BRÉVES DU 10 AU 17 NOVEMBRES 2025

Bonsoir à toutes et à tous !

Les brèves du 10 au 17 novembre 2025 sont disponibles.

Cette semaine :

🛍️ Shein au BHV : ménage express dans les rayons

Entre poupées sexuelles et armes de catégorie A, la plateforme d’ultra fast fashion a dû retirer en urgence plusieurs produits après un signalement du gouvernement français.

🤖 Getty Images débouté face à Stability AI

La justice britannique estime qu’il n’y a pas eu de contrefaçon : les photos de Getty n’ont pas été illégalement exploitées pour entraîner le modèle d’IA. Un revers majeur pour les défenseurs du droit d’auteur.

📵 Japon : deux heures de téléphone par jour, pas une de plus !

La ville de Toyoake instaure une limite symbolique d’écran quotidien pour ses habitants. Une initiative sans sanction, mais un vrai signal contre la dépendance numérique.

🍊 Photos culinaires : pas toujours protégées

La Cour d’appel de Paris rappelle que sans touche personnelle, les clichés de plats ne peuvent pas être protégés. Même la plus belle orange givrée reste un dessert ordinaire…

🗿 Les bronzes de Maillol perdent leur éclat juridique

La Cour de cassation tranche : seuls les bronzes réalisés du vivant de l’artiste peuvent être considérés comme des œuvres originales.

Bonne lecture,

Le Collectif !

 

 

Shein au BHV : savez-vous vraiment ce qu’il se passe en arrière-boutique

Serge Papin, actuel Ministre des petites et moyennes entreprises, du commerce et de l’artisanat, a annoncé le 5 novembre 2025 devant l’Assemblée nationale, intenter une procédure de suspension à l’encontre de la plateforme Shein.com.

Étonnant ou non, Shein s’est soumis et a retiré ses contenus illicites de ses plateformes en ligne, dans le délai de 48h accordé par le gouvernement français, et échappe donc de peu à une suspension. Toutefois, il est nécessaire de revenir sur les raisons de l’initiation de cette procédure, et sur le futur de la plateforme, en France.

 

Shein est au cœur de l’actu, autant juridique, que sociale. La marque n’a jamais été brillante : elle multiplie les scandales, notamment vis-à-vis des conditions de travail de ses « salariés » ou de pratiques commerciales trompeuses. La marque d’ultra fast-fashion ne laisse personne indifférent. D’un côté se trouve ses adeptes ignorant volontairement chaque aspect déplorable de la marque, qui consomment sans compter, jusqu’à s’en vanter devant les chaînes de télévisions françaises. De l’autre côté, ses opposants demeurent horrifiés de la montée en puissance et notoriété de la marque, jusqu’à son introduction au BHV, vivement défendue par Frédéric Merlin, son propriétaire polémique.

 

             Pour en revenir à la procédure de suspension, et les raisons de son initiation. Imaginez-vous en train de chercher un pull en mailles épaisses pour cet hiver, et que la catégorie d’achat suivante présente des poupées sexuelles aux traits d’enfants, ou des armes de catégorie A. Eh bien, sortez de vos rêves car il s’agissait d’une réalité bien disponible sur les plateformes Shein jusqu’à récemment.

             Des « poupées sexuelles en forme de fillette » étaient disponibles à l’achat. Shein se défendait qu’elles étaient en vente sur sa marketplace, et n’étaient pas directement produites par la marque. Dès lors, cela montre un réel manque de modération quant à la publication des annonces.

             La DGCCRF n’a pas tardé à agir : elle a signalé les faits au procureur de la République, et a saisi l’ARCOM, l’autorité publique indépendante française compétente dans le secteur numérique.

 

Shein a été depuis 2024, ajouté dans la liste des entreprises considérées comme des « très grandes plateformes en ligne » selon le Digital Services Act (règlement (UE) 2022/2065), c’est-à-dire celles qui sont visitées plus de 45 millions de fois par an.  Ces acteurs doivent prendre toutes les mesures pour prévenir les risques systémiques, dont la diffusion de contenus illicites. En l’espèce, Shein y a failli : sa modération n’a pas retiré les annonces de manière instantanée, et les autorités compétentes n’ont pas été prévenues. Shein essaye encore aujourd’hui de se dédouaner de ses obligations, en souhaitant par exemple montrer patte blanche, en promettant à la justice française de transmettre l’identité des clients des poupées mentionnées. Mais qui pourrait affirmer qu’elle serait aussi diligente si ce scandale n’avait pas explosé ?

