Les secrets des tours de magie à l’épreuve de la propriété intellectuelle

Source : Artésine

Un tour de magie pourrait se définir comme un numéro d’adresse, d’illusions, destiné à tromper le public grâce à des artifices et des manipulations mentales afin de lui faire croire quelque chose d’irréel. Plusieurs facteurs permettent la réussite du tour de magie : la crédulité du public et la confiance que celui-ci accorde au magicien, mais également l’utilisation par ce dernier de moyens techniques pour parvenir à ses fins.

Dès lors qu’il y a une certaine technicité et une créativité dans la réalisation du tour de magie, le prestidigitateur peut vouloir chercher à protéger sa création. En effet, le fruit de ses efforts d’ingéniosité est ce qui va lui permettre de se constituer une réputation, faire des spectacles, effectuer des captations de ses numéros, et in fine en tirer un revenu. C’est là qu’intervient la propriété intellectuelle. 

L’article L.112-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose que « sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit au sens du présent code […] 4° Les œuvres chorégraphiques, les numéros et tours de cirque, les pantomimes, dont la mise en œuvre est fixée par écrit ou autrement ». 

La propriété considère donc les numéros de magie comme des œuvres de l’esprit et donc protégeables, dès lors que ceux-ci remplissent les conditions d’originalité et de mise en forme. Le magicien pourrait donc se tourner vers la propriété intellectuelle pour garantir que ses tours resteront en sa possession.

Néanmoins, un dilemme majeur se pose à lui : le magicien fait en sorte de garder savamment ses tours secrets et les moyens techniques qu’il emploie afin de ne rien dévoiler ni au public ni à ses concurrents, car c’est ce qui constitue l’essence même de la profession. Le secret a une grande importance dans le domaine de la magie, car c’est ce qui permet de maintenir l’illusion et entretenir le mystère. 

Or, le propre de la propriété intellectuelle est d’avoir un équilibre entre les intérêts des ayants-droit sur leurs œuvres et l’intérêt du public à pouvoir connaître et exploiter lesdites œuvres. Dès lors, la protection par la propriété intellectuelle n’est pas absolue puisqu’elle suppose une divulgation de la création. Mais s’il n’y a plus de secret dans la magie, alors le tour n’a plus d’intérêt. 

Pour les magiciens, la réflexion est difficile. La menace est de se faire voler les créations et leurs tours par des concurrents. Ils craignent aussi la révélation de leurs tours de magie, notamment sur Internet ou dans des livres où la tendance est d’expliquer les secrets des tours de magie et montrer au public ce qu’il se cache derrière. 

Ainsi, comment le magicien peut-il protéger ses tours de magie, qui par essence doivent demeurer secrets, par la propriété intellectuelle ? La propriété intellectuelle est-elle le meilleur moyen d’obtenir cette protection ? 

1. Une protection possible mais dangereuse par la propriété industrielle

Les brevets sont des instruments du droit de la propriété industrielle permettant de protéger une invention technique. Le professeur Mousseron avait défini l’invention comme la solution technique à un problème technique.
Bien qu’il soit difficile de parler du tour de magie comme un problème technique, celui-ci peut tout de même être perçu comme tel : le problème technique serait de parvenir à faire croire quelque chose d’apparemment impossible à un public, la solution technique étant donc d’y parvenir par une astuce connue du magicien seul. 

Plusieurs magiciens ou fabricants de tours de magie ont déjà déposé des brevets sur des machines qui leur permettent de les réaliser.
C’est le cas de John Gaughan qui a déposé un brevet pour sa création technique « Levitation apparatus » qui permet de faire voler le magicien sur scène. Cette machine a pu servir au célèbre magicien David Copperfield pour réaliser ses tours. 

 

« Levitation apparatus » de John Gaughan

Source : Echo Gone Wrong, Design Choregraphy : a case study of the wire

 

De même, la machine « Drill of the death », créée par André Kole, qui donne l’illusion que l’artiste est empalé sur une perceuse géante sur scène, fait l’objet d’une protection par le brevet

 

« Drill of the death » de André Kole

Source : Wikiwand

Ainsi, on peut supposer que les éléments techniques qui servent au tour de magie peuvent permettre d’apporter une protection à celui-ci, même si elle demeure relative

En effet, le problème majeur avec le brevet est le suivant : dans la demande de brevet, il est nécessaire que le déposant décrive avec précision et clarté le procédé technique utilisé pour parvenir au résultat technique, sinon la protection n’est pas accordée. Cela implique donc de dévoiler complètement le fonctionnement de la machine utilisée, le déroulé du tour de magie, et in fine, gâcher complètement l’expérience du public et le travail du magicien.
Le magicien se trouve donc face à un épineux problème : il souhaite protéger son tour de magie par le dépôt d’un brevet sur l’invention ou les techniques qui lui permettent de le réaliser, mais il se trouve pénalisé par ce même brevet qui dévoile ses secrets de prestidigitateur. 

