Peut-on publier un roman en Elfique ou en Klingon sans autorisation ?

L’elfique dans le Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien, le dothraki ou le valyrien dans la série culte Game of Thrones, le klingon dans Star Trek… l’utilisation des langues fictives, créées pour ajouter plus de réalisme et de profondeur à des mondes imaginaires, est devenue courante dans la pop culture.

Tellement courante même que des fans n’hésitent pas à les utiliser dans le cadre de leurs fanfictions ou fan-films, ce qui peut parfois mener à de véritables casse-têtes juridiques.

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Ainsi, récemment, un conflit a opposé les sociétés de production américaines CBS Studios et Paramount Pictures , détentrices des droits sur la série Star Trek, à un studio amateur composé de fans voulant écrire un fan-film , Prelude to Axanar, basé sur l’univers de la série. Les studios étaient bien décidés à se défendre becs et ongles contre ce qu’ils considéraient comme une utilisation illicite de leur propriété immatérielle, telles que les reprises de costumes, de noms des personnages et lieux … et, plus étonnamment, de la langue klingon !

S’est alors posée une question de taille pour les juges chargés de cette affaire : peut-on revendiquer un droit d’auteur sur une langue que l’on aurait inventée ?

Nous verrons ensemble les conceptions anglaises et américaines sur la question, car relevant toutes deux du système de copyright elles sont très proches. Nous nous livrerons ensuite à quelques réflexions concernant le droit d’auteur français.

I – La vision des systèmes anglais et américains de copyright

De façon assez peu surprenante (mais qu’est-ce qui peut encore nous étonner venant des États-Unis ?), à quelques occasions les juges américains ont déjà eu à trancher des affaires concernant des langues inventées, mais pas nécessairement sur des questions de copyright.

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En 1960, le docteur en sociologie James Cooke Brown publie dans la revue Scientific American ses travaux sur le Loglan, une langue conçue par ses soins pour une recherche linguistique permettant d’illustrer l’hypothèse Sapir-Whorf (l’auteur de ces lignes tient à signaler qu’il n’a absolument aucune idée de ce en quoi consiste cette hypothèse). L’idée était de créer « une langue logique (…) expressive et permettant de faciliter la pensée des locuteurs ». Une langue à visée d’études sociologiques, donc, conçue de façon tellement différente des langues naturelles qu’elle forcerait ses utilisateurs à structurer leurs pensées autrement. Souhaitant pouvoir garder un minimum de contrôle sur l’utilisation de « sa » langue, le Dr Brown fit enregistrer « Loglan » en tant que trademark, ou marque déposée. Certains de ses collègues, visiblement outrés face à cette appropriation, créèrent alors un langage dérivé du Loglan, le Lojban, insistant sur le fait que cette déclinaison était d’usage libre.

 Finalement, les tribunaux américains furent saisis de la question. Le verdict fut un coup dur pour le Dr Brown : dans une décision Loglan v. Lojlan du 28 avril 1982 une Cour d’appel fédérale considéra que le Loglan n’était en réalité qu’un terme pour désigner un langage, comme on utiliserait  « français » ou « anglais » pour désigner ces langages, et donc que ce terme générique n’était pas protégeable sur le terrain de la marque déposée.

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Il est intéressant de noter que c’est la notion de trademark qui avait ici été utilisée, et non la notion de copyright. Toutefois, l’objectif de la protection est différent puisqu’une trademark ne sert à protéger que l’utilisation du nom déposé et non la langue en elle-même, selon la conception du Lahnam Act de 1946.

Un tel mode de protection n’est pas rare ; ainsi les studios Paramount Pictures détiennent-ils les droits sur les marques « Star Trek » et Klingon ».

Mais les studios estiment également détenir des droits de copyright sur le Klingon, cette  langue parlée par la race extraterrestre du même nom, que combat le capitaine Kirk de l’U.S.S Enterprise, assisté de son ami Vulcain le commandant Spock (sic).

