Vendredi 9 novembre 2018 se tenait à la Faculté Jean-Monnet à Sceaux le colloque international Culture & numérique, sous la direction scientifique des professeurs Alexandra Bensamoun, Véronique Guèvremont et Françoise Labarthe.
Cette semaine, le Collectif revient sur les thèmes abordés par les différents intervenants lors de ce colloque.
Discours d’ouverture – Boris Bernabé, professeur, doyen de la Faculté Jean Monnet, Université Paris-Sud/Paris-Saclay
Le doyen a ouvert le colloque en soulignant le changement de la culture par l’accès numérique, notamment par la recherche plein texte qui modifie la pensée même.
Grand témoin : Maria Mourani – représentante du Gouvernement du Québec au sein de la délégation du Canada auprès de l’UNESCO
Maria Mourani a traité de l’impact de la mondialisation sur la culture et de l’appréhension de la culture et du numérique au Québec. La mondialisation facilite la fécondation mutuelle des cultures, des oeuvres, la multiplication des sources d’inspiration. Cependant, la mondialisation menace aussi certaines cultures. Maria Mourani rappelle que le Québec s’est donné une stratégie numérique, qui fédère et harmonise les volontés de l’Etat. Pour conclure, Maria Mourani insiste sur le fait qu’il faille tenir compte des nouveaux médias ainsi que des métadonnées.
Culture et numérique : nouveaux usages, nouvelle économie – Joëlle FARCHY, professeure, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Joëlle Farchy a expliqué l’existence de modèles économique et de marché qui sont privilégiés dans le cadre de l’économie actuelle. Le numérique fait émerger des modèles économiques afin de s’adapter aux nouveautés culturelles et numériques. Par exemple, dans le domaine des bibliothèques et des musées, la volonté d’un patrimoine commun se développe.
Ensuite, il existe un modèle marchand avec notamment les modèles dits d’abonnement et les modèles de gratuité marchande. Les premiers ont pour but de répondre à la demande des usagers sur la rapidité d’accès et la multiplicité de l’offre, comme le montre Netflix et les second démontrent l’existence d’un modèle gratuit pour les utilisateurs mais qui ont un effet profitable pour les entreprises. Ce second modèle comprend des sous-modèles qui se confrontent aux nouveaux usages et aux difficultés qui en découlent (adblocks par exemple).
Ainsi, la culture répond à trois utilisations : La création, la prédiction et la recommandation aux usagers qui posent de nombreuses interrogations (distorsion de concurrence, respect, questions éthiques : avec l’intelligence artificielle.)
La possibilité d’un livre : un cadre juridique des nouveaux usages littéraires en révolution – Thaima Samman, associée Samman Cabinet d’avocats
Dans son intervention, Me Samman expose la nécessité d’un cadre juridique innovant visant à réguler l’apparition de nouveaux usages littéraires lié au développement des nouvelles technologies.
En effet, le livre, tant dans son format que dans sa mise en circulation, a connu un grand bouleversement ces dernières années avec la démocratisation d’Internet. Dans son format d’abord, puisqu’il se retrouve désormais proposé en format numérique, voire même en format audio. Dans sa mise en circulationensuite avec l’utilisation des plateformes e-commerce.
A cet égard, certaines questions juridiques se posent : comment se définissent ces nouveaux usages ? Le livre numérique, streaming (consultable en ligne) ou audio doivent-ils être considérés comme des livres en tant que tel ? En outre, faut-il appliquer au livre numérique les mêmes principes que le livre papier, comme le principe du prix unique ?
L’art visuel numérique : le risque d’obsolescence – Antoine Latreille, professeur, vice-président chargé du patrimoine, Université Paris-Sud/ Paris-Saclay
Le professeur Latreille a rappelé la définition de l’obsolescence : l’oeuvre tombe en désuétude et ce, du fait de l’intervention de l’Homme.
Il arrive que la technologie participe à la communication de l’oeuvre. Dans ce cas, le mécanisme d’activation de l’oeuvre est lié à un dispositif technologique comme par exemple dans l’oeuvre « Pixel Noir » de Antoine Schmitt.
