Vers une lutte privée contre le piratage de logiciel ?

Seriez-vous prêt à dénoncer une entreprise pour ses activités de piratage de logiciel contre de l’argent ? La question ne vous a peut-être jamais traversé l’esprit, et pourtant vous pouvez désormais légitimement vous la poser. En effet, l’entreprise BSA The Software Alliance propose aujourd’hui, et dans plusieurs pays, ce système de signalement[1].

 

  • Remplir un formulaire anonymement contre une potentielle rémunération :

Le fonctionnement est relativement simple : le site vous propose de « signaler un piratage ». Dès lors s’affiche sur une nouvelle page, un formulaire, totalement confidentiel. Plusieurs informations sont demandées : la nom de la société signalée, son adresse, son activité etc. La seule information demandée concernant la personne qui signale est son adresse mail, et le rapport est indiqué comme étant confidentiel. Un point plus qu’essentiel, étant donné que le rapport propose le signalement d’une « piraterie dans l’entreprise où vous avez travaillé ou travaillez toujours ». Il est évident que personne ne viendrait faire de signalement si il y avait un réel risque de représailles. Toutes les informations fournies dans le rapport seront ensuite traitées par la société, qui décidera des actions appropriées à engager sur la base de ces informations. Et c’est après cette étape que la rémunération pourra potentiellement intervenir. En effet, la société informe qu’elle est disposée à verser une somme qui s’élèverait à 10% de l’indemnité qu’elle percevrait en vertu du règlement financier ou de la décision judiciaire obtenue suite au signalement. Le montant en plus d’être variable, reste hypothétique.

 

  • A qui profite le crime ? :

Le système que propose cette entreprise est d’origine américaine. La volonté est tout à fait louable : l’objectif est de protéger les sociétés propriétaires de logiciels du piratage, en condamnant les entreprises qui le pratiquent. Le site français met d’ailleurs en avant la volonté de protéger la propriété intellectuelle et le développement des technologies. Cependant, si ce système de signalement s’intègre dans les mœurs américaines, son acceptation par la population française reste incertaine. Cette dernière risque en effet de rapidement l’assimiler à une dénonciation et en avoir une vision très négative. De plus, il s’agit d’une entreprise privée à but lucratif, il n’y a donc rien d’étatique dans cette démarche. Une position assez lointaine de la vision française, où la propriété intellectuelle est le plus souvent l’affaire du législateur, du juge et de la doctrine. Et si le bénéfice économique pourrait potentiellement faire tourner des têtes, il peut aussi être vu comme un autre élément négatif. Cette question de la rémunération en entraîne également une autre : si le signaleur touche 10%, comment est réparti le reste de l’argent ? Sur le site, on apprend que les actions judiciaires pourront être intentée à l’encontre des entreprises qui portent atteinte aux droits d’auteur sur les logiciels appartenant aux éditeurs membres de l’entreprise. Il n’y a pas plus d’informations facilement accessibles, il est donc difficile d’être certain que les auteurs des logiciels touchent bien les indemnités qui leurs sont dues.

 

  • L’apparente nécessité d’en appeler aux services d’entreprises privées :

 Pour tenter de comprendre la démarche de cette entreprise, il faut s’intéresser à la protection des logiciels contre le piratage, sur un plan légal. Les logiciels sont protégés en France, sous la coupe de la propriété littéraire et artistique[2]. Dès lors, ils répondent à la logique du droit d’auteur. Leur protection revient donc à des condamnations et versement de dommages et intérêt en cas de contrefaçon. Or cette condamnation a posteriori, bien qu’absolument nécessaire, n’empêche pas totalement la contrefaçon, puisque le nombre de piratage de logiciel ne semble pas diminuer au fil des années. Et si la Hadopi est chargée de prévenir ce type de comportement, son efficacité en la matière reste encore limitée : en sept ans d’existence, 589 décisions de justice ont été rendues, dont 189 condamnations (le solde étant constitué d’alternatives aux poursuites : rappels à la loi, stages de citoyenneté…)[3].

L’intervention de cette entreprise, si elle reste moralement questionnable, met en évidence le besoin d’avoir recours à des entreprises privées pour assurer la protection des droits d’auteur en la matière.

 

  • En conclusion :

Bien qu’il existe déjà des moyens d’éviter le téléchargement illégal (avec des systèmes informatiques tels que les DRM), il semblerait que les créateurs de logiciels soient obligés d’avoir recours à des méthodes moins orthodoxes pour obtenir la protection et la réparation qu’ils souhaitent. Finalement, le piratage ne faiblit pas et cela reste révélateur d’un mode de pensée bien installé dans la communauté des utilisateurs de logiciels. L’aspect distant allège la conscience de celui qui pirate un logiciel et un manque de sensibilisation autour de la question se fait ressentir. Ce type d’exemple amène à penser que la protection contre le piratage pourrait devenir aussi amorale (mal vue) que la pratique elle-même. S’il est encore trop tôt pour le dire, il faut espérer que dans les années à venir, la lutte en amont et la sensibilisation prendront une place plus importante au sein de la lutte contre le piratage.

Emma PIcaud-Lucet

 

Sources :

 

 

[1] https://reporting-emea.bsa.org/r/report/add.aspx?ln=fr-fr&src=fr

[2] Article L112-2 du Code de la Propriété Intellectuelle

[3] Sébastien Dumoulin – « La Hadopi muscle sa riposte graduée », Les Echos, 30/11/2017.

MasterIPIT