 

Qu’en est-il du futur de Shein en France ? Plusieurs procédures ont été engagées contre la plateforme. Tout d’abord bien sûr une procédure de suspension, mais également une enquête judiciaire pour infractions pénales à caractère pédopornographique et diffusion de contenus illicites. Enfin, de nombreuses personnalités politiques françaises urgent la Commission Européenne d’ouvrir une enquête coordonnée au niveau européen, dans le cadre du Digital Services Act. Ces procédures prenant du temps, Bercy a envoyé un courrier jeudi 6 novembre 2025 à Bruxelles afin que des sanctions soient prononcées au plus vite. Si Shein ne veut pas se voir privé d’un marché de 450 millions d’habitants, la plateforme a intérêt à très vite changer sa ligne directrice.

 Le DSA est récent, il n’est entré en vigueur qu’en 2024, mais il représente un espoir considérable pour encadrer de manière efficace les plateformes en ligne en Europe, en imposant des obligations claires de transparence, de modération des contenus et de contrôle des produits proposés. Une responsabilisation efficace des opérateurs face aux contenus illicites ou dangereux, permettrait une protection plus concrète des consommateurs et utilisateurs. Que Shein soit un désastre pour le monde est une chose, qu’il propose des poupées sexuelles sur un site où des enfants cherchent des pulls aux motifs de cœur en est une autre. 

 

Derrière les prix attractifs de la marque et les vitrines colorées du BHV, le dilemme reste le même : éthique ou profits sanctionnés, Shein doit choisir et se conformer. 

 

Sources : 

Romain TRINQUIER

 

 

 

Getty Images vs/ Stability IA, ou la victoire de l’intelligence artificielle générative sur le droit de la propriété intellectuelle:

 

Par un jugement du 4 novembre 2025, la High Court of Justice de Londres a apporté des précisions attendues sur l’utilisation de matériaux protégés par le droit d’auteur pour l’entrainement des modèles d’IA, révélant par ailleurs les limites du droit d’auteur face à ces nouvelles technologies.

 

Nul besoin de présenter la célèbre banque d’images Getty Images, reconnaissable par son filigrane de protection apposé sur des photographies professionnelles protégées par le droit d’auteur. Son adversaire en l’espèce, Stability AI, est une entreprise spécialisée dans l’intelligence artificielle générative open-source. Elle est notamment connue pour avoir développé en 2022 un modèle d’apprentissage capable de générer des images à partir de descriptions textuelles.

 

Dans cette affaire, Getty Images avait engagé début 2023 une action contre Stability AI, lui reprochant l’exploitation de millions d’images protégées pour entrainer son modèle d’intelligence artificielle, et par conséquent une violation des droits de propriété intellectuelle. La banque d’images lui faisant notamment grief d’avoir porté atteinte à ses marques enregistrées en reproduisant des images avec ses filigranes « Getty Images ». Sans contester l’exploitation de certaines de ces images, l’entreprise basée au Royaume-Uni se dédouane de toute responsabilité. Elle soutient d’une part que l’entrainement et le développement du modèle développé avaient été réalisé entièrement en dehors du Royaume-Uni, excluant la compétence territoriale du juge londonien. De plus, elle considère que les générateurs d’images fonctionnant en open source ne seraient pas des « copies » au sens du droit d’auteur. 

 

La solution retenue par la Cour apparait sévère pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle. Rejetant quasiment tous les points relevés par Getty Images, elle considère d’abord l’absence de violation de ses droits d’auteur, dans la mesure où les fichiers de pondération du modèle d’intelligence artificielle ne stockaient et ne reproduisaient pas les images de Getty. S’agissant de la reproduction des filigranes de la banque d’images, le tribunal relève que ces occurrences restent limitées et isolées, ne permettant pas de retenir une contrefaçon de marque. Le verdict soulève à nouveau une des grandes limites du droit d’auteur face à l’IA, à savoir la question de la preuve. Face à l’impossibilité de prouver l’utilisation exacte d’œuvres protégées, la banque d’images se voit incapable de réellement faire valoir ses droits.

