Quand le droit se mêle des fourneaux ou comment protéger la gastronomie par la propriété intellectuelle.

Pâtissier dans l’âme à vos heures perdues, c’est après plusieurs heures passées dans votre cuisine et quelques frayeurs (trois œufs écrasés au sol par maladresse, une pâte feuilletée au bord de la catastrophe, un citron plus éclaté que pressé, sans oublier le fond de chocolat dans la casserole ayant frôlé une cuisson un peu trop forte) que vous ressortez fatigué(e) mais satisfait(e) de votre dernière création culinaire. Vous invitez donc votre famille et vos plus proches ami(e)s à déguster votre super gâteau triple chocolat à la vanille bourbon, fourré à la mousse d’abricot, le tout parsemé de zeste de citron. Les photos de la soirée postées sur les réseaux sociaux en témoignent : le plat s’est retrouvé vide, sans même une miette dessus ! Mais voilà, votre copine, chef pâtissier d’un restaurant plutôt branché, avec en prime deux étoiles au Guide Michelin, reproduit exactement votre recette, même dans le dressage du plat. Déçu(e) vous lui faites part de votre désarroi : elle aurait pu au moins vous demander l’autorisation et vous associer à sa cuisine, c’est vous qui en avez eu l’idée, qui avez mis au point cette recette après plusieurs dessins gribouillés pour le dressage ! Quelques jours passent sans que vous vous parliez … Que nenni, l’amitié est plus forte qu’une simple recette culinaire : alors vous finissez par vous rabibocher et puis tant pis pour la recette, elle peut l’utiliser. Après tout, vous votre dada c’est le droit, surtout la propriété intellectuelle.

Au-delà de l’aspect drôlatique de la situation, il n’en reste pas moins que le cas est monnaie courante derrière les fourneaux. Combien de chefs pâtissiers, combien de chefs cuisiniers n’ont pas piqué les recettes que leur maman faisait quand ils étaient enfant ? Beaucoup l’affirment, leurs gâteaux sont fortement inspirés de leurs souvenirs. Mais alors, le droit dans tout cela ?

« Création culinaire », « art de la table », « l’art de bien manger », pour ne citer que quelques-unes des expressions bien connues à l’étranger où la réputation de la gastronomie française n’est plus à faire. La tentation est forte, et l’expression naturelle, surtout en France où le bœuf bourguignon nouvelle cuisine ne peut pas se déguster sans un bon vin.

Mais les termes trahissent aussi. Là où le mot « art » intervient, là où le mot « création » est employé, alors le droit surgit de sous la nappe il faut le dire parce qu’il y a, derrière, un créateur, une personne physique dont la création est empreinte de sa personnalité, selon l’expression bien connue désormais dressée comme un adage. Si la cuisine est un art, et si l’art se marie avec le droit, alors cuisine et droit sont liés.

Dès lors, s’il y a bien un « art de la table », un « art de bien manger », alors sur quel terrain protéger une création culinaire ? La gastronomie est au croisement du droit des dessins et modèles, des marques, ou encore du droit de la propriété littéraire et artistique.

 

La protection de l’art culinaire par le truchement du droit d’auteur

L’affirmation semble couler de source, mais il n’en est en réalité rien. La Cour de cassation et le cuisinier semblent, de prime abord, fâchés sans qu’aucun bon plat ne vienne réchauffer les mœurs. « Si les recettes de cuisine peuvent être protégées dans leur expression littéraire, elles ne constituent pas en elles-mêmes une œuvre de l’esprit, elles s’analysent en effet en une succession d’instructions, une méthode ; il s’agit d’un savoir-faire, lequel n’est pas protégeable » (TGI Paris, 30 septembre 1997). La formule est lancée, la porte fermée : une recette de cuisine n’est pas protégeable en elle-même comme œuvre de l’esprit en ce qu’elle constitue une suite d’instructions logiques, mais son expression littéraire le sera, à condition que celle-ci réponde à un critère d’originalité. Dès lors, l’expression littéraire d’une recette culinaire avec une plume particulière, un rythme, un humour ou trait sarcastique, peut venir conférer à la version littéraire ce caractère original. Tonton Janin n’a qu’à bien se tenir : s’il s’avise de reprendre presque entièrement et mot pour mot la recette de votre sœur publiée chez un grand éditeur et écrite avec tellement de panache, alors il pourra se voir accusé de contrefaçon.