Ce fut le cas dans l’affaire de la femme sciée en deux qui a opposé le magicien Horace Goldin à l’entreprise de cigarettes Camel. Dans une campagne publicitaire, cette dernière avait dévoilé les secrets de magie de Goldin qui avait déposé un brevet sur la boite qui lui permet de donner l’illusion d’une femme coupée en deux. Selon la décision rendue par la Cour en 1938, « en brevetant son appareil de magie, il [Goldin] a abandonné son secret au public » (Goldin v. RJ REYNOLDS TOBACCO CO., United States District Court, SD, New York – Jan. 25, 1938 https://casetext.com/case/goldin-v-rj-reynolds-tobacco-co).

Ainsi, le magicien avait tenté de protéger son numéro, mais cette protection s’est retournée contre lui puisqu’il en a été dépossédée. En effet, bien que son brevet puisse empêcher à des tiers de fabriquer la machine, celui-ci n’empêche pas ces derniers d’avoir accès aux secrets techniques de la machine. 

Il convient d’aborder rapidement le droit des dessins et modèles qui permet de protéger l’aspect esthétique d’une création, par exemple les costumes de scène du magicien. La forme d’une machine peut également être protégée par les dessins et modèles, c’est le cas d’ « Origami » de Jim Steinmeyer. 

« Origami » de John Steinmeyer

Source : The Illusion Repository

 

2. Une protection de la magie elle-même par le droit d’auteur ?

Au sein d’un tour de magie, on peut distinguer deux éléments : l’effet magique qui est l’effet qui crée chez le spectateur l’illusion d’une réalité qui est erronée dans les faits ; et le numéro de magie qui est l’ensemble des éléments qui participent à la réalisation du tour (son, éclairage, costumes, musique…).

Ces deux éléments pourraient être qualifiés d’œuvres de l’esprit et ainsi être protégés par le droit d’auteur.

Concernant l’effet magique, le magicien exprime sa personnalité à travers les choix qu’il fait pour parvenir au résultat attendu de l’illusion. Dès lors, l’oeuvre constituée par le tour de magie peut être protégée si le magicien effectue ses choix de manière libre pour parvenir à son numéro, ce qui remplit la condition d’originalité, et s’il met en forme ces choix au travers d’un spectacle ou d’une captation vidéo par exemple.
Cependant, il y a des obstacles à cette protection de l’effet magique. Celui-ci pourrait relever de la catégorie des idées, qui ne sont pas protégeables par le droit d’auteur, elles sont « de libre parcours » (Henri Desbois). Le principe même d’un tour de magie est souvent identique : faire disparaître une personne, deviner une carte choisie par un spectateur… Dès lors que l’appropriation d’une telle idée n’est pas possible, il apparaît  difficile que l’effet magique en lui-même puisse se voir protéger par le droit d’auteur. Ce n’est que si le magicien donne une mise en forme à cette idée qu’elle pourra être protégée.

Concernant le numéro de magie, celui-ci s’apparente à un ensemble de manipulations qui enchaînent les effets magiques. Cela implique de créer une mise en scène, une chorégraphie, un choix de costumes, de musiques, de lumières, de décors, afin de créer une certaine ambiance. Imaginer un numéro de magie serait donc comme construire un spectacle qui serait ainsi protégé en tant qu’œuvre chorégraphique grâce à des choix originaux du metteur en scène. Celui-ci serait donc la mise en forme du tour de magie grâce à cette extériorisation par un spectacle qui peut ensuite être enregistré, diffusé…

Cette distinction entre l’effet magique et le numéro de magie peut être difficile à faire, bien qu’importante pour comprendre exactement ce qui peut être protégé. 

Cela s’est illustré dans une affaire tranchée par le TGI de Tarascon le 21 septembre 2012. Le contentieux portait sur l’effet magique mais le tribunal a porté le débat sur le numéro de magie. Il avait en effet considéré l’effet magique comme une composante du numéro, niant ainsi son caractère d’œuvre à part entière, et en rejetant par la même occasion la contrefaçon. 

Les juges n’ont jamais vraiment raisonné sur l’effet magique, mais plutôt sur le numéro. Il y a donc une incertitude de savoir si l’effet magique est vraiment protégeable

Le droit d’auteur est néanmoins un bon moyen de protection pour le magicien. 

Un numéro complet peut être protégé, comme par exemple le « Tango act » créé par Kenris Murat et Aurélia, où la scénographie, la succession d’effets magiques, les costumes, les lumières, et la musique sont tous protégés par le droit d’auteur. 

« Tango act » de Kenris Murat et Aurélia

Source : site de Kenris Murat


De même, un effet magique en particulier (cette notion sera abordée plus tard) peut être protégé. C’est le cas de « Window » par Michael Chatelain, qui permet de donner l’illusion de savoir faire passer une carte à travers une vitre. 

Aussi, un texte de routine prononcé par le magicien peut être protégé, par exemple « Routine de corde » de Francis Tabary. Comme pour un texte de littérature, l’esprit du texte et les jeux de mots permettent d’exprimer la personnalité de son auteur. 

