Un soir d’avril, en traversant une rue piétonne au cœur de la petite bourgade scéenne, poussé par la gourmandise et le vent printanier, vous êtes venus vous réfugier à l’intérieur d’une chocolaterie. Vous aimez les chocolats. Mais, après avoir pénétré dans le magasin, votre regard s’est détourné des innombrables boîtes d’orangettes et des pyramides de pralinés aux noix. Votre attention est restée focalisée sur la majestueuse sculpture en chocolat à l’entrée. Imposante et gracieuse, elle reste figée sur le présentoir grâce aux bombes de froid alimentaires. Ses formes sont d’une grande originalité. Même en cet instant presque sacré de contemplation, vos cours de propriété littéraire et artistique vous rattrapent et vous ne pouvez vous empêcher de penser qu’une telle œuvre serait parfaitement susceptible d’accéder à la protection offerte par le droit d’auteur. Les tribunaux français ont en effet déjà admis la qualification d’œuvres de l’esprit à des statues en chocolat[1]. Prendre celle-ci en photo et en diffuser l’image serait juridiquement considéré comme une reproduction et une représentation illicites d’une œuvre et ferait de vous un contrefacteur.
Pourtant, vous le savez, l’été approche et, sans apport de froid artificiel, ce beau produit du génie humain ne consistera plus qu’en une pauvre flaque de chocolat fondu. Et, en réalité, nul besoin d’attendre que la sculpture ait complètement fondu pour qu’elle soit méconnaissable. Quelques heures sous un soleil luisant suffiraient à la transformer en un banal amas de cacao dégoulinant. Perspicace, vous vous dites que le droit d’auteur s’accommode mal de la banalité. Vous vous posez alors cette question : si je fais fondre cette statue en chocolat, à partir de quand puis-je considérer qu’il ne s’agit plus d’une œuvre de l’esprit ?
Erreur fatale car, à partir de ce moment là, le droit a pris le pas sur le chocolat. Vous voilà en train de méditer dans la file d’attente de la boutique : finalement, votre réflexion précédente pourrait également s’appliquer à une sculpture en marbre, qui elle aussi peut s’user ou être détruite. Dans votre tête, les interrogations remplacent doucement les pralinés, puis se mettent à foisonner : et si une œuvre avait vocation dès l’origine à n’être qu’éphémère, serait-elle appréhendée différemment par le droit d’auteur ? – Mais qu’est-ce qu’une œuvre éphémère, tout d’abord ?? – Le droit en donne-t-il une définition ???
C’est ainsi que, par une fraîche soirée de printemps, vous avez pénétré les méandres de la réflexion universitaire millénaire sur la situation juridique des œuvres éphémères. Cette réflexion dépasse évidemment le cadre des statues en chocolat et nécessite en premier lieu de s’attaquer au dur exercice qui consiste à cerner utilement la notion d’œuvre éphémère.
I/ Le caractère éphémère de l’œuvre de l’esprit : une notion factuelle ou juridique ?
La notion d’œuvre éphémère n’est appréhendée expressément et directement ni par les textes sur le droit d’auteur, ni par la jurisprudence, ni par le biais d’une notion juridique proche en droit français. Il est cependant intéressant d’étudier ici l’articulation entre une donnée purement factuelle (l’objet prétendant à la protection du droit d’auteur est éphémère) et les règles du droit d’auteur, qui ne prévoient pas de régime propre aux créations éphémères. N’ayant pas de définition juridique, il nous appartient donc de dresser les contours pertinents d’un caractère éphémère de l’œuvre.
Le terme même vient du grec ephếmerios, que l’on pourrait traduire par « qui ne dure qu’un jour ». Par extension, est éphémère tout ce qui n’a qu’une courte durée[2]. Force est de constater que cette notion n’a rien de technique ni de scientifique et que ses contours sont extrêmement flous, ce dont le droit s’accommode mal. La préciser sera donc l’une de nos premières tâches.
Il est clair qu’en théorie juridique pure, un objet immatériel né d’une intervention humaine consciente, s’il est original et perceptible par les sens, accède nécessairement à la protection octroyée par le droit d’auteur. Effectivement, aucune condition légale d’accès à cette protection n’exige une quelconque durée de vie de l’objet y prétendant. Il s’agit alors de savoir si des difficultés pratiques, à défaut de difficultés théoriques, d’accès à la protection par le droit d’auteur existent néanmoins. Il s’agit encore de réfléchir à d’éventuelles difficultés d’application du régime du droit d’auteur, une fois le bénéfice de celui-ci accordé.
II/ Comment alors déterminer le caractère éphémère d’une œuvre ?