 

Au-delà des enjeux probatoires, l’affaire Getty Images met en lumière la difficile adaptation du cadre juridique aux innovations numériques, au fur et à mesure de l’intégration de l’intelligence artificielle à de nouveaux secteurs. Consacrant à la fois la limite territoriale du droit d’auteur britannique et la circonscription de la responsabilité du fournisseur d’IA aux seuls cas d’usage commercial identifiable en son nom, la Cour reconnait une atteinte limitée aux droits du demandeur. Cette décision constitue un précédent clé, à la fois pour les développeurs amenés à faire preuve de davantage de prudence, que pour les titulaires de droits à la recherche d’une protection de leurs œuvres dans un environnement numérique en pleine mutation.

 

Sources : 

Sara CHARLANNES

 

 

 

Au Japon, les habitants de Toyoake ne peuvent utiliser leur téléphone que 2h par jour:

Par arrêté préfectoral adopté le 22 septembre 2025, les 67 000 habitants de Toyoake ont désormais l’interdiction d’utiliser leurs smartphones pendant plus de deux heures par jour ! Bien que cette mesure s’étende également à l’usage des tablettes et des consoles, le maire de la ville, Masafumi Koki, précise que l’initiative s’adresse à toutes les générations. Entrée en vigueur le 1er octobre, cette décision exclue les usages nécessaires. Sa portée contraignante reste également discutable.

 

Selon la chaîne publique japonaise NHK, la limite des deux heures ne touche pas l’utilisation des appareils électroniques pour les études ou le travail. De même, l’arrêté ne prévoit aucune sanction : il est en effet impossible pour la municipalité de constater un quelconque dépassement. Une surveillance généralisée ne serait pas la bienvenue parmi les habitants, qui se montrent majoritairement contestataires vis à vis de l’initiative. La pluspart d’entre eux se questionnent sur l’intrusivité de cette interdiction : la mairie n’aurait-elle pas mieux à faire que de mettre le nez dans les habitudes numériques des individus ?

 

Selon le quotidien Asahi Shimbun, le maire de Toyoake reste convaincu que cette interdiction est légitime au vu de l’impact qu’ont les technologies de l’information sur le comportement des mineurs. M. Koki ajoute également que cet arrêté offre l’occasion aux familles de s’extraire de leur bulle numérique et de se retrouver — les jeunes générations étant trop souvent pointées du doigt face au comportement des plus âgées, qui ne sont pas forcément plus exemplaires. 

 

Selon le quotidien japonais Nihon Keizai Shimbun, l’État s’intéresse de près à la question, celle-ci pouvant expliquer une baisse globale des résultats des tests d’acquis scolaires effectués au sein de l’archipel ces dernières années. Le ministère de l’Éducation pointe également l’utilisation excessive des smartphones comme une cause possible de déscolarisation.

Cette mouvance contre le numérique expliquerait ainsi l’adoption de cet arrêté inédit sur la question. Celle-ci demeure néanmoins délicate et s’illustre par l’absence de sanctions contre une mauvaise hygiène numérique. Serait-ce par peur d’atteindre de façon disproportionnée le droit à la vie privée ? L’utilisation des smartphones est-elle réellement la source du problème ? La régulation ne devrait-elle pas plutôt viser les contenus numériques ?

Dans l’archipel, les experts s’inquiètent, à l’image de la professeure et journaliste spécialisée en technologies de l’information Akiko Takahashi, qui a notamment écrit sur l’addiction aux réseaux sociaux.

Fait surprenant : la France a déjà instauré une telle démarche en 2024. Dans la couronne parisienne, le village de Seine-Port a organisé un référendum municipal interdisant, de façon pure et simple, l’utilisation du smartphone dans ses rues. Adopté par 54 % des votants, l’arrêté a été approuvé. Il convient toutefois de noter que moins de 20 % des habitants ont participé au scrutin. Cette initiative n’a également aucune portée juridique.

Le maire de la commune, Vincent Paul-Petit, a par ailleurs essuyé de nombreuses critiques jugeant la mesure liberticide et inutile : des interrogations également soulevées au Japon, et qui semblent donc récurrentes dès qu’il s’agit de réguler le numérique. 

Une question subsiste alors toujours : doit-on forcément passer par l’interdiction pour mieux vivre avec le numérique ? 