Le refus d’une quelconque protection des recettes culinaires, et donc le refus corrélatif de la qualité d’œuvre de l’esprit d’une recette de cuisine, se comprend et doit continuer à être défendu, au-delà même du refus fondé sur le caractère technique de l’art culinaire. Les savoir-faire d’un terroir et les traditions culinaires sont rendus perpétuels grâce à un héritage culturel, une transmission de génération en génération. Demander l’autorisation à Mamie de reproduire chez soi, entre amis, sa tarte aux pommes de Normandie en contrepartie d’une éventuelle rémunération semble rentrer d’emblée en conflit avec les valeurs de convivialité et de partage que la culture française et la bonne chaire portent en elles.

Mais si la porte est fermée pour une protection de la recette en tant que telle, il reste que d’autres protections sont possibles, notamment en ce qui concerne l’aspect visuel du plat. Samedi soir, en pantoufles et robe de chambre, allongé(e) sur votre canapé, télé allumée, zappant sur les dernières nouveautés Netflix, vous tombez nez à nez sur le programme « Chief’s Table ». Vos yeux s’écarquillent et s’illuminent. Votre programme est choisi : ce soir votre estomac visuel voyagera dans des cultures lointaines, à travers des histoires de chefs cuisiniers. D’ailleurs, vous reconnaissez dès l’épisode 1, fin connaisseuse (ou connaisseur) que vous êtes, la patte particulière, le style reconnaissable entre tous de la forme cassée de la tarte au citron de Massimo Bottura, chef cuisinier de L’Osteria Francescana à Modène. Vous n’oseriez jamais, ô grand jamais, reproduire ce plat tant vous auriez peur de porter atteinte au respect de son œuvre, parce que, justement, vous y voyez une véritable œuvre, expression de sentiments et d’histoires inventées par le chef.

Et vous auriez sans doute raison de ne pas prendre ce risque… En effet, si la jurisprudence ne s’est pas encore prononcée sur de tels cas de reproduction de formes culinaires, il n’en reste pas moins que la question se pose. Le Code de la propriété intellectuelle, dans son article L.112-1, prévoit que les droits d’auteurs sont protégés sur « toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination ». L’article L.112-2 énonce ensuite une liste non limitative (« notamment »), d’œuvres protégeables. Plusieurs arguments sont à avancer ici.

Tout d’abord, en énonçant « quels qu’en soient le genre, la forme d’expression (…) la destination », il semble bien que la forme d’un plat, sous condition d’originalité (donc de l’empreinte de la personnalité de l’auteur), puisse être protégée : peu importe le genre culinaire, peu importe la forme cassée des plats de Massimo Bottura, peu importe la destination de ses plats (celle de la dégustation). Ceux-ci portent un style particulier, reconnaissables entre tous et doivent pouvoir être protégés sur le terrain du droit d’auteur. Vous savez très bien que Pierre Hermé est Pierre Hermé, que Conticini est Conticini, et que ni l’un ni l’autre n’oseraient apporter cette forme cassée à leurs desserts.

Outre l’aspect visuel, c’est aussi le sens olfactif et gustatif que le plat sollicite. Sens chimiques, mais surtout sens subjectifs en ce que l’odorat et le goût varient d’une personne à une autre. C’est d’ailleurs ce caractère subjectif de ces deux sens qui empêche aujourd’hui la protection des fragrances en droit d’auteur en ce qu’elles ne disposent pas d’une précision suffisante (Civ.1ère, 22 janvier 2009, « Lancôme Parfums »). Le même raisonnement peut être transposé aux créations culinaires : leur protection dans leurs caractéristiques olfactives et gustatives sur le terrain du droit d’auteur semble aussi fermée en ce que la communication de l’odeur d’un plat ou de ses qualités papillaires ne peut être non plus communiquée au public avec suffisamment de précision.

Cependant, le cuisinier et juriste que vous êtes peut arguer en faveur d’une ouverture au regard de plusieurs arguments. D’une part, l’article L.112-2 du CPI est, comme dit plus haut, non limitatif. Or, ce n’est pas sans rappeler que cette liste avait été agrandie pour la protection des logiciels, dont la protection avait été rejetée légalement par une loi de 1968 sur le terrain du droit des brevets. Dès lors, si la protection a pu être accordée à des objets dont la qualité d’œuvre peut être contestée au regard de l’absence de sensibilité de ces créations, la protection devrait pouvoir être accordée à des créations qui sollicitent les cinq sens et qui sont, bien souvent, la matérialisation d’une histoire racontée par le chef de brigade. Reste que l’appréciation de l’originalité de la création culinaire dans le goût ou dans l’odorat sera complexe en raison de la différence de développement de ces sens d’une personne à une autre, sauf à faire appel à des experts, des sortes de nez culinaires, comme cela est déjà le cas en matière de logiciel afin d’apprécier l’originalité du code-source.

