« PATENT TROLL » : L’USAGE DES BREVETS DÉTOURNÉ

          L’auteure Nacira Boukli-Hacene s’est interrogée, « Covid-19 se déverse dans le monde en ce XXIe siècle semblable au réseau internet. Que cherche-t-il ? Est-il signe de solidarité universelle ? ». La solidarité qu’elle évoque est en réalité vite oubliée, lorsque des réalités économiques, plus grandes, sont en jeu. C’est notamment ce qu’a démontré l’activité des patent trolls au moment de la course des entreprises pour la recherche de solutions pour la crise sanitaire actuelle.

Le patent troll ou aussi appelé en français « chasseur de brevet », est une personne, mais couramment une entreprise, qui rachète un brevet afin de profiter du monopole d’exploitation temporaire conféré, en poursuivant en contrefaçon toute autre entreprise ayant usitée l’invention objet du brevet. Il faut bien comprendre que le patent troll n’effectue aucun investissement au travers de l’invention, pour son développement. L’idée n’est pas non plus d’exploiter le brevet, mais de procéder à un chantage financier, au détriment d’inventeurs ou d’exploitants tiers.

C’est ainsi qu’une affaire a fleuri aux États-Unis concernant le développement des tests du coronavirus. Un exemple contemporain du chantage exercé par des « chasseurs de brevets » sur les plus petites firmes.

 

Une bataille des brevets : Obstacle au développement des tests-Covid

L’actualité a été marquée par une action en contrefaçon de brevet, effectuée le 9 mars 2020 par l’entreprise Labrador Diagnostics, juridiquement rattachée à Fortress Investment Group (FIG). Une procédure a ainsi été ouverte devant la cour de Delaware aux États-Unis, contre BioFire dont la société mère est le fabricant français Biomérieux.

 

(Source : https://pixabay.com/fr/)

 

Ce contentieux naissant n’était pas opportun lorsqu’il est su que Biomérieux avait lancé un projet de test PCR en temps réel pour le SARS-CoV-2. Projet prometteur puisque qu’a été déposé une demande d’autorisation d’urgence à l’autorité sanitaire américaine Food & Drug Administration en faveur de ce test. Et comme le relève Julien Pénin, professeur d’économie, « La plainte de FIG était ainsi plus que malvenue en ce contexte de crise sanitaire mondiale ».

L’émission d’une injonction contre le fabricant a donc empêché la réalisation de l’évaluation du test biologique. Et Biomérieux se trouvait dans une situation bien délicate, à devoir choisir entre l’abandon de son test ou le paiement des royalties.

L’intérêt de cette affaire réside dans la démonstration de l’avidité des patent trolls qui profitent de la situation sanitaire, et plus généralement des difficultés d’une entreprise, dans leurs intérêts économiques exclusifs.

 

Une guerre des inventeurs : Frein à l’innovation

Au regard de l’intérêt public, un marché ouvert de technologies peut être bénéfique pour une diffusion des savoirs. Cela empêche un processus cumulatif de production, tout en favorisant la connaissance, et la spécialisation des découvertes. Mais cela entraîne également une nouvelle organisation économique du marché avec des entreprises spécialisées dans le développement de technologies. Entreprises qui n’ont de richesse que leur patrimoine intellectuel, et qui revendent leurs inventions aux entreprises manufacturières. L’émergence de cette organisation industrielle a d’un côté augmenté le recours au brevet, et d’un autre, favoriser une nouvelle forme d’extorsion.

 

(Source : Inc. Magazine, « The Real Toll of Patent Trolls« , Kris Frieswick, https://www.inc.com/magazine/201202/kris-frieswick/patent-troll-toll-on-businesses.html)

 

Une étude américaine a montré qu’entre 2007 et 2010, les industriels américains ont dépensé plus de 83 milliards de dollars, dans la lutte contre des trolls dont ils subissaient la pression. Ainsi, il est facile de comprendre que si ce type de pratique perdure, le processus d’innovation peut être durablement impacté. De nombreuses petites structures n’oseront plus investir dans la recherche de technologies, craignant l’abus par des trolls.

L’affaire la plus mémorable et qui illustre le mieux ce mécanisme, est sans doute celle dite « Blackberry ». C’était en 2001, lorsqu’une société américaine du nom de New Technology Products (NTP) avait attaqué en justice Research in Motion (RIM) la société créatrice du Blackberry. NTP accusait RIM de contrefaire plusieurs de ses brevets au travers de la technologie développée et utilisée dans le Blackberry.

En 2003 la justice américaine a enjoint RIM de cesser la production et la commercialisation de Blackberry jusqu’en 2012, c’est-à-dire jusqu’à l’expiration des brevets détenus par NTP.

En 2006, les deux sociétés ont finalement conclu un accord à l’amiable par lequel RIM a accepté le paiement de 612,5 millions de dollars US à NTP. Plusieurs spécialistes ont relevé que la somme versée représentait bien plus que « la valeur intrinsèque de la technologie possédée par RIM ».

 

Un affrontement outre-mer : Les « patent trolls » en Europe

Bien que la majorité des affaires concernant le patent trolling se déroulant aux Etats-Unis, cette pratique s’observe petit à petit en Europe. En est la preuve, le contentieux allemand opposant les sociétés Nokia et HTC, face à la société IPCom. Tout semblait pencher en faveur de Nokia, puisque la Cour allemande des brevets (Bundespatentgericht), avait statué en décembre 2010 sur l’invalidité du brevet revendiqué par le troll IPCom. Pourtant, le Tribunal régional allemand (Landesgericht) de Mannheim a finalement donné raison à IPCom.

Il est possible de se demander aujourd’hui si le Brevet Unitaire Européen, serait une solution à ce fléau ? Cela n’est pas certain. En effet, il permettrait d’éviter d’effectuer un dépôt de brevet dans chaque pays de l’Union européenne, ce qui offre en réalité un terrain de poursuite judiciaire plus vaste pour les « trolls ».

Le Règlement n°1257/2012 du Parlement Européen et du Conseil du 17 décembre 2012 prévoit qu’en cas de litige, la validité du brevet et l’existence d’une infraction puissent être vérifiées dans deux états différents. Les associations telles que ESIA et SFIB, ainsi que plusieurs sociétés dont Apple, Google, Intel, ou encore Samsung, se sont alliées pour faire part de leur crainte dans une lettre ouverte : « Cela pourrait, dans certains cas, permettre aux plaignants d’obtenir une décision d’infraction rapide, avec une injonction requérant l’interdiction de vente de produits dans la majorité du marché européen, avant que la validité du brevet en question n’ait été déterminée ».

Ainsi, le futur brevet unique ne permettrait pas de vaincre le phénomène de patent trolling mais au contraire faciliterait le blocage de l’exploitation d’un produit ou procédé breveté en Europe. En somme, les concepteurs d’inventions ne peuvent que s’armer de patience, dans l’attente d’une législation d’avantage protectrice.

 

Emma MIQUEL

 

Sources :

MasterIPIT