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Selon le Copyright Act de 1976, codifié au §106 du Titre 17 du United States Code, le copyright protège « les œuvres originales disponibles sur un quelconque support d’expression, sur lequel l’œuvre peut-être perçue, reproduite ou communiquée, directement ou à l’aide d’une machine ». Parmi les catégories d’œuvres protégées figurent notamment les œuvres littéraires, ce qui nous intéresse ici.

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En effet, les droits porteraient précisément sur The Klingon Dictionary, un livre que le linguiste Mark Okrand a conçu pour le film Star Trek III : A la recherche de Spock sorti en 1984. Cet ouvrage sera remis à jour au fur et à mesure de la création de la langue par Oakrand, et sera complété de plusieurs autres travaux similaires.

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Paramount a notamment accordé le droit à la Klingon Language Institute, une association qui a pour but d’encourager l’usage du klingon à travers le monde, d’utiliser la langue. Ainsi, l’Institute a pu valablement se livrer à une traduction de Hamlet de Shakespeare en Klingon (!), l’attribution des droits étant revenue à Paramount.

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On comprend donc un peu mieux le litige cité plus haut qui a opposé Paramount et CBS Studio au studio semi-professionnel ayant réalisé le fanfilm Prelude to Axanar.  La Language Creation Society, une autre association à but non lucratif ayant pour but de promouvoir les langues inventées (décidément), elle a tenté de se faire accepter comme partie jointe à l’instance afin de défendre les fans défendeurs ; selon elle, le klingon ne devrait pas être soumis au copyright. La Cour cependant a refusé cette requête, au motif que la plainte des ayants-droits ne portait pas sur la question de la violation de copyright, mais bien sur la question de la similarité et du risque de confusion entre le fanfilm et les véritables films de la licence Star Trek du fait (entre autre) de l’utilisation du klingon.

La Language Creation Society considère cette position de la Cour comme une victoire en soi, dans la mesure où ne sera pas cette fois non plus évoquée la question sensible du copyright du klingon. C’est donc un répit pour tous les trekkies, qui peuvent continuer à traduire la Bible en klingon sans être inquiétés (Oui, un tel projet est en cours. Visiblement une branche active de la communauté veut convertir l’Église catholique au klingon, à moins que ce ne soit l’inverse…).

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Mais les États-Unis ne sont pas les seuls à faire usage de langues fictives ; le Royaume-Uni n’est pas en reste, et est même le précurseur de ce mouvement, avec l’incontournable œuvre du vénérable J.R.R Tolkien, Le seigneur des anneaux.

Écrivain et philologue de son état, professeur de vieil-anglais et autres langages d’origine germanique à l’université d’Oxford, Tolkien a consacré une part importante de sa vie à la création de langages.

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Au fur et à mesure qu’il construisit la mythologie de son univers, il s’appliqua à la lier aux différentes langues, dialectes, alphabets et systèmes d’écritures des peuples de la Terre du Milieu. Il estimait, selon ses propres dires, que « Les “histoires” ont été conçues pour procurer un monde aux langues, plutôt que l’inverse ».

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Il alla ainsi jusqu’à créer un alphabet, un lexique et des règles de prononciation de 2 dialectes elfique : le Quenya et le Sindarin. La plupart de ses travaux furent publiés par son fils Christopher Tolkien après sa mort, lequel fonda la Tolkien Estate, qui fait à la fois office de société de gestion des droits et d’office culturel officiel pour les travaux de l’auteur. En effet, même aujourd’hui les œuvres de Tolkien sont amplement commentées par des professeurs en littérature ou en linguistique, mais aussi par de simples fans. On a même vu naître chez certains fans, qui se sont donnés pour mission de propager les langues inventées par l’auteur, des vocations de véritables « linguistes de Tolkien ».

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C’est dans ce contexte que des conflits sur des questions de copyright ont émergés. En 1999, Helge Fauskanger, un fan norvégien incontesté de Tolkien et accessoirement éditeur d’un blog sur l’apprentissage du Quenya, rédigea une analyse d’une soixantaine de pages sur la traduction du Notre Père et de l’Ave Maria en elfique qu’avait réalisé Tolkien (!). Ces documents étaient jusqu’alors non publiés car ils n’avaient été découverts que récemment, après la mort de l’auteur. Lorsqu’il contacta Christopher Tolkien afin d’avoir son avis sur son travail de commentaire, il eut la surprise de recevoir un mail des avocats de la Tolkien Estate le menaçant d’une action en contrefaçon s’il s’avisait de publier son travail.

