Selon le scénariste Ken Levine, « un Showrunner supervise la totalité de la production et c’est lui qui donne le ton, la direction créative de la série. Il embauche les scénaristes, l’équipe de tournage, les réalisateurs. Il gère le budget. Il valide l’arche narrative, dit aux scénaristes quels épisodes ils vont écrire, les ré-écrit, et décide à quel moment les scripts sont validés. Il fait le casting. Il gère les relations avec la chaîne et le studio. Il valide les lieux de tournage, les costumes, la fête de Noël, le générique, les épisodes destinés au web, et dans les tournages à une caméra, impose au réalisateur le style qu’il souhaite pour sa série. ». En bref, c’est en quelque sorte le chef d’orchestre de la série, il est à la fois créateur et producteur. Toutefois sa spécificité réside dans le fait qu’il soit souvent scénariste, ce qui explique sa capacité à porter la vision de la série. Cette profession est née aux Etats Unis avant de s’exporter en France. Néanmoins, à l’origine, ces deux pays ont des méthodes de production bien différentes alors comment transposer le rôle et le statut de cet acteur ?
En quoi ces modes de production diffèrent-ils ?
Il est important de souligner que le fonctionnement des entreprises américaines est bien distinct. En effet, le diffuseur investit dans au moins deux saisons à la fois. Il valide simultanément la production de la saison en cours et l’écriture de la suivante tout en s’organisant en interne pour que la saison en cours puisse être diffusée rapidement après que le travail de post-production soit réalisé. Cela garantit la diffusion d’une saison par an. Pour tenir ce rythme, on recourt à une « writers’ room », une salle d’écriture où se retrouvent plusieurs scénaristes afin de développer la série ensemble. Le showrunner a ici pour rôle de superviser l’écriture afin de garantir la cohérence du tout. Son intervention est donc rendue nécessaire par un besoin d’harmonie dans le scénario mais aussi par le rythme imposé. En effet, il serait aisé de perdre l’essence de la série en la produisant si rapidement. Pour empêcher cela, il dispose de pouvoirs importants, il choisit notamment les auteurs, techniciens, le casting et les réalisateurs. Cela explique pourquoi le showrunner n’est arrivé en France que bien plus tard.
En France, à l’origine, le diffuseur validait d’abord le scénario, avant de lancer la production puis de s’engager dans une nouvelle saison en cas de succès. De ce fait, l’équipe de production était réduite. Alors, un showrunner ne semblait pas nécessaire. Toutefois, face à la concurrence américaine, ce modèle est devenu de moins en moins attractif puisqu’il signifie qu’une saison ne pourra être produite que tous les deux ans. Or, le public maintenant habitué à visionner une saison par an risque de se lasser et d’oublier la série dans cet intervalle. De ce fait, les pratiques ont évolué et c’est notamment avec la série « Le Bureau des Légendes » qu’on s’est tourné vers le modèle américain. Malgré cette progression, le showrunner a dû trouver sa place dans le paysage français. En effet, comme mentionné ci-dessus, aux Etats Unis, le showrunner est roi. Toutefois, en France ce sont traditionnellement les producteurs qui se font représentants de la série devant les chaines, pas les scénaristes. De même, le réalisateur est central dans la promotion de la série. Or, le modèle américain suppose que le réalisateur suive les directions du showrunner. Il est déjà arrivé qu’un réalisateur soit congédié de son propre film ou de sa série alors qu’en France cela est inimaginable. C’est donc toute l’organisation des diffuseurs mais aussi la hiérarchie au sein du projet qu’il a fallu repenser. Au-delà de cela, il a fallu intégrer l’idée même que quelqu’un puisse revêtir plusieurs casquettes de la production audiovisuelle. Diverses questions se sont alors posées : le showrunner peut-il être qualifié d’auteur ? Si oui va-t-il exclusivement être rémunéré en qualité d’auteur ou va-t-il recevoir plusieurs rémunérations de différentes natures pour chacune de ses fonctions ? Sera-t-il rémunéré au niveau de l’épisode ou de la saison ?
A quel statut est soumis le showrunner ?
