay au prix de 500 $ le prix d’achat de la carte seule étant de 3 dollars.
Cependant, le logo et la marque Supreme présentent des faiblesses dont Supreme Italia a su tirer parti.
En 2009, James Jebbia a déclaré lors d’une interview : « Supreme n’était pas censé être une marque … C’est un bon nom, mais il est difficile de trouver une marque. »D’ailleurs le Chapter 4 Corp, la société qui se charge de la représentation juridique de la marque, n’a réussi à enregistrer cette dernière aux États-Unis qu’en 2012.
En Europe, c’est justement pour stopper la recrudescence de contrefaçons et la multiplication de boutiques les commercialisant que Supreme avait décidé de déposer son nom, il y a de ça un an, auprès des instances européennes. Mais le box logo a été débouté une première fois, pour un dépôt sous son nom : l’Office avait alors estimé que “pour le consommateur moyen de langue anglaise ou romane, le sens littéral de Supreme est ‘très haute qualité’, ce qu’il pourrait percevoir comme un signe informatif sur la qualité des produits et services. (…) L’Office a estimé que la marque était également dépourvue de caractère distinctif, perçue uniquement comme un message promotionnel appréciatif et inadapté à l’identification d’une origine commerciale“, peut-on lire dans le compte-rendu de NSS magazine1.
Le cas de Supreme Italia est plus complexe car la marque était alors souvent qualifiée de « contrefaçon légale ». « C’est une pratique dans laquelle une marque est enregistrée dans un pays donné avant que le propriétaire initial de cette marque ait une chance« , a déclaré Alessandro Balduzzi, avocat au barreau de la marque Studio Legal Costa Creta – Bugnion en Italie2.
En Italie, les contrefaçons légales sont tellement répandues qu’elles sont considérées comme des produits authentiques. Une grande partie de ces contrefaçons semble provenir de Barletta, dans le sud de l’Italie, où Supreme Italia les distribue par le biais d’une société appelée Trade Direct. Bien que de nombreuses marques fictives soient disponibles un peu partout, la stratégie de Supreme Italia est unique : la marque tente vraiment de remplacer l’originale, ce qui explique pourquoi le procès s’éternise depuis aussi longtemps et attire autant d’attention, et pourquoi certains qualifient la situation de « bataille mondiale pour le contrôle de Supreme».
Giovanni Casucci, avocat au sein du Chapter 4 Corp, remet en question ce principe : « Je trouve cela très drôle parce que c’est une définition totalement contradictoire, cela ne peut être légal si vous êtes quand même falsifié « ,a-t-il déclaré dans une interview téléphonique pour le NSS magazine. Casucci établit aussi un parallèle entre les actions de Supreme Italia et le cybersquatting, la pratique consistant à enregistrer des noms de domaine similaires ou identiques au nom de la marque dans le but de les vendre ultérieurement afin d’en tirer un bénéfice. « C’est un phénomène qui a fait l’objet de vives critiques il y a 20 ans et il s’agit maintenant d’un abus évident », a-t-il déclaré3.
Supreme Italia prétend avoir commencé en 2012, mais la production de Supreme Italia a commencé en 2015 à Barletta, environ un mois après que Supreme New York ait tenté de déposer sa marque en Italie. Supreme Italia a fait sa première apparition officielle dans les magasins le 14 janvier 2016, lorsque Trade Direct en a assuré la promotion à Florence. Les photos de l’événement comprenaient les sweats à capuche de la marque et des t-shirts portant versions « grossies et élargies » du célèbre logo rouge4.
Le Chapter 4 Corp a alors été informé en 2017 et a intenté une action en justice contre Supreme Italia, ou plus précisément contre ses deux sociétés : une société italienne qui produit et vend des vêtements en ligne et dans des magasins, et une société anonyme basée au Royaume-Uni, appelée International Brand Firm (IBF) (qui concentre l’essentiel de l’activité de la marque Supreme Italia et de ses implications).
La Cour suprême de Milan s’est prononcée à deux reprises en faveur du Chapter 4 Corp en janvier et avril 2017 et a émis une injonction préliminaire contre les activités de Supreme Italia en Italie.