L’œuvre éphémère peut utilement être appréhendée comme une création dont le support initial a vocation à subir ou risque fortement de subir une altération matérielle et imminente ayant pour conséquence, en l’absence de fixation sur un autre support, de faire perdre à l’œuvre sa forme originale. Un certain nombre de caractéristiques apparaissent ainsi. Pour savoir si l’on est bien face à une œuvre éphémère, on se demandera utilement :
– Si son support initial a vocation à subir ou risque de subir une altération matérielle ?
C’est le cas de la statue de chocolat laissée au soleil, du parfum qui s’estompe, de l’installation monumentale qu’on démantèle, etc. Bien sûr, nombreuses sont les créations, dont le support initial est « mort », qui survivent néanmoins sur d’autres supports (photo, vidéo..). Mais cantonner le champ de l’éphémère à ces seuls circonstances, somme toutes assez rares à l’ère du numérique et de la diffusion massive des œuvres de l’esprit, est excessif. De même qu’il serait excessif d’exiger, pour considérer une œuvre comme éphémère, que son altération résultent nécessairement d’une intention de l’auteur. Cela exclurait de cette catégorie toutes les créations dont la nature provisoire du support est inévitable, telles les œuvres olfactives, ou est dû à sa situation précaire, telles que la plupart des œuvres du street art. On peut cependant affirmer que n’est pas éphémère l’œuvre dont la courte durée de vie n’est due qu’à un accident. L’artiste doit être conscient de la fugacité potentielle de son œuvre.
– Si cette altération a pour conséquence, en l’absence de fixation sur un autre support, de faire perdre à l’œuvre sa forme originale ?
Cette condition posée à la détermination du caractère éphémère de l’œuvre permet de trancher simplement la question survenue devant la sculpture en chocolat : si cette dernière fond, elle ne devra plus être considérée comme une œuvre de l’esprit qu’à partir du moment où elle aura perdu sa forme originale, de sorte qu’elle ne satisfera plus aux critères de protection du droit d’auteur !
– Si cette perte de forme originale est imminente ou intervient peu après la création de l’œuvre ?
Ce qui revient à affirmer que l’œuvre éphémère n’est pas durable, ce qui est une tautologie et n’est en rien une caractéristique propre puisqu’aucune œuvre n’est matériellement éternelle. Les notions de temps court et de temps long sont extrêmement relatives, mais il est alors intéressant de se demander si la durée d’existence de l’œuvre peut affecter l’exercice du droit d’auteur..
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Le caractère factuellement éphémère d’une création influence-t-il l’exercice effectif, par celui qui s’en prétend titulaire, des prérogatives accordées par le droit d’auteur ?
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La théorie :
Au regard des principes fondamentaux du droit d’auteur, la protection des œuvres éphémères ne semble pas poser de problèmes. Nous verrons en effet que le droit prévoit une protection théorique pleine et entière pour la grande majorité des œuvres éphémères.
a) L’indifférence du caractère éphémère ou tangible de l’œuvre dans l’accès théorique à la protection
Le droit d’auteur ne prend pas en compte le caractère tangible, précaire ou éphémère de la création, ce qui découle d’un de ses vieux principes : celui de l’indifférence de la forme d’expression de l’œuvre[3].
Plus précisément, le droit français ne connaît pas de condition de fixation de l’œuvre sur un support matériel. Cette absence ne se retrouve pas dans tous les pays. Notamment, les systèmes anglo-saxons de copyright posent, comme condition d’accès à la protection offerte, un critère de fixation de l’œuvre et le définissent. La modernisation de la matière opérée par le Copyright Act de 1976 permet de mieux cerner les contours de l’exigence de fixation. L’article 101 de ce texte en donne une définition.
Ainsi, l’œuvre est fixée « lorsque son incorporation dans un exemplaire ou un phonogramme, par l’auteur ou avec son autorisation, donne un résultat suffisamment stable ou permanent pour lui permettre d’être perçue, reproduite ou communiquée de toute autre manière pendant un laps de temps plus que provisoire ».
Loin de signifier la matérialisation permanente de l’œuvre, l’exigence de fixation de l’œuvre est entendue en droit du copyright comme une matérialisation d’une durée suffisante pour permettre un accès à l’œuvre pendant un temps raisonnablement long, c’est-à-dire pas trop éphémère ! La différence entre l’œuvre fixée sur un support matériel et celle qui ne l’est pas, ne tient donc pas dans l’existence ou non d’un support. Elle n’est nullement une différence de nature, mais bien de degré. Et plus particulièrement de durée, car toute œuvre possède, en réalité, un support matériel.
