Consacré au sein du neuvième art qu’est la bande dessinée, le manga représente à lui seul en France, environ un livre acheté sur sept en 2022 (étude de l’institut GfK – 2022) et il semblerait que ce marché du manga fleurisse encore de par sa diversité des genres, sa diffusion en anime, le développement des médias et des réseaux sociaux… Par ailleurs, avec la mise en place du Pass culture, les mangas constituaient 43% des ventes de livres en volume en 2022 chez les jeunes. Ainsi, l’appétence de la France pour les mangas, deuxième pays consommateur après le Japon, ne fait que se corroborer. Si l’attrait pour les mangas ne peut que se confirmer, il n’en demeure pas moins que des dérives et des questionnements apparaissent en la matière et notamment du point de vue de la propriété intellectuelle.
Le régime juridique du manga
En France, si les conditions d’originalité et de mise en forme sont respectées, le manga, en tant qu’œuvre de l’esprit, est protégé par le droit d’auteur du seul fait de sa création, en application des articles L. 112-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. A défaut de poursuites en justice pour contrefaçon, sans autorisation préalable de l’auteur, on ne peut utiliser, copier, reproduire, modifier ou dénaturer son œuvre ou ses éléments, y compris sur Internet.
Le système des droits d’auteurs japonais, dit copyright, est comparable au droit d’auteur français en ce que les droits vont naître à la date de création d’une œuvre originale, au bénéfice de son auteur, pour une durée de protection de 70 ans après le décès de l’auteur.
On peut noter une différence quant aux droits patrimoniaux d’auteurs au Japon, en ce que le droit de divulgation fait l’objet d’une appréciation, à savoir que le manga peut être privé de divulgation s’il est jugé « trop obscène ». Souhaitant durcir le copyright japonais, depuis le 1er janvier 2021, le gouvernement japonais vient sanctionner tout téléchargement illégal de mangas sur Internet mais aussi de magazines et de textes universitaires.
Le défi du « scanlation » de mangas ou de « fansubbing » d’animes
Le scanmanga ou scantrad ou scanlation désigne la numérisation, la traduction, l’édition et la distribution non autorisées de mangas d’une langue étrangère dans la langue des distributeurs.
Le fansubbing, concernant les mangas, est le nom donné au travail créatif entrepris par les fans qui traduisent, sous-titrent et distribuent des animes sans autorisation (adaptation de mangas en films d’animation ou séries d’adaptation) à d’autres fans, transgressant alors au respect de la chronologie des médias.
Ces traductions illégales faites par les fans sont ainsi mises en ligne gratuitement afin d’éviter le temps d’attente de la sortie officielle du manga et de dépasser la barrière de la langue. Dans les pays signataires de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (1886), comme la France ou le Japon, le fansubbing d’anime et la scanlation sont considérés comme une violation des droits d’auteur. En effet, l‘article 8 de cette Convention dispose que : « Les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques protégés par la présente Convention jouissent, pendant toute la durée de leurs droits sur l’œuvre originale, du droit exclusif de faire ou d’autoriser la traduction de leurs œuvres ».
La traduction suppose donc l’autorisation de l’auteur ou de son ayant-droit. Si la traduction est autorisée par l’auteur, elle sera protégée au titre des articles L. 112-3 du Code de la propriété intellectuelle et 2 (3) de la Convention de Berne (1886). En absence d’autorisation de l’auteur, la traduction ou adaptation est illicite puisque l’article L. 122-4 du Code de propriété intellectuelle précise que « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » ; ainsi la traduction ou l’adaptation illicite constitue un délit de contrefaçon pouvant être sanctionné au sens de l’article L. 335-2 du Code de propriété intellectuelle.
Par ailleurs, les sites proposant ces scans ou anime illicitement peuvent dans le même en tirer un profit en se rémunérant par le biais de publicités.
