Dans son livre « An Essay Concerning Human Understanding » de 1689, John Locke affirme que la propriété est une extension de la personne car comme la personne humaine, la propriété est inviolable. Chaque Homme est le seul maître de lui-même, de sa vie, de sa liberté et de ses biens. John Locke englobe également la propriété naturelle de l’auteur sur son œuvre, parce qu’elle est le fruit de son travail. Cette conception jusnaturaliste et personnaliste des droits a fortement influencé l’évolution du droit d’auteur en Europe et constitue encore aujourd’hui en France le fondement de ce dernier. Critiquée par les uns, protégée par les autres, il est intéressant de revenir sur la conception classique du droit d’auteur en France et sur son origine pour mieux comprendre les arguments de ses protecteurs et de ses détracteurs.
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En France, le droit d’auteur constitue l’une des deux branches du droit de la propriété littéraire et artistique, à côté des droits voisins. Il désigne les droits dont jouissent les créateurs sur leurs œuvres littéraires et artistiques. Si l’objet du droit d’auteur français fait référence à la notion d’« oeuvre de l’esprit », la protection qu’il confère est pluridisciplinaire. Elle englobe les livres, œuvres musicales, peintures, sculptures, films, programmes d’ordinateur, bases de données, créations publicitaires, cartes géographiques et dessins techniques. Ainsi, sont protégées par le droit d’auteur toutes les créations de forme (nées de l’intervention humaine et perceptibles par les sens) et originales. Une oeuvre est originale lorsqu’elle revêt l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Si on constate aujourd’hui l’existence d’une conception plus moderne de l’originalité qui consiste en l’apport intellectuel de l’auteur, il faut noter que la conception classique de l’empreinte de la personnalité de l’auteur est beaucoup plus ancienne. Cette conception selon laquelle on retrouve l’empreinte de l’auteur dans l’œuvre constitue un héritage important du « romantisme » au XIXe siècle.
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La création du droit d’auteur est longue et ancienne. L’invention de l’imprimerie au XVe siècle a été un tournant majeur en permettant à une oeuvre, par le biais de moyens de reproduction inédits, de ne plus se confondre avec son support. Mais aucun véritable droit d’auteur n’a été créé, seul un régime assurant la réservation de l’exploitation des oeuvres de l’esprit aux imprimeurs et libraires existait. Les auteurs étaient alors exclus et dépendants des imprimeurs ayant les monopoles arbitraires à travers les privilèges exclusifs d’imprimerie sur l’impression d’ouvrages.
Malgré cela, une évolution capitale de la conception actuelle du droit d’auteur va se jouer à travers la « grande guerre des libraires » dès 1725. Les librairies de Paris s’opposaient à celles de provinces sur un fond de guerre de monopole. En effet, par un arrêt du Conseil du roi du 10 avril 1725, l’État ordonna la révocation de tous les privilèges que les libraires de la capitale avaient obtenus abusivement. Bien décidés à sauver leur monopole, ces derniers soutenaient que l’œuvre, chose incorporelle, est une propriété privée perpétuelle, acquise naturellement et originairement par l’auteur en vertu de son travail intellectuel. Par conséquent, le droit exclusif de la reproduire est lui-même un droit de propriété perpétuelle et le Roi ne pouvait priver ni ce droit, ni l’œuvre car il s’agit d’un droit naturel. Néanmoins, cette théorie de la propriété littéraire n’avait pas pour but premier de placer l’auteur au centre en l’érigeant en propriétaire naturel de son ouvrage mais surtout de justifier le monopole des libraires de la capitale : la liberté de jouir de son œuvre par l’auteur était toujours entravée par le monopole corporatif des libraires…
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S’opposait alors à cette théorie de la propriété littéraire la théorie du contrat social, prônée par les libraires provinciaux subissant le monopole éditorial de Paris. Ils dénonçaient les conséquences néfastes que l’éventuelle reconnaissance d’une propriété littéraire perpétuelle causerait tant à l’économie du livre qu’à l’accès du public à la connaissance et adoptaient une conception matérialiste de la propriété où l’auteur n’est propriétaire que du support. Ainsi, selon l’avocat Gaultier qui représentait ces libraires : « la publication vaut cession pleine et entière de la jouissance, en faveur du public, laquelle entraîne nécessairement le droit d’imiter ou copier à volonté», l’auteur consacrant ses travaux « au bonheur de l’humanité […] à éclairer ses semblables ». Cette théorie du contrat social repose alors sur l’existence d’un fonds commun de la pensée, chaque individu puisant librement dans cette communauté inappropriable d’idées pour produire intellectuellement. L’auteur remplit alors une mission d’intérêt général et participe activement à la circulation des idées. Pour autant, l’idée de réservation de l’exploitation de l’œuvre n’est pas incompatible avec cette théorie : ses partisans la nomment privilège mais doit être proportionnée au service rendu à la société (un privilège sur la forme et non sur les idées et un privilège limité afin de préserver le domaine public).
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Cette « guerre des librairies » a permis de formuler des idées majeures telles que la distinction entre la forme de l’œuvre, susceptible d’un droit privatif, et les idées, communes à tous. La situation légale de l’auteur a été repensée au fil des débats en propageant l’idée d’un droit propre de l’auteur sur son œuvre alors qu’il en était totalement dépourvu. Elle a aussi permis la création de deux conceptions opposées de la protection de l’auteur : la propriété privée et le contrat social, théories qui vont ressurgir au XIXe siècle.