Aux Etats Unis, la profession est encadrée par la Writers Guild of America, un syndicat de scénaristes. Elle négocie tous les 3 ans des accords cadres afin, notamment, de fixer un seuil minimum de rémunération, de déterminer les modalités de paiement des rémunérations complémentaires ou encore de garantir des conditions de travail correctes. Son rôle est donc essentiel. Toutefois, si elle garantit au showrunner une rémunération minimum, celui-ci ne peut pleinement bénéficier du système de copyright. En effet, souvent, l’œuvre est réalisée dans le cadre du système de work made for hire. Cela signifie que celui qui a commandé l’œuvre disposera des droits d’exploitation sur celle-ci, au détriment des auteurs. Néanmoins, ces derniers ne perdent pas tous droits puisqu’ils sont mentionnés dans les crédits, leur droit de paternité est donc préservé. Il existe différentes sortes de crédits en fonction du travail effectué sur l’œuvre. Par exemple, il faut avoir écrit au moins un épisode pour bénéficier du crédit « Written by » ou avoir écrit son histoire pour le crédit « Story by ». Ces crédits ouvrent droit à ce que l’on appelle des « residuals », une rémunération supplémentaire en cas d’utilisation secondaire de leur travail. Toutefois, seuls les crédits expressément reconnus par la Writers Guild of America pourront être attribués. De ce fait, si le showrunner ne dispose d’aucun droit moral sur l’œuvre en dehors du droit de paternité, il dispose d’une rémunération fixe ainsi que d’une rémunération liée au succès de l’œuvre, toutes deux protégées par ce syndicat.
En France, il n’existe pas de statut spécifique au showrunner. Comme précédemment mentionné, c’est une profession récente qui centralise les missions de professions déjà connues. De ce fait, plusieurs questions se sont posées : Peut-il être considéré comme auteur de la série ? Est-il un simple employé avec une mission spécifique ? La reconnaissance de cette profession va-t-elle bouleverser le statut de l’œuvre audiovisuelle ?
En effet, il est communément admis que l’œuvre audiovisuelle est une œuvre de collaboration. Cela signifie qu’elle est créée par plusieurs personnes physiques dont elle est la propriété commune. On considère donc que les auteurs collaborent sur un pied d’égalité. Mais alors qui sont ces co-auteurs ? Pour qu’une œuvre soit protégée, elle doit notamment être originale ce qui signifie qu’elle doit refléter l’empreinte de la personnalité de l’auteur. De ce fait, pour que l’on puisse reconnaître différents co-auteurs, on doit être en mesure de déceler l’empreinte de la personnalité de chacun. Or, on pourrait considérer que le showrunner travaille sous contrainte, qu’il n’est pas complètement libre dans l’exercice de sa mission et qu’il n’est donc pas en mesure d’apporter sa touche personnelle à l’œuvre. En effet, il dispose de contraintes provenant du distributeur. De même, si la série est une adaptation d’une œuvre littéraire, il devra conserver une cohérence avec celle-ci. Néanmoins, il participe souvent à l’écriture du scénario. Dans ce cas, il est plus facile de déterminer son rôle et d’y voir un auteur. Alors qu’en est-il lorsqu’il ne contribue pas directement à l’écriture ? Il reste un personnage central puisqu’il valide la storyline, embauche le cast et les techniciens, valide les décors et costumes et impose en quelque sorte sa vision de l’histoire. De ce fait, on peut très bien envisager que, même en l’absence de contribution écrite directe, à travers ces choix, il laisse l’empreinte de sa personnalité. Si tel est le cas, il sera considéré co-auteur de l’œuvre et partagera ses droits avec les autres.
Toutefois, il existe un autre type d’œuvre exigeant la participation de plusieurs acteurs : l’œuvre collective. Dans ce second cas de figure, l’œuvre est créée à l’initiative d’une personne physique ou morale et sous sa direction. De ce fait, c’est l’entrepreneur de cette œuvre collective qui bénéficie des droits sur l’œuvre, les contributeurs ne conservant qu’un droit de paternité sur celle-ci. C’est donc un système largement inspiré du droit anglo-saxon. Au niveau de la série, cela signifierait que le diffuseur disposerait des droits sur celle-ci, les contributeurs n’étant rémunérés que comme des employés. Or, puisque les techniques de production se sont rapprochées du système américain, il serait tentant de pencher vers un régime d’œuvre collective. D’autant plus que c’est un régime plus pratique puisque l’on dispose d’un seul interlocuteur. Néanmoins, comme mentionné précédemment, on présume que l’œuvre audiovisuelle est une œuvre de collaboration. En effet, la vision française du droit d’auteur reste très attachée à la personne de l’auteur. Il serait donc difficile d’admettre que des scénaristes ayant contribué à l’écriture de la série ne soient que secondaires. Aussi, s’il semble logique que le diffuseur bénéficie des droits sur l’œuvre, on pourrait très bien considérer que celle-ci a été réalisée sous la direction du showrunner. Dans ce cas, qui est l’entrepreneur de l’œuvre ? Il devient alors essentiel d’en clarifier le statut afin de garantir une répartition claire des droits.