Une machine elle-même peut être protégée par le brevet, mais l’effet de magie qu’elle produit peut quant à lui être protégé par le droit d’auteur. C’est le cas de « Cutting edge » de Daniel Summer qui donne l’illusion d’un corps coupé en plusieurs morceaux. 

« Cutting edge » de Daniel Summer

Source : Pinterest

 

Mais le droit d’auteur en matière de magie connaît aussi des contentieux. Dans l’émission « Sacrée soirée » diffusée il y a quelques années, le magicien Yves Bartha avait présenté un numéro d’homme volant, déjà exécuté par David Copperfield, alors très peu connu en Europe. Cette version très proche de son « Flying » avait amené Copperfield a assigné Bartha en contrefaçon de numéro de magie

La Cour d’appel de Paris a jugé le 30 avril 1998 qu’il y avait effectivement contrefaçon. Elle a relevé « l’accompagnement musical, les jeux d’ombres et de lumières, les décors composés de grands rideaux ondulants », ainsi que « la mise en scène qui sert l’ensemble du numéro ». Elle en déduit que le numéro de Copperfield « ne se réduit pas à la présentation d’un homme qui s’élève dans les airs », car il y a « une succession de tours associés à une mise en scène qui caractérise une œuvre de l’esprit porteuse de la personnalité de son auteur ». 

Concernant le droit d’auteur, une distinction fondamentale doit se faire pour la protection des tours de magie. En effet, il faut différencier l’effet général qui n’est pas protégeable (par exemple voler sur scène) et l’effet particulier qui l’est (par exemple la façon dont on vole). 

Notamment, plusieurs magiciens ont eu l’idée de passer au travers des pâles en mouvement d’un ventilateur géant. Cette idée n’est pas protégeable, cependant, la façon dont ils vont s’y prendre pour exécuter l’effet magique sera protégeable. Plusieurs magiciens ont utilisé différentes techniques pour parvenir à cette illusion. 

Une affaire illustre cette problématique, c’est celle du Piano volant qui a opposé Dany Lary et Dominique Webb. Webb a agi en contrefaçon Lary qui avait comme lui utilisé un piano volant dans son spectacle. Les juges n’ont cependant pas retenu la contrefaçon.
Le Tribunal de grande instance a débouté Webb en 1996 car sa « mise en scène ne porte pas l’empreinte de la personnalité ». Selon les juges, la lévitation d’un piano est connue depuis longtemps et largement pratiquée. L’idée de faire léviter un piano n’est pas protégeable, mais sa présentation l’est. Webb arguait cependant qu’il revendique surtout la figure du looping qui avait été reprise par Lary. 

La Cour d’appel de Paris a rendu la même solution en 2003 mais avec des arguments différents. Selon elle, le numéro de Webb est bien original donc protégeable. Mais le numéro de Lary n’a rien à voir car la mise en scène est très différente. Elle en conclut donc que les deux numéros sont protégeables mais distincts l’un de l’autre bien qu’ils conduisent au même effet

 

Le piano volant de Dominique Webb

Source : Facebook

Le piano volant de Dany Lary 

Source : site de Dany Lary

Ce qui ressort de cette analyse de la protection des tours de magie est qu’aucun droit de propriété intellectuelle n’est entièrement efficace. Cependant, cela ne diffère pas de la protection des autres créations car une part de risque est toujours possible. 

Le meilleur moyen de protéger le tour de magie reste le secret : c’est le cœur même du spectacle de magie et c’est ce qui peut permettre au magicien de garder jalousement ses trucs et astuces pour garder la part de mystère propre au domaine de l’illusionnisme. C’est notamment une règle d’or implicite chez les magiciens que de ne pas révéler les secrets de leur pratique. Cela se traduit par des accords de confidentialité entre les intervenants du spectacle afin d’obtenir un engagement de chacun de garder le secret des tours du magicien, sous peine d’engager leur responsabilité contractuelle. 

Aubérie GASC

 

Sources :

https://www.pierratavocats.com/2021/01/01/la-protection-des-tours-de-magie-et-des-secrets-des-magiciens/

https://www.livreshebdo.fr/article/la-protection-des-tours-de-magie-et-des-secrets-de-magiciens-12

https://www.livreshebdo.fr/article/la-protection-des-tours-de-magie-et-des-secrets-de-magiciens-22

https://www.virtualmagie.com/articles/autres/reflexions/droit-de-propriete-intellectuelle-et-magie/

https://www.virtualmagie.com/articles/autres/trucs-du-metier/special-droit-de-la-propriete-intellectuelle-video/

https://www.20minutes.fr/monde/188473-20071017-dilemme-prestidigitateur

https://desdroitsdesauteurs.fr/2012/01/la-protection-des-tours-de-magie/

https://artefake.fr/des-droits-en-magie/

https://www.youtube.com/watch?v=xuqFz5M9ZaA

 

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