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La Révolution française, l’abolition des privilèges et la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen ont permis l’élaboration de deux lois de 1791 et 1793 régissant la propriété littéraire et artistique. Ainsi, on constate dès 1791 la volonté de créer un droit fort et sacré entre l’auteur et son œuvre ce qui vient rejoindre la théorie de la propriété littéraire des libraires de Paris. La reconnaissance de droits naturels de l’Homme, la révolution industrielle, la consécration de la propriété individuelle, l’avènement du libéralisme et de l’individualisme… autant de facteurs qui ont participé à l’émergence d’une propriété forte et sacrée de l’auteur sur son œuvre. En témoignait ainsi le discours du rapporteur de la loi de 1791 Le Chapelier : « la plus sacrée, la plus inattaquable et la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage fruit de la pensée d’un écrivain ».
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La première moitié du XIXe siècle se caractérise par une création littéraire et artistique dominée par le mouvement « romantique ». Ainsi, le « romantisme » transcende l’acte créatif pour en faire une manifestation essentielle de la personnalité de l’auteur. Cette conception s’inscrivait parfaitement bien dans la défense et la personnalisation de la propriété littéraire et artistique prônée par Portalis, Claude Pouillet, Edouard Laboulaye ou Alphonse de Lamartine, d’autant plus que la conception lockienne et jusnaturaliste est venue la justifier. Toutes les choses, y compris l’œuvre intellectuelle, peuvent être des propriétés, des objets propres à telle ou telle personne. L’œuvre est à son créateur par le biais d’une propriété originaire et naturelle de l’homme sur sa personne. Elle est « une propriété par nature, par essence, par indivisibilité de l’objet et du sujet » (Portalis) qui consiste « dans une création, c’est-à-dire dans la production d’une chose […] qui est tellement personnelle qu’elle forme comme une partie [de son auteur]» (Pouillet).
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Face à cette conception personnaliste s’opposait toujours la théorie du contrat social prônée au XIXe siècle par Louis Wolowski, Pierre Joseph Proudhon ou encore Paul Renouard. Ainsi, la société est perçue comme l’origine et la fin de toute création littéraire et artistique. La théorie du contrat social reposant sur le postulat que les idées sont communes à tous les hommes et doivent le rester, l’appropriation même des œuvres de l’esprit est perçue comme un monopole du savoir attentatoire à la liberté d’expression.
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Mais le mouvement « romantique » et sa découverte de la subjectivité rejoignaient le « caractère foncièrement individualiste » (Waline) du droit français et c’est pour cela que la doctrine est venue favoriser et consolider la jurisprudence relative au droit moral pour en faire une des composantes essentielles du droit d’auteur français. C’est alors par étapes successives, entre 1804 et 1860, que la jurisprudence a dégagé les divers attributs du droit moral de l’auteur que nous connaissons aujourd’hui : droit inaliénable et imprescriptible de paternité, divulgation, de retrait et de respect à l’intégrité de l’oeuvre.
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Ce droit moral créé par le juge vient alors sceller la conception personnaliste du droit d’auteur, offrant une protection importante et large entre les mains de l’auteur, basée sur la propriété naturelle. Le droit d’auteur devient alors un droit fondamental au sens jusnaturaliste du terme, à savoir que l’œuvre de l’esprit est originairement la propriété de l’auteur. Cette forte empreinte « romantique » et jusnaturaliste de la conception du droit d’auteur a perduré à travers les années en France jusqu’à nos jours. En témoigne par exemple la loi du 11 mars 1957 disposant que la création et non la publication constitue la source du droit privatif de l’auteur.
Mais alors qu’est-il advenu de la théorie du contrat social en droit d’auteur? A-t-elle été vaincue par sa conception plus privée ? Il est certain que l’évolution de l’environnement technique, social et économique du droit d’auteur et l’émergence des nouvelles techniques de l’information et des communications a favorisé sa mobilisation. Les nouveaux enjeux du numérique et l’utilisation massive d’internet posent de nouveaux problèmes à la conception classique du droit d’auteur, et la théorie du contrat social est à nouveau utilisée pour proposer des alternatives. Du financement de la création sur internet à la ré-utilisation de contenu protégé en passant par le mashup… Si elle n’est pas forcément prônée en tant que telle, la théorie du contrat social constitue pour ceux souhaitant modifier la conception classique du droit d’auteur une des sources d’alternatives.
Benjamin BARATTA
1ère année Master IP/IT
Sources :
- Caron, C. (2009). Droit d’auteur et droits voisins. 1st ed. Paris: Litec.
- Bertrand, André R. (2010). Droit d’auteur, 3rd ed. Dalloz
- L. Pfister, « Histoire du droit d’auteur », J.-Cl. Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1110
- Gaultier, Mémoire à consulter, pour les Libraires et Imprimeurs de Lyon, Rouen, Toulouse, Marseille et Nismes, concernant les privilèges de librairie et continuation d’iceux : BNF, Manuscrits français, 22073, n° 144, f° 329-f° 377 v°. Accessible, avec le commentaire de F. Rideau, Primary Sources on Copyright (1450-1900) : éd. L. Bently & M. Kretschmer ; www.copyrighthistory.org)
- B. Beignier, Le Droit de la personnalité, « QSJ » n° 2703 PUF, 1992 p. 6, qui cite M. Waline, L’individualisme et le droit, 2e éd., Paris 1949
- Portalis, Chambre des pairs, séance du 25 mai 1839 : Archives parlementaires, t. 124, p. 644
- E. Pouillet, Traité de la propriété littéraire et artistique : Paris, 1879, p. 19