Il n’est donc pas excessif d’affirmer que certaines œuvres éphémères, à cause de ce critère de fixation, ne bénéficient pas de la protection du droit d’auteur dans les pays anglo-saxons. Tel n’est pas le cas en France, où le bénéfice de la qualification d’œuvres de l’esprit emporte alors inévitablement, en théorie du moins, l’existence juridique des droits moraux comme patrimoniaux.
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b) Petite typologie des œuvres éphémères protégeables
Certaines créations peuvent donc être considérées comme étant intrinsèquement éphémères, de par la précarité naturelle des supports initiaux, c’est-à-dire des matériaux ou vecteurs utilisés pour la conception de l’œuvre. Une telle situation peut relever d’un choix artistique de l’auteur, le caractère éphémère fera alors partie de l’essence même de l’œuvre. Ainsi en est-il des créations du land art, de l’arte povera, du body art, d’une partie du street art, mais encore des performances et installations, ainsi que des statues de glace. Cependant, le caractère éphémère peut aussi être inhérent au genre de l’œuvre créée (feu d’artifice, improvisation, pantomime, et les spectacles en général).
D’autres œuvres peuvent être envisagées comme des créations extrinsèquement éphémères, ce caractère étant causé par une insécurité légale et/ou matérielle. La précarité ou la tangibilité du support sera alors due au risque d’intervention humaine extérieure à la personne de l’auteur. De par le contexte dans lequel elle s’inscrit, l’œuvre sera ici susceptible de modifications ou de dégradations par les tiers. Telle est la situation de la plupart des œuvres du street art, des graffitis, mais encore des œuvres utilitaires ou des créations illicites, ainsi que des œuvres architecturales.
Il serait tentant d’ajouter à cette liste les créations olfactives et gustatives, œuvres éphémères par excellence ! Mais, on le sait, la jurisprudence s’oppose inexplicablement à leur accorder le bénéfice de la protection du droit d’auteur.
Plus problématique encore est la grande difficulté pratique de protéger pleinement et effectivement les créations éphémères…
La pratique :
De par l’existence de tempéraments naturels ou jurisprudentiels, la protection effective et complète de l’œuvre éphémère reste ardue. La raison principale est d’ordre probatoire.
C’est ici que l’on retrouve notre fameux critère de la fixation de l’œuvre sur un support matériel. S’il n’est en rien une exigence légale d’accès à la protection du droit d’auteur, il constitue bien une exigence pratique de premier ordre .
La plus grande utilité d’une telle fixation consiste dans l’absolue nécessité de prouver, non seulement l’existence, mais encore la teneur de l’œuvre dans un procès en contrefaçon. Ainsi votre statue en chocolat, si vous ne l’avez pas dessinée, prise en photo ou en vidéo, ne pourra être comparée à sa contrefaçon après avoir été changée en coulis par les rayons du soleil.
Mais, même fixée sur un support durable, l’œuvre éphémère ne bénéficie pas toujours des mêmes faveurs que son homologue, l’œuvre pérenne. Il est par exemple évident que les exercices, par l’auteur d’une création éphémère, du droit de suite et du droit de repentir ou de retrait relèvent surtout de l’expérience de pensée.
Conclusion :
La protection des œuvres éphémères ou tangibles demeure ainsi particulièrement sinueuse. Et force est de constater que, malgré l’absence d’exigence de fixation de l’œuvre dans l’accès à la protection, le droit d’auteur français reste fondé sur un modèle romantique de l’œuvre, celui d’une création qui résiste à l’épreuve du temps. Pourtant, la « rupture avec les canons classiques de la création »[4], opérée par nombre d’artistes au XXe siècle, intègre évidemment l’émergence des œuvres éphémères comme approche artistique. Doit-on aller jusqu’à dire que l’on assiste au XXIe siècle à un échec du droit d’auteur ? Gardons nous d’une telle conclusion, car, comme l’affirme très justement Édouard Treppoz, « le droit d’auteur n’a pas […] pour seul objet de protéger les créations contemporaines réceptionnées par les instances de légitimation artistiques »[5]. Il serait néanmoins pertinent d’adoucir, en jurisprudence, les exigences en matière de preuve de la forme originale de ces œuvres, comme cela se fait déjà pour les créations de l’art appliqué.
Jules Royer
1ère année Master IP/IT
Sources :
[1] TGI Laval, 16 févr. 2009
[2] http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais
[3] Voir l’article L.112-1 du Code de la Propriété Intellectuelle
[4] E. Treppoz, « La réception des formes modernes de l’art par le droit d’auteur », in L’art en mouvement – Regards de droit privé, dir. F. Labarthe et A. Bensamoun, Mare et Martin, 2013, p. 153.
[5] Ibid.