Il y a maintenant plus d’un an, la cour d’appel de Paris s’était prononcée sur la compétence du juge français dans un litige opposant la société Facebook à l’un de ses utilisateurs. Les juges français avaient alors écarté la clause attributive de compétence présente dans les bien connues (mais peu lues) conditions générales d’utilisation (CGU) que tout utilisateur doit accepter en vue de créer un compte. Cette clause était ainsi rédigée :
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« Vous porterez toute plainte (« plainte ») afférente à cette Déclaration ou à Facebook exclusivement devant les tribunaux d’état et fédéraux sis dans le comté de Santa Clara, en Californie. Le droit de l’État de Californie est le droit appliqué à cette Déclaration, de même que toute action entre vous et nous, sans égard aux principes de conflit de lois. Vous acceptez de respecter la juridiction des tribunaux du comté de Santa Clara, en Californie, dans le cadre de telles actions. »[1] et [2]
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Cette clause a été réputée non écrite au regard du droit français. Cette décision est à saluer car elle constitue l’une des premières décisions prononcées dans un contentieux opposant une société ayant mis en place un réseau social et l’un de ses utilisateurs[3].
Les faits étaient les suivants. Un internaute établi en France avait publié sur son compte Facebook un lien vers un reportage consacré par la chaîne de télévision Arte au peintre Gustave Courbet et à son tableau « L’origine du monde ». Facebook avait alors désactivé d’office le compte de ce professeur des écoles pour publication de contenu jugé inapproprié. L’affaire aurait sans doute été différente si ce lien n’avait pas automatiquement été illustré par une photographie de cette œuvre. C’est bien cette photographie, ou « screenshot » du reportage, qui, par la seule décision de Facebook, a été jugée inappropriée au regard des CGU et a motivé la fermeture du compte. L’internaute a alors assigné devant le tribunal de grande instance de Paris la société californienne en sollicitant la réactivation de son compte. Facebook, bien décidé à faire juger l’affaire aux Etats-Unis, tenta de résister en contestant la compétence du juge français sur le fondement de la clause attributive de juridiction en faveur des tribunaux californiens qui figurait dans les CGU. Mais c’était sans compter sur le fameux régime français des clauses abusives, toujours prêt à protéger le consommateur : la clause a été réputée non écrite et les tribunaux français ont été jugé compétents pour trancher le litige au fond.
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A première vue, cette décision représente une avancée majeure dans la régulation des rapports qu’entretiennent utilisateurs et fournisseurs de services sur internet : espace immatériel au sein duquel la frontière entre situations nationales et situations internationales se brouille et perd en pertinence. Malheureusement, au regard des éléments présentés dans la décision, il y a de fortes chances pour que cette décision subisse la cassation de la Haute Juridiction française, ou soit simplement écarté pour un litige semblable. Explications.
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Une décision avant tout encourageante sur le fond
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Pour rendre sa décision, le juge français avait procédé en trois étapes : qualifier le rapport juridique qui liait Facebook et l’internaute, puis déterminer la juridiction compétente pour le litige et enfin se prononcer sur la légalité de la clause attributive de compétence. Pour ce faire, la cour d’appel de Paris s’était appuyée sur le règlement européen Bruxelles I (n° 44/2001 du 22 décembre 2000) qui prévoie des règles de compétence internationale communes à l’ensemble des États membres et comporte des règles de compétences spécifiques en ce qui concerne les contrats de consommation.
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Ainsi, la cour d’appel avait non seulement retenu que le rapport de droit constituait en l’espèce un contrat de consommation au sens de l’article 15 du règlement, mais que l’article 16 permettait aussi de donner compétence au juge français en raison du domicile français du consommateur. De ces constatations, le juge français avait estimé que la clause attributive de juridiction invoquée par Facebook était abusive au sens de l’article L132-1 du Code de la consommation (aujourd’hui article L212-1 du même Code)
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Tout d’abord, la cour d’appel a jugé qu’il existait un contrat de consommation entre les parties. En l’espèce, l’utilisateur ne s’était pas servi de son compte pour une activité professionnelle et le service proposé par Facebook relève d’une activité commerciale même s’il est revendiqué « gratuit » pour l’utilisateur, la société engrangeant d’énormes bénéfices par le biais de la publicité et de l’exploitation des données personnelles des utilisateurs. Par conséquent, le juge français en avait déduit que le règlement Bruxelles I avait vocation à s’appliquer : l’article 15 du texte prévoit que le consommateur est une personne qui contracte pour un usage pouvant être considéré comme étranger à son activité professionnelle et vise notamment « le contrat conclu avec une personne qui exerce des activités commerciales ou professionnelles dans l’État membre sur le territoire duquel le consommateur a son domicile ou qui, par tout moyen, dirige ces activités vers cet État membre ou vers plusieurs États, dont cet État membre et que le contrat entre dans le cadre de ces activités ». La cour d’appel avait donc clairement tranché : le rapport juridique qui lie les sociétés gestionnaires de réseaux sociaux et les utilisateurs est un rapport de consommation, peu importe que le contrat ne soit pas conclu à titre onéreux.