L’obsolescence conduit à un risque de dénaturation du droit moral mais aussi un risque de dénaturation par le temps, il est donc nécessaire d’adapter les pratiques à la numérisation.
Pour conclure, Antoine Latreille insiste sur le fait que le risque principal de l’obsolescence est la dérive de l’oeuvre vers une oeuvre allographique.
Les jeux vidéo appréhendés par le droit d’auteur : un régime complexe – Julie Groffe, maître de conférences, Université Paris-Sud/Paris-Saclay
Dans son intervention, le professeur Julie Groffe invite à appréhender le jeu vidéo sous l’angle du droit d’auteur et à prendre conscience des enjeux qui en découlent.
Après avoir rappelé l’évolution des modes et techniques de jeu, le professeur met en évidence la thèse suivante : la nature juridique du jeu à l’aune du droit d’auteur relève d’une double complexité. Si la première apparaît plus naturelle, le jeu vidéo étant composé d’éléments multiples et juxtaposés s’imbriquant les uns dans les autres (scénario, dialogues, son, graphismes) ; la seconde, plus subtile, revêt une complexité gravitant autour des liens entre monde réel et monde virtuel.
Le professeur revient en premier lieu sur la recherche infructueuse de la qualification unitaire du jeu vidéo par la jurisprudence, et observe les incertitudes liées à la découverte de nouveaux éléments protégeables.
Ensuite, au regard de la complexité extrinsèque, la contrefaçon du monde réel au monde virtuel est parfaitement envisageable dans les deux sens ; ce qui renforce l’intérêt que l’on peut porter à cette œuvre.
Ouvrant sur les nombreux défis qui attendent les juristes face à l’œuvre culturelle numérique que constitue le jeu vidéo, le professeur conclut en éveillant la curiosité face aux sujets voisins que sont l’intelligence artificielle, la réalité virtuelle ou encore l’encadrement de l’e-sport.
Les créations générées par une intelligence artificielle : du rêve à la réalité – Alexandra Bensamoun, professeure, Université de Rennes 1, directrice du M2 PIFTN (Université Paris-Sud/Paris-Saclay)
Les créations par les intelligences artificielles (IA) sont issues d’un fonctionnement complexe: les « inputs »ou « training set », représentent l’ensemble d’apprentissage donné par le concepteur à « mouliner » par l’IA, qui grâce au «deep learning» va élaborer un modèle interne lui permettant d’introduire des « ouputs» donnant à son tour des créations algorithmiques.
Peut-on considérer l’IA comme un auteur ? Le professeur Bensamoun rappelle que l’IA est loin d’être autonome, et ne dispose pas d’une conscience, (voir Rapport Delvaux), par conséquent comment qualifier le travail d’une IA ?
L’œuvre de l’esprit est une notion cadre volontairement large, et l’approche doctrinale actuellement favorisée est celle d’une entrée de la “création algorithmique” dans le droit d’auteur, notamment par la définition de nouveaux critères comme celui de « création intellectuelle propre».
Cela impliquerait nécessairement la réévaluation des deux critères classiques à la fois celui de la “conscience de la création”qui n’est pas expressément imposée par la loi, et contestée par une partie de la doctrine, et celui de “l’originalité”, élément déterminant du droit d’auteur en France, et dont certains auteurs proposent une lecture objectivée.
En conclusion, cette définition du droit d’auteur, a déjà connu un tempérament depuis l’arrêt Pachot à travers la notion d’ « apport intellectuel», jurisprudence ayant par la suite amenée de nombreuses réflexions sur la manière de « sortir l’humain » du droit d’auteur, réflexions organisées en deux branches : la piste du « lege data » qui maintient ses réflexions sous l’oeil du droit positif et du « lege ferenda » qui raisonne de manière plus prospective et innovante, qui souhaite bouleverser le système classique du droit d’auteur.
Spécificité et enjeux de la diffusion numérique de l’image – Marie-Anne Ferry-Fall, directrice générale, ADAGP
Marie-Anne Ferry-Fall a mis en lumière les difficultés de mise en œuvre du droit d’auteur concernant les arts visuels.