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L’affaire ne fut jamais portée devant les tribunaux, mais la question subsiste de savoir si la Tolkien Estate détient effectivement des droits sur les langues inventées par Tolkien.

La position de la Tolkien Estate, relayée par la Elvish Linguistic Fellowship, une association internationale de linguistes ayant reçu l’autorisation de publier les écrits inédits de Tolkien sur les langues inventées, est que ces travaux constituent des créations artistiques de J.R.R Tolkien, qui bénéficient donc de la même protection que ses œuvres littéraires plus « classiques ».

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Plus précisément selon Carl Hostetter, le directeur de l’Elvish Linguistic Fellowship, les différents lexiques et recueils de règles grammaticales elfiques ne constituent pas de simples compilations d’informations dépourvues de contenu artistique ou créatif, comme par exemple des annuaires téléphoniques.  Dès lors que ce caractère artistique ou créatif est avéré, ces travaux ont donc accès à la protection par copyright.

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Or, il est vrai qu’en droit anglais du copyright, sont protégés par le Copyright Designs and Patents Act de 1988 les œuvres originales (c’est-à-dire, conformément à la conception anglo-saxonne du copyright, celles qui n’existaient pas avant), et « qui sont de nature littéraire, dramatique, musicale ou artistique ».

A première vue, il peut sembler difficile de nier le caractère « original » de l’œuvre de Tolkien : au travers de l’invention de ces différents lexiques, alphabets et règles grammaticales, il a réellement fait œuvre d’originalité, au sens de « nouveauté » du terme.

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Néanmoins, il est un fait avéré que Tolkien s’est largement inspiré des cultures nordiques et anglo-saxonnes pour l’elfique. Par exemple, les runes constituant l’alphabet elfique sont fortement inspirées, visuellement parlant, des runes du vieil anglais. On peut donc se demander si dans une certaine mesure son œuvre était réellement « originale » selon la conception anglo-saxonne du terme.

Le droit anglais indique aussi que ne sont pas protégés les procédés ou systèmes. Or on pourrait arguer qu’un langage, qu’il soit fictif ou réel, n’est fondamentalement qu’un outil pour exprimer ses pensées. Il ne constitue pas une expression de la pensée de l’auteur ; celui-ci communique grâce au langage, mais le langage en lui-même est un système de communication, il n’est pas le message qu’a voulu faire passer l’auteur en soi.

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C’est d’ailleurs l’idée qu’avait retenue la Cour de Justice de l’Union Européenne concernant les langages de programmation informatique, dans un arrêt du 2 mai 2012, SAS Institute Inc. Contre World Programming Ltd : « ni la fonctionnalité d’un programme d’ordinateur ni le langage de programmation et le format de fichiers de données utilisés dans le cadre d’un programme d’ordinateur pour exploiter certaines de ses fonctions ne constituent une forme d’expression de ce programme et ne sont, à ce titre, protégés par le droit d’auteur sur les programmes d’ordinateur »

Si le programme d’ordinateur résultant de l’utilisation du langage de programmation est lui protégé par le droit d’auteur, ce n’est donc pas le cas pour le langage de programmation en lui-même.

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Par analogie avec ces décisions, on pourrait considérer que les textes issus de langages de Tolkien sont protégés en tant qu’œuvre de l’esprit, mais pas le langage ayant servi à rédiger l’œuvre.

Le tout manque globalement de clarté, et mériterait d’être approfondi par une décision de justice consacrée au sujet.

II  – La vision du droit d’auteur français

En droit français, faute de réel contentieux sur les langues inventées, on ne peut citer de décision de justice tranchant définitivement le sujet.

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On trouve bien quelques rares affaires sur la question de protection des langues, indépendamment du fait qu’elles soient fictives ou non. Ainsi, la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 14 janvier 1992, a déjà considéré que l’auteur d’un livre sur le folklore de la Louisiane ne pouvait « revendiquer aucun droit exclusif sur les matériaux linguistiques et culturels utilisés pour la rédaction de son roman« , étant donné que  ces matériaux constituent des éléments du domaine public, et sont donc librement réutilisables par l’auteur.