A priori, le scanlation constitue techniquement une violation illégale du droit d’auteur, mais est en quelque sorte toléré puisque la distribution de la scanlation cesse lorsque le manga est officiellement publié ou que celui détenant les droits d’auteur en fait la demande. Mais pour contrer ce phénomènes, les éditeurs de manga ou les studios d’animation, à leur échelle, essaient de plus en plus de proposer la sortie de leur manga ou anime en « simultrad », à savoir en traduction simultanée.
Par ailleurs, tant le scanlation et le fansubbing portent atteinte aux droits patrimoniaux de l’auteur et plus particulièrement au droit de communication au public au sens de l’article au sens de l’article L. 122-2 du Code de propriété intellectuelle.
La diffusion de spoilers
Face au phénomène d’internet, des réseaux sociaux et des médias, de plus en plus de spoiler se retrouvent circulent, fâchant les éditeurs de mangas. Face à cette menace, la justice commence alors à s’en saisir et vient condamner la diffusion de spoilers. A titre d’illustration, entre janvier et mai 2019, 63 épisodes du manga Kengan Omega créé par « Manga ONE » et édité par la maison japonaise Shōgakukan, ont été diffusés sans autorisation sur Internet. C’est ainsi que le tribunal de Tokyo, le 31 mars 2021 décida que « la publication non autorisée de parties d’un manga, sur un site web, représentait une violation du droit d’auteur ». Violant notamment le droit patrimonial du droit de communication au public, la justice japonaise condamne alors ce site spécialiste de « spoilers » pour avoir diffusé la quasi-totalité des dialogues du manga Kengan Omega.
Le phénomène de « fanfiction »
Une fanfiction correspond à l’écriture d’histoires écrites sur des personnages de livres, mangas, de cinéma ou de séries par leurs fans. Ce phénomène de fanfiction prend une ampleur considérable en matière de mangas avec le développement d’internet. L’ambiguïté de la fan fiction est que même si l’histoire est réinventée par le fan, elle emprunte tout de même à l’univers de l’histoire originale, les personnages, le contexte… et que l’on peut se retrouver à la frontière de la contrefaçon puisque l’œuvre est la propriété intellectuelle de l’auteur de l’œuvre préexistante.
En droit interne français, la fanfiction étant elle aussi une œuvre de l’esprit peut se voir qualifiée d’œuvre composite dans la mesure où elle s’appuie sur l’œuvre originale, sans la collaboration de l’auteur au sens de l’article L. 113-2 al. 2 du Code de propriété intellectuelle, mais suppose l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit.
Or, dans la plupart des cas, la fanfiction est réalisée de façon illicite en ce qu’elle est réalisée sans autorisation de son auteur. S’agissant des fanfictions, on peut se demander si une mise en balance des droits fondamentaux entre le droit d’auteur du manga et la liberté d’expression du rédacteur de la fan fiction peut être admise, comme elle l’a pu être dans l’affaire Klasen (Cass., civ. 1ère, 15 mai 2015, 13-27.391).
En droit japonais, si on considère la fanfiction comme une œuvre composite, l’on parle alors de Dojinshi. Jusque les années 2000, les Dojinshi n’étaient pas vraiment appréhendés du point de vue de la propriété intellectuelle. Du fait de dérives, comme avec la création d’un manga érotique Pokémon par exemple, la législation a évolué. Le Dojinshi tout en devant être différent de l’œuvre préexistante doit aussi veiller à respecter les droits moraux de l’auteur en ne dénaturant pas l’œuvre originale (Cass., civ. 1ère, 22 juin 2017, 15-28.467 16-11.759, Dialogue des carmélites). Le Dojinshi, selon la législation japonaise, suppose tout de même comme en droit français, l’autorisation de l’auteur de l’œuvre préexistante comme précise l’accord de Partenariat trans-Pacifique (2016). Toutefois, les Dojinshi semblent être exemptés de l’obtention du consentement de l’œuvre originale. Partant, l’ancien, premier ministre japonais, Shinzō Abe, avait déclaré que les Dojinshi et les mangas n’étaient absolument pas en concurrence, considérant que les Dojinshi n’impacteraient en aucun cas le marché des mangas et s’apparenterait plus à a de la parodie…
Le phénomène de « Fan Art »
Les Fan Arts correspondent au phénomène d’œuvres d’art basées sur des œuvres de fiction populaires créées par des fans. En droit français, si l’on souhaite produire et commercialiser un Fan Art, l’accord de l’auteur est indispensable (art. L. 112-3 du Code de la propriété intellectuelle) à défaut de tomber dans la contrefaçon (art. L. L335-3 du Code de propriété intellectuelle). Si cet accord est délivré, le propriétaire des Fan Arts bénéficiera d’une licence d’exploitation, permettant alors au Fan Art d’être lui-même protégé par le droit d’auteur. Toutefois, il est possible de réaliser des Fan Art, de manière licite et sans avoir à demander l’autorisation de l’auteur. Cela vise les hypothèses de l’article L. 122-5 du Code de propriété intellectuelle concernant la création d’un Fan Art dans un cadre purement privé et gratuit ; le Fan Art parodique et l’exception de courte citation ; toutefois des conditions strictes mentionnées à cet article devront être respectées.