Malgré l’omniprésence de l’image sur Internet, le droit d’auteur sur ces images est celui qui semble parfois aller le moins de soi. En effet, le mythe de la libre réutilisation des images est largement répandu, notamment via l’impression que les réseaux sociaux, notamment Facebook, peuvent donner en termes d’utilisation d’images et de photos. Et l’intervenante de citer les problématiques actuelles dans le secteur des arts visuels, notamment : la problématique des faux-hébergeurs, l’impression 3D, et le partage de la valeur dans le domaine de l’image, plus particulièrement le cas des moteurs de recherche d’images.
Marie- Anne Ferry-Fall a finalement évoqué des solutions pour pallier à ces problèmes, notamment l’article 13 b) qui prévoit d’encadrer et de rappeler que les moteurs de recherche d’image ont une activité qui respecte les droits d’auteur, et les outils permettant d’encadrer la diffusion numérique de l’image : le projet AIR.
Le partage de la valeur sur internet : l’exemple de l’article 13 de la proposition de directive DAMUN – Pierre Sirinelli, professeur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, codirecteur du CERDI
Dans son intervention le professeur Sirinelli revient sur le profond bouleversement que connaît actuellement le droit européen sur le droit d’auteur. La proposition de directive “DAMUN” soumise récemment au Parlement Européen, vise notamment à encadrer plus efficacement les pratiques portant atteinte aux droits d’auteur sur Internet comme la diffusion d’œuvres de l’esprit par des internautes sur des plateformes collaboratives comme YouTube.
Aussi, certaines questions se posent : les plateformes peuvent-elles être déclarées responsables de cette diffusion litigieuse ? Si oui, quels critères sont aujourd’hui retenus par la jurisprudence ?
Pour la Cour de justice de l’Union Européenne, la plateforme échappe à sa responsabilité si elle bénéficie du statut “d’hébergeur” qui relève d’une exception au droit d’auteur conformément à la directive Commerce électronique. En outre, pour être déclarée responsable elle doit nécessairement avoir un rôle actif sur le contenu litigieux, c’est-à-dire accomplir des actes particuliers (notamment par le choix ou l’optimisation du contenu).
A l’approche de l’adoption de la Directive, l’appréciation du rôle actif des plateformes comme YouTube fait débat. Si la position du Parlement semble floue, le Conseil envisage quant à lui de prévoir des limitations de la responsabilité des plateformes en n’imposant notamment pas un devoir de surveillance accrue sur les contenus litigieux.
Protection et diffusion de la création sur internet : quel équilibre ? – Denis Rapone, conseiller d’Etat, président de l’Hadopi
Denis Rapone a expliqué la mission de la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet.
Il rappelle la difficile conciliation entre deux intérêts qu’il qualifie de légitimes, à sauver d’une part la protection et la diffusion de la création sur Internet et d’autre part, les droits d’auteurs et des libertés fondamentales à l’image de la liberté de communication. Il considère que bien que l’offre légale se soit beaucoup développée, les secteurs en ont bénéficié de manière inégale.
Il estime par ailleurs que les formes de piratages se sont diversifiées mais que les techniques de piratage en peer-to-peer, objet de contrôle de l’HADOPI sont en perte de vitesse. Il propose alors de renforcer la protection des œuvres sur Internet et revoir les offres de réponses graduées tout en mettant en avant qu’il est nécessaire de simplifier l’office du juge.
Les ventes aux enchères numériques – Françoise Labarthe, professeure, Université Paris-Sud/Paris-Saclay
Le commerce sur internet a voulu user de l’avantage des enchères pour rendre leurs ventes plus intéressantes. C’est le 10 juillet 2000 que le législateur a introduit la possibilité d’enchérir en ligne d’après la même réglementation que les enchères en salle. Une directive du 25 octobre 2011 pousse le législateur à s’intéresser à la définition de la vente publique aux enchères car auparavant ces ventes étaient protégées du contrat à distance mais peu à peu, cela a évolué.
En effet, avant la loi de 2011, les courtiers avaient l’interdiction de vendre des biens culturels, mais avec le lobbying cela s’est peu à peu développé et une certaine liberté est désormais présente dans ce domaine. Toutefois depuis la loi Hamon de 2014, les courtiers ont interdiction de qualifier leurs ventes de « ventes aux enchères publiques ».
