Les copies illicites à la rescousse du marché vidéo de niche ?

Il n’existe pas un marché unique du film en France. Des publics différents, constituant une demande plus ou moins attractive, coexistent dans la ligne de mire des exploitants d’œuvres du 7ème art. En effet, la distribution du support physique d’un long-métrage de super-héros états-unien touche un plus large panel d’acquéreurs que celle d’un film japonais « extrême » atteignant difficilement les salles. Les parts de marché divergent de manière exponentielle en fonction du genre attitré à l’œuvre.

Dans une vision plus verticale de la pluralité des offres sur le marché vidéo, on peut souligner le développement de multiples éditions pour une seule sortie physique : désormais, en plus du DVD, du Blu-ray et même de la 3D, on peut compter dans nos bacs l’arrivée du 4K « Ultra HD ». Or, l’amortissement des coûts d’édition, voire de restauration pour les films plus anciens s’avère une entreprise risquée pour un produit destiné à un public de niche.

L’impact du numérique sur notre quotidien a entériné une nouvelle manière de consommer de façon dématérialisée. Les répercussions ont été désastreuses pour le marché du support matériel. Ce sont les films contemporains qui en subissent en premier lieu les conséquences car la plupart d’entre eux, après leur sortie physique, sont rapidement disponibles sur les plateformes de contenus audiovisuels. En revanche, le support physique demeure souvent la seule alternative pour accéder au marché du patrimoine – dénomination ayant cours pour les « vieux » films.

La branche du droit d’auteur concernée par le marché vidéo est celle du droit de reproduction prévu par l’article L. 122-1 du Code de la propriété intellectuelle. Couplé au droit de représentation, ils forment les deux grands axes sur lesquels repose le monopole du droit patrimonial des auteurs.

Le droit de reproduction classique est défini à l’article L. 122-3 du même code comme la fixation matérielle de l’œuvre par tout procédé qui permette de la communiquer au public d’une manière indirecte. Il s’agit d’effectuer une copie de l’œuvre, qu’elle soit tangible ou non. Lorsqu’un éditeur conclut un accord avec un ayant-droit pour reproduire et distribuer un film, la convention recoupe la possibilité de proposer à la vente des copies DVD, Blu-ray et même 4k.

 

Des enjeux économiques et juridiques menant à un marché vidéo lacunaire

Produire une édition Blu-ray se révèle plus onéreux qu’éditer un DVD, tant par le procédé de fabrication que la mise à disposition de bonus supplémentaires. Les démarches techniques comme juridiques prennent du temps car les juristes de ce domaine sont occupés à renouveler les droits d’exploitation des films les plus récents, lesquels bénéficient d’une valeur commerciale plus importante que les films de patrimoine. Les démarches juridiques sont donc souvent enclenchées après s’être assuré que les conditions techniques de restauration et d’exploitation pouvaient être réunies.

L’ensemble de ces éléments éclaire le choix de certains éditeurs vidéo qui préfèrent écarter une sortie Blu-ray alors même que les copies restaurées existent, car la demande sur le marché n’est pas considérée comme suffisante pour en constituer une manœuvre économique alléchante.

Faire des choix signifie qu’une certaine demande ne pourra pas rencontrer l’offre qui lui correspondra. Des situations parfois absurdes émergent alors, comme l’impossibilité de trouver en France un Blu-ray pour un film français alors que l’option existe en Allemagne, comme c’est le cas pour le culte « Astérix et Obélix : mission Cléopâtre », ou l’absence pure et simple de support physique en France pour des films étrangers de petite facture.

Dans ce contexte, certains acteurs privés ont décidé de combler eux-mêmes les lacunes du marché du support physique. Ainsi, une pratique née dès l’arrivée de la VHS dans les foyers se poursuit toujours à l’heure actuelle. On la nomme dans le jargon le « bootleg » : concernant l’absence d’un produit spécifiquement en France, le « bootlegger » va extraire le fichier d’un film commercialisé à l’étranger et, soit apposer des sous-titres, soit recaler sur les images la bande-son de la version française du produit disponible en moins bonne qualité (la bande-son du DVD pour un bootleg proposant l’image en Blu-ray).

En principe, rien n’interdit une personne physique de s’adonner à une telle activité. Une exception de copie privée en permet la légalité depuis une loi du 11 mars 1957 ; ainsi que le dispose l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle, « les copies ou reproductions réalisées à partir d’une source licite et strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, à l’exception des copies des œuvres d’art destinées à être utilisées pour des fins identiques à celles pour lesquelles l’œuvre originale a été créée (…) » ne sont pas susceptibles de poursuites.