Les produits dérivés
Concernant le secteur des mangas, suite aux succès imposant de certains mangas tels que One Piece, Naruto, ou Dragon Ball, le marché des produits dérivés est devenu considérable et ne cesse de croître au point de voir se développer des parcs d’attraction. Véritable stratégie marketing et s’agissant des mangas, les produits dérivés correspondent à un produit créé (vêtements, goodies, objets…) permettant d’exploiter la notoriété d’un manga. Ainsi, un fan souhaitant licitement produire et vendre des produits dérivés d’un manga, devra obtenir l’autorisation de l’auteur de l’œuvre, afin de ne pas déroger aux droits de représentation et reproduction de l’auteur (art. L. 122-1 du Code de la propriété intellectuelle) et de ne pas tomber dans la contrefaçon (art. L. 335-2 du Code de propriété intellectuelle).
Le cosplay
Le cosplay est l’acte de se déguiser en personnage, souvent de mangas, de jeux vidéo… Étant donné que les cosplayeurs professionnels peuvent récolter des sommes colossales (par exemple des cosplayeurs professionnels comme Enako peuvent gagner jusqu’à 90,000 $/mois), depuis 2022, le gouvernement japonais est en train d’étudier la question d’élaborer ou non un cadre permettant de réguler les litiges en matière de droits d’auteur entre les cosplayeurs et les détenteurs des droits de propriété intellectuelle concernés. Cette nouvelle loi obligerait les cosplayeurs à payer des droits d’auteur s’ils sont payés pour porter le costume d’un personnage pour faire une apparition lors d’un événement ou à la télévision par exemple. Actuellement, comme le Japon, les États-Unis et le Canada ne prévoient pas non plus de droits d’auteur sur les costumes de cosplay, assimilant le cosplay à du fair use. En France, si le cosplay est reconnu comme une œuvre de l’esprit, ce cosplay sera assimilé à une œuvre composite au sens de l’article L. 112-2, 14° du Code de la propriété intellectuelle et bénéficiera de la protection du droit d’auteur.
Intelligence artificielle et manga
Une intelligence artificielle réalisant un manga peut-elle être considérée comme auteur ? Son manga peut-il être protégé par le droit d’auteur ?
Dans l’affaire « Zarya of the dawn » du 23 février 2023, l’Office du droit d’auteur des États-Unis est venu préciser que les images générées par intelligence artificielle ne sont pas protégeables par le droit d’auteur. Le droit d’auteur français exige lui aussi un auteur personne physique car l’œuvre doit exprimer la personnalité de l’auteur.
Dans le même sens, en février 2023, Eiichiro Oda, mangaka du manga à succès One Piece, s’est amusé à demander à chatGPT de lui écrire un chapitre concernant son œuvre. A l’heure actuelle, en l’absence de cadre juridique, les contenus générés par chatGPT ne se sont pas vu reconnaître une protection au titre du droit d’auteur.