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De même dans un autre arrêt du 21 février 2001, la même Cour d’appel a considéré que des auteurs d’un ouvrage sur les « paroles de banlieue » ne pouvaient protester contre la réutilisation de leurs travaux dans une autre œuvre, car ces paroles sont des « informations brutes » et qu’il ne s’agit là que de « matériaux et éléments culturels« . Dès lors, comme l’analyse Christophe Caron, « étant donné que le droit d’auteur n’appréhende que la forme il ne saurait protéger directement une information brute », de même qu’il ne saurait protéger des matériaux et éléments culturels car ceux-ci constituent des éléments du domaine public.

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Mais ces deux solutions posent une autre interrogation : en présence d’une langue inventée par un auteur français, est-on en présence d’une somme d’informations brutes, ou d’une véritable œuvre de l’esprit ?

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Notre système protège les œuvres de l’esprit extériorisées sous une forme tangible et qui sont originales, c’est-à-dire reflétant la personnalité de l’auteur.

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On constate alors qu’une langue inventée soumise à l’appréciation d’un tribunal serait certainement reconnue comme étant originale : l’auteur aurait opéré des choix artistiques, à la fois visuels (alphabet …) et auditifs (règles de prononciation …), dans la conception de son langage. Une telle sélection serait indubitablement révélatrice de sa personnalité, d’autant plus qu’étant libre dans la construction de sa langue et la sélection de ses éléments constitutifs, l’artiste ne serait pas guidé par un impératif purement technique, et on ne saurait donc lui refuser la protection par le droit d’auteur pour manque d’originalité. Notons enfin que l’auteur n’aurait pas à se soucier de reprendre en partie des langages déjà existants, puisque comme nous l’avons vu avec les deux décisions évoquées plus haut les langages sont des éléments du domaine public, ils sont donc librement ré-exploitables par l’auteur.

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Quant à la condition de forme, pour qu’elle soit remplie il faudrait que l’idée que l’auteur se fait de son langage ait été fixée sous une forme précise. Peu importe le mode de fixation choisi,  tant qu’elle permet la perception de l’œuvre par les sens. Une fixation sous la forme d’un ou plusieurs recueils, comme cela a été fait pour l’elfique et le klingon, ferait donc parfaitement l’affaire.

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Dès lors, le fait de fixer une langue inventée originale, avec son vocabulaire, ses règles grammaticales et linguistiques, sous une forme perceptible par les sens, permettrait de détenir des droits sur le contenu des ouvrages (ou autre forme) dont est tiré la langue.

Ce ne serait donc pas tant la langue en elle-même qui serait protégée, que l’utilisation du lexique et vocabulaire détaillé dans les livres (ou autre forme) protégés. Au nom de son droit de reproduction, l’auteur pourrait donc s’opposer à l’utilisation des éléments constitutifs de sa langue dans un cadre qu’il n’aurait pas autorisé.

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Cette conception bouclerait ainsi la boucle avec l’arrêt de la CJUE du 2 mai 2012 sur l’interdiction de la protection des langages informatiques : peu importe que le langage inventé soit protégé ou non, car ce que l’auteur cherche à protéger, c’est bien le contexte de l’utilisation de ses mots, de ses règles grammaticales, etc.

 Julien Andrieu

1ère année Master IP/IT


Sources :

  • Charlotte Waelde, Graeme Laurie, Abbe Brown, Smita Kheria, Jane Cornwell, Contemporary Intellectual Property , Oxford University Press 3rd Edition
  • Commentaire de l’arrêt CA Paris, 4e ch., sect. A, 21 févr. 2001 : Christophe Caron, voyage au-delà du droit d’auteur, Communication Commerce électronique n° 7-8, Juillet 2001, comm. 75
  • Commentaire de l’arrêt CA Paris, 14 janv. 1992 : Pierre Sirinelli , RIDA 1992, n° 152, p. 198

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