Une limite majeure doit être retenue dans ce texte : l’utilisation collective ou à des fins « identiques » au premier produit, c’est-à-dire à but commercial. Certes, les acteurs privés auront plus de mal à mettre en place une utilisation collective de leurs copies au vu de leurs propres capacités de production, de marketing et de distribution réduites par rapport à celles d’une entreprise ; néanmoins, ça n’empêche pas des bootlegs d’être vendus sous le manteau, que ce soit à la commande par le prisme des réseaux sociaux ou directement dans des magasins enclins à cette pratique.

 

Le bootleg : une atteinte au monopole du droit d’auteur bénéficiant d’un contexte conciliant

Un tel procédé contrevient de plusieurs façons au monopole de droits des auteurs dont l’œuvre se trouve reproduite sans autorisation.

Dans un premier temps, le droit de traduction est garanti aux auteurs par les dispositions de l’article 8 de la Convention de Berne qui dispose que : « les auteurs d’œuvres littéraires et artistiques protégés par la présente Convention jouissent, pendant toute la durée de leurs droits sur l’œuvre originale, du droit exclusif de faire ou d’autoriser la traduction de leurs œuvres ». Signataire de la Convention, la Suède a frappé fort en 2013 en condamnant une atteinte au droit d’auteur effectuée par un site qui diffusait des sous-titres de films dans différentes langues. Il s’agissait de sous-titres rédigés par des bénévoles, considérés en l’espèce par le tribunal de première instance d’Attunda comme des contrefacteurs.

Ce droit de traduction n’est pas explicitement codifié dans le Code de la propriété intellectuelle mais on peut en tracer les contours à l’appui de l’article L. 112-3 du même code « Les auteurs de traductions, d’adaptations, transformations ou arrangements des œuvres de l’esprit jouissent de la protection instituée par le présent code sans préjudice des droits de l’auteur de l’œuvre originale » et de l’article L. 122-4 « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. Il en est de même pour la traduction, l’adaptation ou la transformation, l’arrangement ou la reproduction par un art ou un procédé quelconque ».

Dans un deuxième temps, une atteinte au droit moral tenant au respect de l’œuvre peut être caractérisée, si le bootleg comporte une copie du film de mauvaise qualité. En dehors de toute prérogative patrimoniale, l’auteur peut s’opposer à la reproduction et la commercialisation d’une copie altérée de son œuvre. Une telle atteinte a notamment été caractérisée dans le célèbre arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 24 septembre 2009, dit « l’affaire Henri Salvador ».

Enfin, il apparaît évident que le bootleg contrevient au droit de reproduction de l’auteur. Mais ce phénomène doit-il être expressément exclu de l’exception de copie privée ?

Certes, il est difficile de contester la mise en vente de ces produits dont on peut aisément en trouver trace sur Internet. Néanmoins, la méthode d’appréciation de la légalité d’une copie effectuée sans autorisation mérite que l’on s’y penche ; elle est baptisée le « triple test » et a été formulée une première fois par la Convention de Berne de 1886, avant d’être inscrite dans la directive 2001/29/CE sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

 

La pratique illicite du bootleg appréciée à travers la méthode du « triple test »

Ce triple test consiste en une vérification de trois conditions permettant de mettre en balance l’exception légale de copie privée avec l’atteinte qu’elle porte au droit d’auteur. L’exception doit être un « cas spécial », ne doit pas porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, par référence à la manière dont on peut raisonnablement attendre qu’un auteur exploite son œuvre, et elle ne doit pas conduire à un préjudice injustifié pour l’auteur ou l’ayant-droit – c’est-à-dire un manque à gagner dans l’usage normal de ses droits d’exploitation. Ce triple test a été transposé en droit interne à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle.

Il est difficile d’attester un manque à gagner pour les ayants-droits lorsque le bootleg fraie son chemin sur un marché où l’offre est inexistante. Au contraire du téléchargement illégal, le bootleg consiste en un achat dont les conditions de production ne permettent pas un coût moindre à celui des autres films édités légalement ; le seul intérêt de son acquisition permet de pallier un manque d’offre légale. On peut en conclure que cette offre en principe illicite n’est par définition pas anticoncurrentielle.

Attention cependant : il est impossible d’affirmer avec certitude d’une telle absence de manque à gagner, dès lors que l’arrivée du piratage a toujours négativement impacté le marché de la vidéo.