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Ensuite, la cour d’appel a retenu logiquement au regard de son précédent raisonnement que l’utilisateur domicilié en France pouvait saisir le tribunal du lieu de son domicile. Ainsi, l’article 16 du règlement Bruxelles I dispose que « l’action intentée par un consommateur contre l’autre partie au contrat peut être portée soit devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel est domiciliée cette partie, soit devant le tribunal du lieu où le consommateur est domicilié ». La solution semble à première vue logique.
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Enfin, le rapport juridique étant défini et le droit applicable déterminé, le juge français s’était prononcé sur la licéité de la clause attributive de juridiction présente au sein des CGU et désignant le juge américain de Santa Clara. Le régime français des clauses abusives avait donc été mobilisé. Ce régime, qui a été fortement développé sous l’impulsion de la directive européenne du 5 avril 1993[4], a pour but de sanctionner dans les contrats conclus entre professionnels et consommateurs « les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat »[5]. Ainsi, une telle clause est réputée non écrite. Il existe des listes de clause abusive prévues par décret[6] qui répertorient les clauses noires (12 clauses toujours abusives comme par exemple réserver au professionnel le droit de modifier unilatéralement les stipulations du contrat relatives à sa durée ou au prix) et les clauses grises (10 clauses réputées simplement abusives où il est possible de prouver l’inverse). Bien sûr, ces listes ne sont pas exhaustives, le juge peut estimer au cas par cas que telle clause est abusive ou non. C’est au regard de ce régime que la cour d’appel avait souverainement apprécié le caractère abusif de la clause litigieuse.
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Il aurait été aisé de s’en tenir là. La solution semble limpide, et constitue à première vue un apport encourageant dans la régulation des rapports qu’entretiennent utilisateurs et fournisseurs de services sur internet. Si la solution à donner à ce litige est tout à fait louable (on voit mal les utilisateurs de Facebook se déplacer jusqu’aux Etats-Unis pour faire trancher leur litige), elle possède malheureusement d’importantes faiblesses au regard des sources utilisées. Ces faiblesses pourraient motiver une cassation si l’affaire est portée devant la Haute Juridiction française, ou simplement être écartée pour des litiges postérieurs semblables.
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Une décision malgré tout critiquable par ses sources
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La première faiblesse repose sur la qualification du rapport juridique. Pour appliquer un règlement européen, il est nécessaire de qualifier le rapport au regard des critères prévus par le droit européen. Dans un arrêt de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE)[7], les juges européens ont défini la notion de « consommateur », et cette définition ne correspond pas forcément à la notion utilisée en droit interne. Or, la cour d’appel n’avait pas apprécié la notion de « consommateur » au regard de la jurisprudence européenne. Il en est de même pour la qualification de « contrat de consommation » qui a pourtant été défini par la jurisprudence européenne[8]. Ainsi, dans les deux arrêts de la CJUE, c’est parce que les notions définies sont qualifiées de « notion autonomes » que les juges internes devaient, pour appliquer le droit européen, apprécier les faits au regard des critères de l’UE. Cette absence de qualification au regard de la jurisprudence européenne est susceptible de motiver une cassation de l’arrêt.
La deuxième faiblesse de l’arrêt se trouve dans la détermination de la juridiction compétente. La CJUE a expressément jugé que l’article 16 du règlement Bruxelles I vise exclusivement l’hypothèse dans laquelle les deux parties sont domiciliées dans l’UE[9]. Par conséquent, si le professionnel n’a pas son siège dans l’UE, ce sont les règles de droit international privé de l’État concerné (en l’espèce, les règles américaines qui désigneront quel pays est compétent pour trancher le litige) qui ont vocation à s’appliquer, pas l’article 16 du règlement Bruxelles I. L’article 15 paragraphe 2 du règlement de Bruxelles présente néanmoins une exception : « lorsque le cocontractant du consommateur n’est pas domicilié sur le territoire d’un État membre mais possède une succursale, une agence ou tout autre établissement dans un État membre, il est considéré pour les contestations relatives à leur exploitation comme ayant son domicile sur le territoire de cet État ». Malheureusement, la cour d’appel ne s’était pas saisie de cette exception et ne relevait pas l’existence de la succursale Facebook France. On peut amèrement le regretter car cette erreur dans le raisonnement de la détermination de la juridiction compétente peut motiver une cassation. Il est important de noter que pour des prochaines actions semblables intentées postérieurement à la date du 10 janvier 2015, date d’entrée en vigueur du règlement européen Bruxelles I Bis (n° 1215/2012 du 12 décembre 2012), il sera beaucoup plus aisé de fonder la compétence du juge français. En effet, le règlement Bruxelles I a été modifié et renommé et dispose dorénavant en son article 18 qu’il importe peu que le professionnel ait son siège dans ou hors de l’UE[10].
