[MON MÉMOIRE EN 3 PAGES] – LA PROTECTION DE L’ŒUVRE LITTÉRAIRE – FLORIAN IZQUIERDO

Ça a déjà dû vous traverser l’esprit. Alors que vous refermiez difficilement cet ouvrage qui marquera votre vie, vous avez pris conscience du privilège qu’était le vôtre, celui d’être le témoin du génie d’un auteur. Déboussolé, vulnérable ou assiégé, vous êtes pris de court. Mais rassurez-vous, le droit est là pour protéger ce petit tas de feuilles sèches – ou plutôt ce qu’il y a à l’intérieur – gisant entre vos mains. Enfin, sous réserve qu’il soit encore en mesure de le faire.

© Charly Triballeau – AFP

Dans une requête adressée au Roi peu avant la Révolution[1], Joseph-Félicité Cochu, avocat au Parlement et au Conseil, revenait sur l’affirmation récente d’un droit de propriété perpétuel au bénéfice des auteurs : « s’il y a une propriété sacrée, évidente, incontestable, c’est sans doute celle des auteurs sur leurs ouvrages […] Ils en sont les créateurs ».

Ce postulat offre un triple éclairage. D’emblée, il recèle l’idée d’une protection naturelle, forte et intense qui, à la lumière de notre système juridique actuel, pourrait se traduire par l’exigence d’une valeur constitutionnelle[2]. Parallèlement, en y posant le regard d’un contemporain, il suggère que c’est bien l’œuvre littéraire qui est à la source de l’ensemble de la construction légale et prétorienne qu’est, de nos jours, le droit d’auteur. La présence du terme « littéraire » dans l’intitulé même de la matière n’est d’ailleurs pas innocent – elle ne saurait résulter de la pure coïncidence ou se limiter à une symbolique galvaudée – mais fait, qu’aujourd’hui encore, l’œuvre littéraire et sa propriété afférente apparaissent indissolublement liées. Enfin, autre caractéristique révélatrice de notre conception du droit d’auteur, il témoigne du « lien ombilical »[3] qui unit l’auteur et le produit de sa personne et de son travail, à savoir l’œuvre de l’esprit.

Au regard de l’importance de l’œuvre littéraire dans le processus de fabrication du droit d’auteur, il est aisé de remarquer à quel point celui-ci est façonné par le poids de l’histoire. Une histoire dans laquelle se confondent celle du droit d’auteur et celle du livre. D’autant que l’œuvre littéraire et son régime ont suivi une trajectoire assez linéaire avant la refonte totale qu’ils connaissent aujourd’hui sous l’impulsion d’une gigantesque lame de fond, la révolution numérique.

Les règles du droit d’auteur ont, en effet, été pensées, élaborées et interprétées en contemplation de cette catégorie d’œuvres. Une catégorie car force est de constater qu’il n’y a pas une œuvre littéraire – le livre – mais des œuvres littéraires. En effet, le phénomène d’inflation des objets protégés[4], conjugué à la révolution numérique, augure des bouleversements majeurs pour la matière et suppose de l’apprécier dans toute sa diversité.

Aujourd’hui, l’émergence des nouvelles technologies de l’information et de la communication et ses conséquences propres – dématérialisation, numérisation, décentralisation – produisent un impact similaire à celui de l’imprimerie pour l’œuvre littéraire[5]. Le renouvellement des pratiques, caractérisé par la généralisation du livre numérique, et les nouvelles exigences qui se dessinent en termes d’accessibilité ou de gratuité conduisent naturellement à repenser et moduler la protection à travers ce prisme nouveau. Une nouvelle donne face à laquelle, faute d’y souscrire, le droit d’auteur est contraint de s’adapter.

Ainsi, la protection de l’œuvre littéraire semble recouvrir aujourd’hui des réalités bien différentes. Faut-il entrer dans une logique concurrentielle entre ce qui appartiendrait au passé et les promesses que l’avenir entretient ou, au contraire, préférer une dialectique basée sur l’entente, le compromis et le changement ? D’ailleurs, c’est ce dernier qui inquiète les divers acteurs de la matière puisqu’il laisse entrevoir la possibilité d’un affadissement de la protection et, a minima, une refonte totale de son champ. Pour celle-ci, l’horizon est, pour sûr, menaçant.