De surcroît, est-il seulement possible de prétendre à une atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre, lorsqu’il n’y a pas d’exploitation du tout ? Il est également complexe de relever un objectif commercial pour cette démarche lorsque ce type d’activité ne se montre pas rentable. La plupart des bootleggers ne parviennent même pas à couvrir les frais engagés pour leur production.

Il faut le reconnaître, cette appréciation d’une potentielle caractérisation par la copie privée est très conciliante envers les bootleggers. Elle révèle néanmoins que cette pratique est dotée d’un contexte particulier, lequel explique la quasi-absence de tout contentieux en la matière. Néanmoins, les auteurs de ces copies illégales ne sont pas les seuls à pouvoir être concernés par une sanction pour contrefaçon ; les magasins qui en commercialisent des exemplaires sont des distributeurs ou revendeurs de produits contrefaisants si la vente est faite en connaissance de cause.

 

Le souci de pallier l’inaccessibilité d’un marché spécifique portant atteinte au droit de distribution

En outre, le fait de répondre à une demande où l’offre n’est pas encore commercialisée soulève une atteinte supplémentaire au monopole de droit patrimonial des auteurs. La directive du 22 mai 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins a consacré un droit de distribution qui est le droit exclusif reconnu aux auteurs d’autoriser ou d’interdire toute forme de distribution au public de l’original de leurs œuvres ou de copies de celles-ci.

Il est tempéré par la théorie de l’épuisement des droits, codifié dans l’article L. 122-3-1 du Code de la propriété intellectuelle. Cette théorie consacre le fait que dès lors que la première vente de l’exemplaire matériel d’une œuvre a été autorisée par l’ayant-droit sur le territoire d’un État membre de la communauté européenne ou de l’espace économique européen, la vente ultérieure de ses exemplaires ne peut plus être interdite dans les États-membres de la communauté afin de sauvegarder un marché de l’occasion.

Néanmoins, le bootleg intervient en amont de la première vente en fabriquant lui-même une version française ou restaurée de l’œuvre. La théorie de l’épuisement des droits ne peut donc être invoquée et le bootleg caractérise bel et bien une atteinte au droit de distribution.

La théorie de l’épuisement des droits n’est pas plus invocable lorsque nulle édition matérielle d’un film n’a été commercialisée dans aucun État-membre de la communauté européenne – ni en Blu-ray, ni même en DVD. Cette hypothèse est rare mais elle existe, notamment pour des films étrangers de niche qui ont du mal à être commercialisés en dehors de leur pays d’origine, du fait d’un contenu parfois extrême, violent, quasi-pornographique, voire pornographique. Pour les films classés X par exemple, les éditeurs sont confrontés au refus de toute aide financière de la part du CNC. Les droits d’exploitation sont souvent impossibles à obtenir à cause de la difficulté de communiquer avec les firmes exploitantes, souvent asiatiques – plus particulièrement japonaises. Il est parfois arrivé que les réalisateurs outrepassent les prérogatives dévolues à leurs cessionnaires locaux et collaborent directement avec des bootleggers français pour toucher un pourcentage direct sur les ventes effectuées sous le manteau. Or, il peut être intéressant de noter qu’un auteur peut lui-même être caractérisé de contrefacteur s’il est dessaisi de ses droits d’exploitation au profit d’un éditeur.

Mais cette pratique ne rapporte quasiment rien aux ayants-droits au vu de la quantité très limitée de bootlegs, l’opération visant plus à faire connaître un réalisateur au sein du marché de niche plutôt qu’à se révéler pécuniairement efficace.

 

Le bootleg, une démarche honorable n’échappant pas au risque de mener vers une concurrence déloyale

De leurs propres dires, les bootleggers cherchent à apporter un complément sur le marché de la vidéo avec des titres rares ou inédits dont la distribution en France est entravée par les ayants-droits ; c’est pour cela que nous évoquions une quasi-absence de conflits en la matière.

Mais il arrive qu’un bootlegger en vienne à concurrencer l’activité d’un éditeur lorsque ce dernier obtient légalement un titre dont un bootleg circulait déjà sur le marché. Les conflits sont en général réglés à l’amiable et mènent le plus souvent au retrait par les bootleggers des titres litigieux.

Toutefois, ce n’est pas toujours le cas ; les bootleggers peuvent sciemment entrer en concurrence avec un éditeur lorsque l’édition légale du film est critiquée.

Par exemple, une partie du marché français a la spécificité de ne proposer que des versions italiennes pour les films italiens dits « giallos » tournés aux États-Unis, en langue anglaise. Les bootleggers interviennent alors en proposant ces giallos en version anglaise. Il arrive également que les bootleggers contribuent au marché pour pallier l’épuisement d’un titre ou la spéculation d’un tirage limité qui en rend l’achat légal presque impossible. Une telle pratique peut constituer une atteinte à une stratégie marketing de rareté, permettant de faire gonfler le prix des films.