Néanmoins, cette seconde option reste peu envisageable. Il semblerait que l’on continue à considérer la série comme une œuvre de collaboration, conformément à la vision traditionnelle française. Cela soulève cependant de nouvelles questions.
Si le showrunner est considéré auteur de l’œuvre, suffit-il de cumuler différents statuts attachés à ses différentes missions où devons-nous créer un statut qui lui est propre ? De même, il intervient à la fois au niveau de l’épisode mais aussi au niveau de la saison toute entière alors comment va être organisée sa rémunération ?
En l’absence de statut légal, ces questions sont réglées par contrat. Il est courant que ceux-ci mettent en place une double rémunération conformément aux exigences de la SACD. En effet, celle-ci prévoit une part de rémunération en salaire pour le travail de production et, le cas échéant, une part en droit d’auteur. On opte donc ici pour un cumul du statut d’auteur et d’employé. Toutefois, à la lecture de ces précisions, on remarque que la SACD ne se prononce pas sur un statut automatique d’auteur pour le showrunner. Elle sous-entend que cela doit être déterminé au cas par cas et prévoit le cadre de rémunération. En revanche, elle ne prévoit pas que celui-ci soit soumis au statut de producteur. Or, aux Etats Unis, en plus d’être reconnu auteur, le showrunner est considéré executive producer puisqu’il choisit les réalisateurs et acteurs. En France, il est rare que celui-ci bénéficie du statut de producteur bien qu’il dispose de prérogatives similaires.
De ce fait, de nombreuses questions restent en suspens d’où la nécessité de mettre en place un statut clair et conforme à la vision française du droit d’auteur pour cet acteur récent. En effet, il s’agirait d’abord de délimiter clairement les contours de cette profession qui restent flous. De nombreux acteurs de la production audiovisuelle se montrent polyvalents mais à quel moment considérer que leurs missions dépassent le cadre de leur profession et reviennent à un showrunner ? Ensuite, il est nécessaire de poser un cadre afin d’éviter toute dérive bien que les législations actuelles puissent être utilisées et adaptées à cette profession. Le besoin est d’autant plus important que l’on recourt de plus en plus souvent au showrunner, à tel point que des formations ont été ouvertes visant spécifiquement cette profession. Si celle-ci se démocratise tant, il semble alors évident que son statut se développe lui aussi.
Loanne DICKELY
Sources :
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- MONTELS Benjamin, Les parties aux contrats de l’audiovisuel aux États-Unis, Communication Commerce électronique, Janvier 2016, n° 1
- SILVEIRO Louise, Définir le•la showrunner•euse français•e : Quelle réalité pour cet•te auteur•iceproducteur•ice à l’heure de l’industrialisation des séries en France ?, Mémoire de fin d’études, 20 juillet 2020, La Fémis
- COHEN Clélia, « Le Bureau des légendes », saison 5 : Clap de fin pour Éric Rochant [en ligne], Vanityfair, publié le 06 avril 2020, [consulté le 14 juin 2021]. Disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.vanityfair.fr/culture/ecrans/story/-le-bureau-des-legendes-saison-5-clapde-fin-pour-eric-rochant/11460
- La rémunération des auteurs en télévision, cinéma, radio, web [en ligne], SACD, [consulté le 14 juin 2021]. Disponible en ligne à l’adresse suivante : https://www.sacd.fr/la-rémunération-desauteurs-en-télévision-cinéma-radio-web
- Etude sur le tissu économique du secteur de la production audiovisuelle – 5ème édition [en ligne], CSA, 18 janvier 2021, [consulté le 15 juin 2021]. Disponible en ligne à l’adresse suivante : https:// www.csa.fr/Informer/Collections-du-CSA/Thema-Toutes-les-etudes-realisees-ou-co-realiseespar-le-CSA-sur-des-themes-specifiques/Les-etudes-du-CSA/Etude-sur-le-tissu-economique-dusecteur-de-la-production-audiovisuelle-5eme-edition
- What does a showrunner do? [en ligne], LEVINE Ken, 11 août 2012, [consulté le 8 juin 2021]. Disponible en ligne à l’adresse suivante : https://kenlevine.blogspot.com/2012/08/what-doesshowrunner-do.html. Traduction issue de : MONTAY Dominique, Dessine moi… un showrunner, Dailymars [en ligne], 21 décembre 2012, [consulté le 8 juin 2021]. Disponible en ligne à l’adresse suivante : https://dailymars.net/dessine-moi-un-showrunner/