Cyberpunk : Peach John est le premier manga généré entièrement par intelligence artificielle, sorti le 9 mars 2023. Son auteur, utilisant le pseudonyme du nom de Rootport car souhaitant rester anonyme, expliquait n’avoir aucun talent pour le dessin. De ce fait, ce dernier a utilisé le programme d’intelligence artificielle Midjourney, en lui demandant de « créer des personnages, un environnement urbain futuriste, des machines, mais aussi coloriser les planches », lui permettant de concrétiser ce manga « d’une centaine de pages en six semaines seulement, là où un artiste confirmé aurait normalement mis un an ». Son manga a ainsi été créé avec l’aide de l’intelligence artificielle et non pas par l’intelligence artificielle, puisque Rootport a utilisé les planches de manga créées par Midjourney pour écrire son manga. Si cette annonce a fait polémique, notamment du point de vue de la propriété intellectuelle, Rootport, lui déclare que l’intelligence a permis d’ouvrir « la voie à des gens sans talent artistique ». Si au Japon, un auteur de manga ne viole pas directement les droits d’auteurs, en ayant recours à des commandes textuelles, il semble que de futures mesures viendront encadrer le recours à l’intelligence artificielle quant aux droits d’auteurs.
L’adaptation de personnages de manga à travers le hentai
Le hentai correspond à un manga ou anime à caractère érotique. Au Japon, l’article 175 du Code pénal japonais interdit la distribution d’œuvres obscènes ; celles-ci doivent être censurées. Ainsi, au Japon, le hentai n’est pas illégal, mais la distribution de matériel obscène est interdite. A contrario, aux États-Unis, la production et la distribution de matériel pornographique est permise, mais des restrictions concernant la représentation de certains actes sexuels et l’âge des interprètes sont prévues. La loi sur le droit d’auteur japonais (Copyright Act of Japan, 1970) couvre ainsi le hentai, considéré comme une œuvre de l’esprit. L’auteur d’un hentai détient alors les droits exclusifs de reproduction, de distribution et d’affichage de l’œuvre. En ce sens, toute personne qui souhaiterait utiliser ou reproduire le hentai, devra obtenir l’autorisation du titulaire des droits d’auteur, sous peine d’être poursuivie en justice pour violation des droits d’auteur et notamment pour contrefaçon. L’autorisation du détenteur des droits d’auteur du manga est alors nécessaire quant à son adaptation en hentai. L’autorisation accordée par le mangaka pourra alors donner lieu à une licence et le paiement d’une redevance pour le droit d’utiliser le manga protégé par le droit d’auteur.
Héléna KICHENIN
Sources :
https://www.wipo.int/wipo_magazine/en/2011/05/article_0003.html
https://www.idboox.com/economie-du-livre/quel-est-le-poids-du-marche-du-manga-en-france/
https://www.inpi.fr/sites/default/files/Fiche%20PI%20Japon%202022.pdf
https://core.ac.uk/download/pdf/48851644.pdf
https://toppandigital.com/us/blog-usa/are-fan-translations-good-or-bad/
https://www.wipo.int/wipolex/fr/text/283699
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000030600576/
https://www.legifrance.gouv.fr/juri/id/JURITEXT000035004718/
https://digitalpainting.school/magazine/conseils/le-fan-art-et-la-contrefacon
https://www.megazap.fr/Creation-et-droits-d-auteur-des-oeuvres-de-fan-art_a9365.html
https://www.iposgoode.ca/2021/12/keep-calm-and-fandom-on-copyright-in-cosplay-fanfiction-and-fanart/
https://www.worldipreview.com/news/japan-considers-new-cosplay-copyright-rules-20973
https://mangaplanet.com/cosplay-and-copyright/
https://kotaku.com/the-japanese-government-could-change-cosplay-forever-1846123799
https://www.wipo.int/wipo_magazine/fr/2017/05/article_0003.html
https://www.franklin-paris.com/actualites/chatgpt-enjeux-propriete-intellectuelle
https://wrongwrong.net/article/subversion-of-the-article-175-of-the-japanese-penal-code-three-cases
https://wipolex-res.wipo.int/edocs/lexdocs/laws/en/jp/jp081en.pdf