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Entre continuité, désaffection et renouveau ; quelle protection pour l’œuvre littéraire à l’heure du « tout numérique » ?

 

I – Le droit d’auteur, un régime élaboré en contemplation de l’œuvre littéraire

La définition de l’œuvre littéraire est incertaine. L’ancien article 1316 du Code civil relatif à la preuve littérale, issu de la loi du 13 mars 2000[6], s’en rapprochait : « une suite de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d’une signification intelligible, quels que soient leur support et leurs modalités de transmission ».

D’autant que l’objet de la protection s’est progressivement diversifié au point de recouvrir aujourd’hui un spectre très large. Une intégration massive qui a contribué à remettre en cause la définition d’œuvre littéraire et complexifie l’application des normes.

En effet, l’originalité, condition sine qua non de la protection, est une notion-cadre mais aussi à géométrie variable. Particulièrement permissive, voire démissionnaire pour certains, la « condition de la pénétration de l’œuvre dans la protection » a entraîné la multiplication des objets susceptibles d’intégrer le champ de la protection, notamment en matière numérique. Grossi de nouvelles œuvres, le champ d’application semble s’étendre à perte de vue.

Cependant, toute œuvre ne saurait se prévaloir du statut d’œuvre littéraire. Certains objets littéraires continuent de se situer en périphérie du droit. D’autres, alors que localisés dans le périmètre naturel du droit d’auteur, ne donnent pas lieu à son application. C’est notamment le cas des œuvres librement reproductibles et, plus généralement, des exceptions.

La titularité de la protection relève d’une logique identique : les prérogatives du droit d’auteur sont importantes sans être absolues. L’affaire Les Misérables[7], abondamment commentée, affirme l’existence d’un droit à l’adaptation, fondé sur la liberté d’expression. Il en résulte que le droit moral ne saurait entraver la rédaction et la publication d’une suite licite de l’œuvre.

De plus, si le droit moral est perpétuel pour l’auteur, force est de constater qu’il s’émousse avec le temps. La fondamentalisation du droit d’auteur, qui entraîne sa confrontation avec d’autres droits et libertés fondamentaux – n’y est pas étrangère.

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II – Repenser la protection de l’œuvre littéraire à l’aune du numérique, une démarche salutaire contre un affadissement inéluctable ?

L’ère du numérique correspond à une période de crise pour le droit d’auteur et, par voie de conséquence, pour la protection de l’œuvre littéraire. Déferlent, dans le désordre, sur le monopole de l’auteur des impératifs d’accessibilité et de gratuité, des droits fondamentaux et des droits rivaux, droit de la concurrence en tête. Face à tout cela, le droit d’auteur paraît bien désarmé comme une sorte de David face au Goliath des temps modernes. À moins qu’il ne parvienne, au prix de contorsions et de prouesses habiles, à emprunter la voie qui s’ouvre à lui.

Pour l’illustrer, un exemple pratique : le livre numérique. Si le livre numérique est bien un livre et, donc, une œuvre de l’esprit – encore que la primauté des éléments numériques sur l’œuvre conduit à envisager la question d’une autre qualification -, cette œuvre littéraire d’un genre nouveau produit tout de même un bouleversement des notions en révolutionnant les techniques de production, de diffusion et de consommation.

Des problématiques juridiques délicates en découlent. Si la numérisation n’est pas en soi attentatoire au droit d’auteur, son environnement peut se révéler potentiellement dangereux. De plus, le livre numérique interroge l’approche classique des prérogatives patrimoniales du droit d’auteur. En effet, selon André Lucas, « la dématérialisation liée aux nouvelles technologies de la communication brouille la frontière entre le vecteur qui porte l’œuvre (donnant lieu à l’exercice du droit de représentation et le support qui la fixe (donnant lieu à l’exercice du droit de reproduction) »[8]. .Pour y remédier, le professeur Gautier privilégie la notion d’utilisation et appelle de ses vœux la construction d’un droit patrimonial fusionné qui engloberait « tout acte matériel ou immatériel de mise à disposition d’une œuvre »[9].