Malgré tout, il est important de distinguer le courtage des ventes aux enchères en s’appuyant sur deux points principaux qui sont l’existence d’un mandat et l’adjudication. Pourtant, cette confrontation ne devrait pas avoir lieu car une directive du 20 mai 1997 excluait de son domaine d’application la vente aux enchères publiques mais cela n’est plus le cas depuis la directive du 25 octobre 2011.
Les nouveaux modes d’intervention de l’État visant à promouvoir la diversité des expressions culturelles sur les plateformes numériques – Véronique Guèvremont, professeure, Université Laval, Québec
La volonté des Etats devant l’UNESCO est de faire reconnaître la nature spécifique des biens et services culturels car ils ont une double nature : commerciale et véhicule d’identité, de valeur et de sens.
Aujourd’hui, sept Etats, notamment la France sont reconnus pour mener des politiques culturelles, des modes d’intervention en faveur de la diversité des expressions culturelles, et ce dans trois secteurs : livre, musique et audiovisuel.
Plus d’initiatives sont répertoriées dans le secteur de l’audiovisuel, même si on s’est soucié en priorité du secteur de la musique.
Si quelques mesures de soutien sont prises dans le secteur du livre (par exemple aides au développement de plateformes de vente de livres numériques, encadrement des systèmes et plateformes pour le prêt numérique des bibliothèques publiques…), ou encore dans le secteur de la musique, (fonds de soutien à l’innovation, mesures visant à stimuler l’offre légale…), il reste encore de vastes secteurs inexplorés tels que l’IA, l’éthique, et la protection des données.
Profilage politique et utilisation des données personnelles – Pierre-Luc Déziel, professeur, Université Laval, Québec
Le professeur Pierre-Luc DEZIEL aborde la problématique cruciale de la protection de la vie privée et de la circulation des données personnelles sur Internet. Pour lui, protéger la vie privée est un enjeu primordial, en ce qu’elle révèle nos opinions personnelles.
En effet, des études menées par des chercheurs de Cambridge (notamment avec le projet “My Personality”) ont ainsi pu déduire avec certitude des éléments précis des personnalités de milliers de personnes par la simple utilisation de données personnelles (en l’occurrence, les “likes”sur Facebook). Plus grave, dans l’affaire “Cambridge Analytica”, les données de millions d’utilisateurs ont été utilisées dans un cadre non universitaire à des fins politiques.
Pour le professeur, ce “microtargeting”a un effet notable : il engendrerait un“déterminisme de la pensée” : nos goûts et nos idées seraient ainsi de moins en moins diversifiés et in fine, prévisibles, et donc aisément manipulables. La prise en charge de notre sphère publique doit donc passer par une meilleure protection de notre sphère privée.
La gestion des œuvres par le numérique : l’expérimentation blockchain – Charlotte Aidan, responsable juridique des Affaires internationales, SACEM
Charlotte Aidan a présenté le projet nommé Elixir qui a vu le jour à la SACEM qui s’est associée à deux de ses homologues : la PRS et l’ASCAP (American Society of Composers, Authors and Publishers). Ce projet a pour but d’explorer le potentiel de la blockchain, et notamment de pouvoir créer des liens entre une oeuvre musicale, et l’ensemble des enregistrements qu’elle aura donné. Plus de 4 millions d’oeuvres sont concernées. Les sociétés ont rassemblé le numéro d’identification de chaque œuvre musicale (ISWC) et des enregistrements musicaux (ISRC) pour plus de 4 millions d’œuvres. Ce modèle a été fourni par la société IBM et dans le cadre de cette blockchain un numéro ISWC ne peut correspondre à plusieurs ISRC. La volonté serait désormais de développer ce projet à l’ensemble du secteur musical, ce qui permettrait une meilleure identification des œuvres ainsi qu’une meilleure rémunération des auteurs.
Merci aux quatre membres du Collectif: Ismérie Saison, Clara Bedhome, Marie Raux et Raphaëlle Mauret, ainsi qu’à Elise Cambon, Juliette Péré et Mathilde Bondu pour la rédaction de cette brève.