 

La protection de l’art culinaire par le truchement de la propriété industrielle

Que vous soyez féru de cuisine ou simple amateur, vous vous sentirez parfois comme un scientifique fou ou l’équivalent d’un génie industriel. Et pourtant, vous n’inventerez probablement jamais le fil à couper le beurre. Dit autrement, votre recette culinaire ne constituera jamais une invention. L’image est forte, la déception l’est encore plus, surtout lorsque l’on tient entre ses mains ces casseroles, pleines de promesses … En effet, le terrain de la brevetabilité semble d’emblée exclu en ce que la recette culinaire ne correspond pas à la définition même d’une invention : elle n’est pas « une solution technique à un problème technique ». Elle ne peut donc pas rentrer dans le champ d’application de l’article L.611-10 du CPI qui pose les conditions de brevetabilité.

Néanmoins, une hypothèse peut être émise. Si des techniques culinaires permettent d’accéder à de nouvelles recettes, celles-ci pourront éventuellement être brevetables si elles répondent aux conditions de L.611-10 du CPI (une invention nouvelle, issue d’une activité inventive et susceptible d’application industrielle). Encore est-il que la recette ne sera pas protégée directement.

Un autre fondement, plus naturel cette fois-ci, de la protection de la qualité visuelle des mets est celui du droit des dessins et modèles. En effet, l’article L.511-1 du Code de la propriété intellectuelle permet la protection de l’apparence d’un « produit, ou d’une partie d’un produit, caractérisée en particulier par ses lignes, ses contours, ses couleurs, sa forme, sa texture ou ses matériaux ». Deux enseignements doivent être tirés ici. D’une part, le dessin gribouillé pour le dressage d’un met sera protégé en tant que tel en ce qu’il correspond à la définition même d’un dessin, à savoir une représentation en deux dimensions de l’objet protégeable. D’autre part, la modélisation du met en trois dimensions sera protégeable en ce que cela correspondra à la définition d’un modèle. Dans ces deux cas, l’apparence est bien composée de lignes, contours, formes, textures ou encore de matériaux. Il faut préciser ici que les petites fleurs en pâte à sucre bleue pour le baptême de votre neveu pourront être protégeables sur ce terrain au regard de ce même article puisqu’elles constituent une « ornementation » et peuvent même être définies comme étant des « pièces conçues pour être assemblées en un produit complexe » ou encore « des symboles graphiques ». Si le fondement est séduisant, il n’en reste pas moins que des conditions devront être respectées sur ce terrain, notamment celui de la nouveauté du dessin.

Enfin, un dernier terrain de protection peut être évoqué pour l’art culinaire, terrain qui n’est pas, à première vue, le plus évident. Le droit des marques permet la protection, selon l’article L.711-1 du CPI « d’un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique et morale ». Si les signes sonores et figuratifs ainsi que les dénominations diverses sont énumérés de manière non limitative au sein de ce même article, il faut voir que le paquet marques supprime cette exigence de représentation graphique. Dès lors, il sera possible de déposer une marque gustative ou olfactive. Ainsi, une odeur ou un goût particulier, propre à un chef cuisinier, pourra être déposé à titre de marque. Face à une telle nouveauté, il faudra attendre les premiers dépôts et premières annulations de marque sur ce fondement afin de mieux cerner les contours pratiques des nouvelles conditions et procédures de ce signe distinctif.

En matière gastronomique, impossible n’est pas : les conditions sont strictes, l’enjeu de taille, mais la protection possible. Si cette dernière est possible, alors il faut affirmer que la cuisine est un art, rendu perpétuel par les amateurs et professionnels du milieu. En attendant, la meilleure voie pour parvenir à exceller dans l’art culinaire reste d’y mettre son savoir-vivre, son amour, son amitié, afin de ne pas oublier la valeur première de la gastronomie et de l’art : celle du partage et de l’émotion, de la convivialité autour d’une table qui réchauffe et répare les discordes tant familiales qu’amicales.

 

 

Lola Tuffery

MasterIPIT