A l’heure du numérique, où les informations relatives à chaque personne sont de plus en plus accessibles, récolter des données relatives à plusieurs personnes pour ensuite les diffuser est désormais à portée de mains pour les détenteurs de telles données. Dès lors, la protection de ces dernières ainsi que le droit au respect à la vie privée sont-ils menacés ? La question se pose d’autant plus lorsque cette protection est confrontée à la liberté d’expression.
En effet, celle-ci est certainement le point d’orgue d’une démocratie, voire même l’instrument permettant de mesurer de manière certaine le respect des libertés fondamentales d’un Etat en ce qu’elle est celle qui permet l’émergence d’une opposition à un gouvernement en pointant leurs dysfonctionnements. Cela est bien connu, là où l’opposition ne naît pas, le totalitarisme règne.
Mais la liberté d’expression peut-elle être absolue ? En effet, alors que nos sociétés exigent de plus en plus de transparence politique et que les médias indépendants garantissent toujours un meilleur accès à l’information, ne risque-t-on pas, dans le même temps, d’empiéter sur d’autres droits fondamentaux et d’aboutir à un Etat de « surveillance généralisée »[1] ? Plus particulièrement ce risque d’empiètement devient plus concret lorsqu’il s’agit du droit au respect à la vie privée ou à la protection des données personnelles.
Cela n’est pas sans rappeler que cette problématique de la protection des données à caractère personnel se posait déjà à l’aube d’Internet. En 1995, le Parlement européen et le Conseil de l’Europe étaient venus encadrer leur traitement, autorisant néanmoins une certaine dérogation quant aux activités de journalisme au regard du droit à l’information, reconnu comme un droit fondamental par la Charte de l’Union européenne.
Afin de savoir si cette dérogation doit être mise en œuvre, le juge opère une mise en balance entre l’activité de journalisme – relevant de la liberté d’expression – et le droit au respect à la vie privée à travers la confidentialité des données personnelles. Plus précisément, le juge doit alors observer si l’activité en cause relève ou non du journalisme et, le cas échéant, si l’information véhiculée ne porte pas atteinte au droit au respect à la vie privée.
Ce droit au respect de la vie privée sur le terrain des données personnelles se trouve battu en brèche dès lors que l’activité en cause relève du droit au public à l’information, notamment lorsqu’elle est de nature à soulever un débat dans l’opinion public. La communication au public de ces données est alors regardée comme une activité journalistique, prévalant face à la protection des données personnelles. Néanmoins, dès lors que la communication de ces données personnelles n’est pas de nature à créer un tel débat sur la place publique, alors il semble que la dérogation prévue par la directive de 1995 doive être écartée : ce qui ne soulève pas de débat, ce qui ne rentre pas dans la sphère du droit à l’information ne doit plus être regardé comme étant une activité journalistique puisque le journalisme, par sa nature même, conduit le public à s’interroger lui-même sur des faits de société.
Plus concrètement – sans que l’auteur de ce billet ne prétende porter un jugement d’appréciation sur le fond de l’affaire – les Panama Papers relevaient précisément de cette activité journalistique : des documents confidentiels détaillant des informations sur des sociétés dites offshores ainsi que les noms des actionnaires de ces sociétés, de surcroît des personnalités politiques ou médiatiques, avaient été révélés. Or, des données personnelles étaient en cause. Pourtant, l’atteinte au respect à la vie privée et à la protection des données à caractère personnel ne peut être retenu puisqu’il s’agissait de susciter un débat sur l’évasion fiscale, pratique réprimée en France (article 1741 du Code général des impôts) et pourtant encore pratiquée.
Mais cette même liberté d’expression est dépourvue d’une quelconque efficacité dès lors qu’il ne s’agit plus, comme il a été dit, de soulever dans l’opinion public un débat. Par un arrêt de Grande chambre du 27 juin 2017, la Cour européenne des Droits de l’Homme est venue limiter cette liberté d’expression. En l’espèce, deux sociétés finlandaises, éditrices de journaux, récoltaient des données sur les revenus imposables et les patrimoines de plusieurs personnes afin des les publier dans des magazines. Par la suite, une des deux sociétés avait mis en place un service de messagerie téléphonique permettant de renseigner les citoyens sur les revenus imposables de personnes physiques particulières, à la condition que les informations relatives à ces mêmes personnes soient dans les bases de données des sociétés.