Pour être efficace, une « contrefaçon légale » doit enregistrer une marque avant la marque originale. Cependant, IBF n’a enregistrée « son Supreme » auprès des autorités italiennes que le 18 novembre 2015, soit plus d’un mois après le Chapter 4 Corp. C’est l’une des raisons pour lesquelles le tribunal a rejoint le premier Suprême.
« Une autre raison était la concurrence déloyale »,a déclaré maître Balduzzi. « Parce que (Supreme Italia) non seulement a produit des vêtements avec une marque qu’ils ne possédaient pas mais ils ont également agi comme s’ils étaient les propriétaires légitimes de la marque. »
Néanmoins, Simona Lavagnini, avocate du LGV Avvocati à Milan, affirme que Supreme Italia n’est « pas une copie » et ajoute que, lorsque IBF a déposé sa marque, l’enregistrement existant du Chapter 4 Corp n’apparaissait pas dans les recherches en ligne.
Elle pense également que le mot « Suprême » est trop général pour être une marque.« Notre affirmation est que Supreme est (généralement) un mot qui fait référence à la qualité d’un produit, tel que » super « , » extra « ou » extraordinaire « , a-t-elle déclaré lors d’un entretien téléphonique. « » Super « est en fait la racine de la société et est considéré par la jurisprudence italienne comme un cas classique de marque descriptive qui ne peut être enregistrée, mais doit être gratuite pour tous les concurrents sur le marché. »
Ces demandes ont été cependant rejetées par le tribunal de Milan. Les juges ont statué que la marque suprême du Chapter 4 Corp était réputée en Italie pour son « importance secondaire » et peut être considérée de facto comme une marque même en l’absence de publicité ou de magasin.
Cependant le juge d’appel de Trani remet en question la condamnation du tribunal milanais, et exclue la possibilité du délit de contrefaçon par le fait que “selon la jurisprudence de légalité, pour qu’une action constitue un délit, il ne suffit pas de confondre les deux marques, ni la similitude réelle du produit“.
L’avocat en droit des marques maitre Balduzzi a déclaré : « Le fardeau de la preuve peut être très lourd et difficile à surmonter. » La décision a maintenant été contestée et, selon Casucci, une autre décision est attendue dans les deux prochains mois.
De quoi renvoyer à la situation originelle le vrai Supreme, dont l’enregistrement à l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle a été refusé par deux fois, et ce, alors que Supreme Spain a déposé son nom, avec succès, à l’Office espagnol des brevets…
En effet un cas juridique similaire s’est également produit en Espagne en octobre 2018, où IBF a enregistré une autre marque Supreme Spain. Mais les choses se sont déroulées très différemment. En effet, un tribunal de Barcelone s’est prononcé en faveur d’IBF parce qu’elle avait alors enregistré sa marque avant le Chapter 4 Corp. Le Chapter 4 Corp utilise alors l’argument de « l’importance secondaire » qui a relativement fait ses preuves en Italie mais ne fonctionne pas en Espagne5.
On ne sait pas encore si James Jebbia et le Chapter 4 Corp reviendront à la charge, mais une chose est sûre: sans cet aval de l’Union, Supreme ne peut revendiquer son existence comme marque auprès des nations et doit alors s’en remettre au bon vouloir des juridictions locales, ce qui peut tout aussi bien jouer en la faveur de la marque que se retourner contre cette dernière comme le prouve l’exemple italien. Cette dernière décision va permettre à de nouveaux magasins et produits « contrefaits » estampillés du fameux rectangle rouge, de fleurir à nos frontières.
Mais il y a peut-être plus inquiétant, notamment le fait que des marques peuvent se légitimer auprès du grand public alors qu’elles copient d’autres marques de renomée, mais aussi qu’elles prospèrent avec la loi de leur côté…
Aniss Salaa
1https://www.nssmag.com/it/pills/15778/due-sentenze-del-tribunale-di-trani-scagionano-supreme-italia
2https://www.nssmag.com/it/pills/15778/due-sentenze-del-tribunale-di-trani-scagionano-supreme-italia
3 https://www.nssmag.com/it/pills/15778/due-sentenze-del-tribunale-di-trani-scagionano-supreme-italia
4 https://hypebeast.com/fr/2018/8/supreme-contrefacon-legale-europe-jugement
5 https://www.vice.com/fr/article/vbanp9/au-coeur-de-la-bataille-mondiale-pour-le-controle-de-supreme