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La troisième et ultime faiblesse de l’arrêt réside dans l’application du régime français des clauses abusives. La cour d’appel avait en réalité appliqué seulement une partie du règlement Bruxelles I et avait ignoré certaines dispositions. Ainsi, l’article 17 recense les hypothèses où les articles 15 et 16 (les articles utilisés par la cour d’appel et disposant en l’espèce que la juridiction française était compétente) n’ont pas vocation à s’appliquer. Dès lors, pour apprécier la licéité d’une clause attribuant la compétence du juge de Santa Clara, la cour d’appel était tenue d’appliquer l’intégralité du règlement et confronter cette clause aux conditions de l’article 17. Le juge n’avait pas procédé ainsi, ce dernier préférant appliquer le régime français des clauses abusives. Cette erreur commise par la cour d’appel est, elle aussi, susceptible de motiver une cassation de la décision.
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La décision ici présentée n’est donc pas sans défaut. Néanmoins, elle apporte une avancée encourageante dans la régulation des rapports qu’entretiennent utilisateurs et fournisseurs de services sur internet. Par le biais du régime français et plus largement européen des clauses abusives, les Etats membres et l’UE sont capables de contrôler les activités européennes des grandes sociétés américaines du numérique. Une nouvelle affaire illustre bien ce mouvement : la décision relative à l’action intentée par l’UFC Que Choisir en 2014 contre Facebook, Twitter et Google, afin de faire supprimer les nombreuses clauses abusives figurant dans leurs CGU[11]. Les enjeux sont importants : dans un contexte où le consentement des internautes est sollicité quasi quotidiennement, il est crucial de venir encadrer et limiter les CGU/CGV des GAFAM[12], sans quoi on pourrait se retrouver devant le juge de Santa Clara pour un simple litige concernant la clôture de son compte Facebook.
Benjamin Baratta
1ère année Master IP/IT
Sources :
- http://www.20minutes.fr/societe/1555091-20150305-comment-origine-monde-pourrait-mettre-facebook-embarras
- http://www.liberation.fr/futurs/2016/01/05/facebook-contre-l-origine-du-monde-le-match-en-appel_1424536
- Compte Facebook et compétence des juridictions françaises – François Mélin – 19 février 2016 – Dalloz actualité 19 février 2016
- La compétence des juridictions françaises pour connaître du différend entre le réseau social Facebook et l’un de ses membres – Laurence Usunier – RTD civ. 2016. page 310
- http://curia.europa.eu/common/recdoc/convention/fr/c-textes/2001R0044-idx.htm (règlement Bruxelles I)
- http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:32012R1215 (règlement Bruxelles I Bis)
- La convention de Bruxelles ne s’applique pas au litige en matière de consommation si le professionnel est domicilié dans un Etat non-contractant – Rémy Libchaber – Rev. crit. DIP 1995. 754
- http://www.clauses-abusives.fr/recommandation/contrats-de-fourniture-de-services-de-reseaux-sociaux-nouveau/
[1] https://ldn-fai.net/liberer-internet-sexe-alcool-et-vie-privee/ : comme précisé dans ces conférences, le tribunal désigné a désormais changé : c’est à présent celui du Northern District de Californie. Pourquoi ce changement ? Une juridiction plus laxiste en matière de données personnelles ?
[2] Merci à https://julien-veille.blogspot.fr/2010/01/cgu-facebook.html pour avoir publié les anciennes CGU
[3] Autre arrêt français relatif à un litige entre Facebook et un utilisateur : Cour d’appel de Pau, 23 mars 2012, commenté dans Dalloz actualité, 16 avr. 2012, obs. C. Manara ; RDC 2012. 1340, obs. E. Treppoz ; Gaz. Pal. 17 mai 2012, n° 138, p. 11, obs. F. de Bérard)
[4] http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:31993L0013:FR:HTML
[5] Article L212-1 du Code de la consommation
[6] Décret n°2009-302 du 18 mars 2009
[7] CJCE 19 janv. 1993, aff. 89/91
[8] CJCE 23 mars 1983, aff. 34/82
[9] CJCE 15 sept. 1994, aff. 318/93, commenté dans Rev. crit. DIP 1995. 754 – Rémy Libchaber
[10] Article 18 du règlement Bruxelles I Bis « l’action intentée par un consommateur contre l’autre partie au contrat peut être portée soit devant les juridictions de l’État membre sur le territoire duquel est domiciliée cette partie, soit, quel que soit le domicile de l’autre partie, devant la juridiction du lieu où le consommateur est domicilié »
[11] A ce sujet : https://www.challenges.fr/high-tech/donnees-personnelles-l-ufc-que-choisir-assigne-en-justice-facebook-twitter-et-google_11463
https://www.quechoisir.org/actualite-donnees-personnelles-cnil-et-dgccrf-convoquent-facebook-n5489/
https://www.quechoisir.org/actualite-reseaux-sociaux-facebook-twitter-et-google-ont-un-mois-pour-faire-le-menage-n25676/
[12] Acronyme utilisé par la presse désignant des structures qui prennent la forme d’entreprises et qui ont su se construire les plus grosses bases utilisateurs du monde. On retrouve derrière cette expression des sociétés comme : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Yahoo, Twitter, LinkedIn…