En droit interne, le médiateur de la protection des données personnelles avait alors conseillé aux deux sociétés de cesser leurs pratiques, même si la communication de données fiscales n’était pas interdite en tant que telle. Après plusieurs refus, tant des sociétés, que de la Commission de protection des données, que du tribunal administratif finlandais, le médiateur saisit la Haute juridiction finlandaise qui posa une question préjudicielle à la CJUE. Celle-ci répondit que la notion de journalisme devait être interprétée largement et pouvait être qualifiée comme telle dès lors qu’elle avait pour seule finalité la divulgation au public d’informations, d’opinions ou d’idée par quelque moyen que ce fut, ce qu’il appartenait à la juridiction nationale d’apprécier. Après l’annulation par la Haute juridiction des décisions antérieures et une demande à la Commission d’interdire aux sociétés le traitement des données fiscales en cause, la Cour européenne des Droits de l’Homme avait été saisie par les deux sociétés.
La Grande chambre avait vérifié que l’ingérence effectuée par la Finlande dans la liberté d’expression des deux sociétés remplissait bien les conditions du triple test. Selon elle, l’ingérence était légitime, nécessaire dans une société démocratique et prévisible. La Cour poursuit en jugeant que l’activité en cause relevait davantage du « voyeurisme » ou encore du « sensationnalisme » plutôt que du journalisme qui doit permettre la divulgation « d’information, d’opinions, d’idées » ou avoir trait à « l’intérêt général ». Cet intérêt général est défini par la Cour comme pouvant concerner le « bien-être des citoyens ou de la vie de la collectivité », portant sur un « thème important » ou encore pouvant créer une « forte controverse ». Par ailleurs, il faut préciser que dans la balance effectuée par la Grande chambre, c’est une appréciation in concreto qui est retenue par cette dernière : la communication par SMS des données en cause ne constituait pas une communication au public, mais davantage une réponse à une demande d’information particulière. Enfin, le traitement des données, selon la Cour, avait été faite en violation des dispositions finlandaises qui limitaient la quantité de données accessibles. Partant, il n’y avait eu aucune violation de l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (garantissant la liberté d’expression), dans l’amende prononcée à l’égard des deux sociétés.
En d’autres termes, l’utilisation des données en cause par les sociétés finlandaises aurait pu éventuellement ne donner lieu à aucune action si elles avaient été communiquées au public dans un journal afin de démontrer, par exemple, des niveaux d’imposition ou de revenus en fonction des zones géographiques, sans pour autant dévoiler l’identité des personnes concernées : ce type de mise en forme des données recueillies peut alors recouvrir la qualité d’activité journalistique puisqu’elle vise à susciter un débat ou à informer le public. Tel n’était pas le cas en l’espèce.
Néanmoins, comme le soulignent certains auteurs à juste titre, la définition d’activité journalistique pèche en raison de la marge d’appréciation laissée aux Etats. En effet, le voyeurisme doit-il toujours être écarté du champ d’application du journalisme[2] ? Dans certains cas, et sous certaines conditions, ne peut-il pas relever précisément du journalisme ? Ainsi, la photographie d’une personnalité politique pour dénoncer des dépenses luxueuses personnelles, peut parfaitement être qualifiée à la fois de « voyeurisme » en ce qu’il s’agit de photographies d’une personne agissant dans sa vie privée mais aussi d’activité journalistique en ce qu’elle vise à démontrer le « train de vie » d’une personnalité politique. La marge d’appréciation laissée aux Etats dans la définition d’activité journalistique peut créer des déséquilibres, que la Cour de justice de l’Union européenne ou la Cour européenne des Droits de l’Homme peuvent justement venir corriger.
Ainsi, s’il existe bien une mise en balance d’intérêts opposés très particulière dans sa mise en œuvre, c’est bien celle à faire entre la liberté d’expression, le droit au respect à la vie privée, et la protection des données personnelles. Cette mise en balance devient particulièrement délicate face à l’émergence rapide de nouvelles technologies, toujours plus complexes, toujours plus perfectionnées dans la satisfaction des demandes des consommateurs, stockant par conséquent des données personnelles plus ou moins facilement accessibles et publiables par des tiers. Dès lors, ces évolutions techniques sont nécessairement amenées à impacter les contours de la notion d’activité journalistique. Enfin, un autre défi tiendra, face à l’émergence de nouvelles formes de médias (vidéos amateurs, médias indépendants, …), à ne pas restreindre trop facilement la liberté d’expression au profit de la préservation et protection des données personnelles puisque la sauvegarde de la liberté d’expression est essentielle pour garantir l’efficacité d’une démocratie.
Lola TUFFERY
[1] Pierre Rosanvallon, « La contre-démocratie », cité par D.Fourest, Dalloz IP/IT, 2017, p.604, « Données personnelles et liberté d’expression : la CEDH pose des garde-fous à la transparence généralisée ».
[2] Ibid n°1.