En outre, l’avènement du numérique fait ressurgir les œuvres indisponibles et les œuvres orphelines au sujet desquelles le Code de la propriété intellectuelle contient des dispositions spécifiques. Au sein de ce régime, il convient de distinguer les œuvres tombés dans le domaine public, fonds commun dans lequel chacun peut puiser, et celles qui demeurent protégées par le droit d’auteur. Les premières sont directement intégrées à des bibliothèques numériques, librement et gratuitement consultables par les usagers. Les secondes, pour leur part, requièrent une autorisation préalable du titulaire des droits. C’est dans ce contexte qu’est né le litige majeur qui a opposé des éditeurs français au géant de l’informatique Google[10].

Le dispositif, qui contournait l’autorisation de l’auteur, est en rupture avec les principes traditionnels du droit d’auteur. La technicité de la matière, la prolifération des lois et l’influence des activités de lobbying participent de l’illisibilité. Elles donnent à voir l’expression d’un droit d’auteur sans auteur, entièrement focalisé sur l’exploitant ; « d’une politique législative et culturelle hémiplégique »[11]. La protection de l’œuvre littéraire est-elle en crise ?

Les nouveaux objets juridiques qui entrent dans le champ de la protection de l’œuvre littéraire sont porteurs de valeurs et d’idéaux. En cela, ils obligent à la confrontation de logiques antinomiques. De cette tension, le droit d’auteur ne sort pas indemne mais ne tire pas pour autant sa révérence. Nous allons le voir.

À l’aube du troisième millénaire, le professeur Sirinelli, constatant le recul d’un droit d’auteur confronté à l’appréhension des nouvelles techniques et à l’immixtion du copyright, essayait d’anticiper l’avenir de la protection[12]. Le scénario hésitait entre la mort du droit d’auteur et sa disparition. Dans le premier cas, le droit deviendrait une gêne car trop inflexible. Dans le second, plus insidieux, la protection a vocation elle-même à s’éteindre, faute de pouvoir s’adapter au numérique et remplacé par des solutions purement techniques. Des années plus tard, nous pouvons vérifier que ces projections ne sont pas des vues de l’esprit mais sont entièrement fondées. Le droit d’auteur est confronté à son obsolescence programmée tant dans sa philosophie que dans sa réalité.

Et pour cause, l’environnement numérique déstabilise l’équilibre entre les droits de l’auteur sur l’œuvre et la diffusion de celle-ci. Internet détricote et balaye l’héritage à partir de la figure du consommateur qui supplante progressivement celle de l’auteur[13]. Les droits moraux, à l’image du droit au respect de l’œuvre, sont particulièrement affectés. Il est donc bien difficile d’entrevoir la lumière dans ce qui ressemble « au crépuscule du droit d’auteur ».

Pourtant, au cours de son histoire, débutée à la fin du XXe siècle, le droit d’auteur a fait maintes fois preuve de sa capacité d’adaptation. Cela s’explique par la plasticité des notions, gage de souplesse et de flexibilité. Aussi, il ne fait aucun doute que la protection de l’œuvre littéraire dispose des conditions de sa résilience.

D’une certaine manière, l’évolution pourrait permettre au droit d’auteur de prouver sa pertinence et son efficacité, de démontrer que « s’il est une gêne en amont, il est un bienfait en aval »[14]. Le droit d’auteur, aiguillon de la création, récompense toujours.

Enfin, cette démarche est, à plus grande échelle, révélatrice de l’existence d’un droit d’auteur pragmatique[15]. Il se caractérise par une prise en compte accrue de la dimension économique et n’établit plus de hiérarchie entre l’intérêt de l’auteur et les autres catégories d’intérêts. Modulé en fonction des œuvres, il s’adapte aux titulaires et prend en compte le processus de création.

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Conclusion

Une crise sérieuse sévit en droit d’auteur. Elle est, entre autres, la conséquence directe de la révolution numérique dont l’action pourrait, à terme, conduire à l’abolition d’une frange entière de la protection. D’ailleurs, le choix du terme de « révolution » est peut-être inapproprié pour désigner un mouvement qui s’inscrit inévitablement dans la durée et non pas une simple transition conjoncturelle.