Or, les bootleggers ne payent pas de licence d’exploitation auprès des ayants-droits et ne s’embarrassent pas du droit de traduction ou du droit moral de respect de l’œuvre. Ils peuvent donc caractériser une concurrence, en plus d’être illicite, déloyale envers les éditeurs agréés. Dans ce cas, on peut relever une atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre par les ayants-droits et un préjudice par le manque à gagner que soulève une telle concurrence déloyale.

En pratique, le piratage est devenu un fait si courant que la discussion est préférée à la menace du tribunal. Il peut même arriver que les bootleggers viennent en aide aux éditeurs qui connaissent des difficultés à restaurer et à traduire un produit destiné au marché français. De fait, ces collaborations interviennent surtout avec un type de pirates nommés dans le jargon les « repackeurs ».

 

Le cas des repackeurs, une collaboration surprenante mais sujette à des dérives

Les repackeurs téléversent illégalement en ligne des fichiers de films auxquels ils ajoutent des traductions. Avec des liens de téléchargement, ils mettent en accès libre des films qui sont, tout comme les bootleggers, la plupart du temps difficiles à obtenir sur le marché. Cette pratique est bien sûr totalement illicite, le droit de reproduction couvrant toute copie physique comme dématérialisée. Les repackeurs interviennent également dans le domaine du 9ème art en traduisant des bandes-dessinées.

Un dialogue se crée fréquemment entre les éditeurs et les repackeurs, lesquels peuvent aider à retrouver des fichiers perdus comme des voix françaises enregistrées des années plus tôt, et même à les insérer dans les éditions légales. Les repackeurs, au contraire des pirates classiques qui agrémentent chaque jour les sites de streaming et de téléchargement pour le plus grand nombre, retirent leurs liens lorsque le film correspondant débarque sur le marché légal.

Mais les dérives existent, parfois même du côté des éditeurs ; en 2019, les clients d’une entreprise de réédition de Blu-ray ont eu la mauvaise surprise de découvrir au générique du film qu’ils venaient d’acquérir un bip sonore, suivi du pseudonyme d’un repackeur. La boîte de production avait oublié d’enlever la signature du pirate ayant téléversé cette version sur le net. En effet, cette réédition qu’ils avaient vendu au prix fort avec un package exclusif s’est révélé être déjà disponible en téléchargement illégal sur Internet, avec une bande-son VF recalée sur une version originale remasterisée ; ils n’avaient eu qu’à se l’approprier sans travail supplémentaire.

Le statut illicite de l’activité du repackeur l’empêchait d’agir en justice pour contrefaçon. Si l’éditeur a dûment acquis les droits de l’œuvre, c’est en spoliant le travail illégal d’un pirate du net qu’il a pu mettre en vente son édition à plus de 30 euros aux clients qui ne se doutaient de rien. Il s’agit également d’une contrefaçon à l’égard de l’auteur de l’œuvre originale par un acte de contrefaçon indirect. La seule mise à disposition de contrefaçon d’une œuvre protégée est en effet un délit de contrefaçon.

Ce genre de pratique ne peut que s’accroître en parallèle du développement de l’accès Internet haut-débit, de la dématérialisation systématique et des échanges transfrontaliers. La piraterie d’œuvres cinématographiques a de beaux jours devant elle.

 

Je remercie Stéphane Bouyer, président de la société d’édition Le chat qui fume, pour avoir répondu à mes questions et fournit de nombreuses informations essentielles à la rédaction de cet article.  Je remercie également les « bootleggers » ayant accepté de me faire le récit de leurs activités, sans qui ce texte n’aurait pu être écrit.

 

Camille SCHOUX

 

Sources :

  • Cours magistral de J. Lapousterle en Introduction au droit de la propriété intellectuelle, année 2022-2023
  • A. R. Bertrand, Droit d’auteur, Dalloz action, 2010, Chapitres 106, 116 et 117
  • « Sous titrage de films par des amateurs », L’essentiel Droit de la propriété intellectuelle, n°10, 2017
  • J.-S. Bergé, « Le triple test… et ses contextes », Juris artetc, JAC 2015, n°25, p.26
  • https://testsbluray.com/2022/11/27/gaumont-entretien-avec-lediteur/
  • Entretien avec Stéphane Bouyer de la société d’édition Le chat qui fume
  • Entretien avec deux bootleggers

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