Nécessairement, l’érosion de la propriété littéraire et artistique rejaillit sur la protection de l’œuvre littéraire, parcelle historique d’un droit d’auteur dont certains entendent marginaliser l’approche classique au profit d’une conception renouvelée. Des lignes de force et une fracture se dessinent.

L’évolution à laquelle l’ère du numérique contraint la protection ne choque pas tant en ce qu’elle implique des aménagements préalables mais plutôt par son ampleur sans précédent, sa toute-puissance et surtout par son irréversibilité. D’autant que le changement ne réside pas uniquement dans le passage au numérique au sens strict, que la matière a depuis longtemps appréhendé, mais dans tout ce qu’il charrie avec lui comme potentiels effets pervers – acculturation aux pratiques illicites, généralisation de la gratuité, consommation de masse, dépréciation de l’œuvre. C’est bien la conjonction du numérique avec d’autres facteurs – qu’il intègre ou qui lui sont étrangers – qui est problématique.

Pour conjurer le déclin qu’on lui promet, la protection de l’œuvre littéraire a pour défi principal d’épouser les perspectives qui s’offrent à elle sans, toutefois, se renier. Bien que battu en brèche, l’exercice traditionnel de la propriété littéraire et artistique se perpétue. En réalité, c’est bien davantage la conception romantique et personnaliste du droit d’auteur que le droit lui-même qui est dévoyée et en passe d’être abandonnée. De nos jours, l’idéalisme est encombrant.

Florian Izquierdo

1ère année Master IP/IT


Sources :

[1] Requête au Roi, et consultations des anciens avocats aux conseils du roi et au parlement de Paris, pour le corps de la librairie et imprimerie de Paris, au sujet des deux arrêts du conseil, du 30 août 1777, le premier relatif à la durée des privilèges en librairie, et le second concernant les contrefaçons des livres

[2] Conseil constitutionnel, 27.7.2006, décision n°2006-540 DC : « Considérant que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que, parmi ces derniers, figurent les droits de propriété intellectuelle et notamment le droit d’auteur et les droits voisins »

[3] André Lucas et Michel Vivant, L’œuvre de l’esprit : création d’une personne physique ou morale, dans L’œuvre de l’esprit en question(s) : un exercice de qualification, direction Alexandra Bensamoun, Françoise Labarthe et Agnès Tricoire, Mare et Martin, 2015, pages 31 à 43

[4] A. Bensamoun, La protection de l’œuvre de l’esprit par le droit d’auteur : « qui trop embrasse mal étreint », D. 2010, p. 2919 : accusant la notion d’originalité, notion gendarme, de ne pas jouer son rôle de garde-fou

[5] Erik Orsenna, Sur la route du papier, Petit précis de mondialisation III, Stock, 2012 : « Nous assistons à la première vraie révolution qui touche les métiers du livre, la première vraie révolution depuis le XVème siècle »

[6] Loi n° 2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique

[7] Cass. 1ère Civ., 30.1.2007, Les Misérables : « Sous réserve du droit au respect, du droit au nom et à l’intégrité de l’œuvre adaptée, la liberté de création s’oppose à ce que l’auteur de l’œuvre ou ses héritiers interdisent qu’une suite lui soit donnée à l’expiration du monopole d’exploitation dont ils ont bénéficié »

[8] André Lucas, Droit d’auteur et numérique, Litec, 1998.

[9] Pierre-Yves Gautier, Propriété littéraire et artistique, PUF, 2017.

[10] Tribunal de grande instance de Paris, 18.2.2009, Google c/ La Martinière.

[11] Franck Macrez, L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-il du droit d’auteur ?, Recueil Dalloz Sirey, 2012, 12, pp. 749-757

[12] Pierre Sirinelli, Le droit d’auteur à l’aube du troisième millénaire, JCP, 2000, I, page 194

[13] Pierre-Yves Gautier, ibid : « le sacro-saint consommateur, doté de tous les droits et pratiquement d’aucune obligation »

[14] Pierre Sirinelli, ibid.

[15] Christophe Caron, Le droit moral français est-il rigoureux ou pragmatique ?, Propr. intell. 2011, n° 38, p. 25

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