Les mesures évoquées ne sauraient répondre à une question aussi complexe, mais apparaissent tout de même comme les témoins d’une lutte progressive contre l’hyperconnexion.

 

Sources:

 

Lana PHUONG

 

 

 

La protection des photos culinaires, c’est tout un plat !

 

Le 31 octobre 2025, la Cour d’appel de Paris a maintenu sa jurisprudence constante quant aux limitations du droit de la propriété intellectuelle. Oui, ce droit protecteur à des limites et l’affaire récente des photographies culinaires ne vient que confirmer la relativité de cette protection. La jurisprudence à déjà protégé des logiciels, des designs, des concepts… Mais qu’en est-il des photos culinaires ? 

 

Dans cette affaire, la société Sucré Salé, éditrice du site “Photocuisine”, et à l’origine d’une banque de photographies culinaires qu’elle commercialise, s’est insurgée contre une commune. Elle l’accuse d’avoir utilisé la photo “Orange givrée”. La Société poursuit la commune pour contrefaçon, parasitisme et atteinte au droit de propriété. 

 

Ce qui est amusant, c’est que ce n’est pas la première fois que cette entreprise “tente” d’obtenir réparation et notamment sur le fondement du droit de la propriété intellectuelle. Dans une affaire du 31 mars 2025, la société assignait un pécheur pour les mêmes accusations. Si en mars, il était question de poisson, aujourd’hui, il est question d’Orange, et pourtant le tribunal de Rennes et la Cour d’appel de Paris ont rendu une décision similaire. Les deux Cours s’entendent pour rejeter la demande de Sucré Salé. Il n’y a pas de protection des photographies culinaires par le droit d’auteur. Alors pourquoi ? La photographie est pourtant sujette à protection, mais pas ici et par deux fois. 

 

L’élément qui fait tout basculer, n’est autre que celui qui est au cœur de la protection l’originalité. Bien que la société essaye sans manque de conviction de démontrer que la “mise en scène lumineuse évoquant un jour ensoleillé”, et le “cadrage en légère plongée” ou encore le “flou artistique d’arrière-plan”, soit la preuve irréfutable d’une originalité qu’il faudrait protéger, la Cour s’y refuse. La cour va considérer que les effets de lumière et le cadrage relèvent de procédés techniques standard et qu’ aucune intention esthétique originale ni choix personnel déterminant n’est démontré. C’est également ce qui avait fait défaut dans l’affaire de mars. 

 

Ce concept d’originalité est réellement au cœur de l’enjeu de la protection et pourtant sa définition n’est établie que de manière prétorienne laissant alors aux juges une marge de manœuvre importante. L’on comprend donc que pour établir l’originalité, c’est l’analyse minutieuse de chaque œuvre, au cas par cas. Si pour l’instant la photographie culinaire n’a pas connu de protection, ce n’est que partie remise, il “suffit” que cette dernière dégage “l’expression d’une démarche libre et créative portant l’empreinte de la personnalité de l’auteur”.

 

Alors si vous êtes un photographe amateur de vos repas les plus beaux et bons, n’hésitez pas à faire preuve de créativité, on ne sait jamais, éclatez vous ! 

 

Sources:


Clémence ROUSTIT

 

 

 

Dispute judiciaire autour de bronzes d’Aristide Maillol:

 

Le 15 octobre 2025, une décision notable a été rendue concernant la reconnaissance du caractère original de bronzes provenant des œuvres du célèbre sculpteur du XIX siècle, Aristide Maillol. Un collectionneur, possédant plusieurs bronzes réalisés à partir des œuvres de Maillol, avait engagé une action contre le musée Maillol, espérant obtenir la reconnaissance du caractère original de ses sculptures. Le musée Maillol, de son côté, estimait que ces œuvres n’étaient pas des originaux et soutenait que la demande du collectionneur portait atteinte au droit moral de l’artiste.

La Cour d’appel a donné raison au musée, motivant une tentative de pourvoi en cassation par le collectionneur. Cependant, la Cour de cassation a confirmé la position de la Cour d’appel en rappelant un principe fondamental du droit d’auteur : seuls les bronzes directement tirés d’un modèle façonné de la main de l’artiste peuvent être considérés comme des œuvres originales. En effet, c’est la main et l’empreinte personnelle de l’artiste qui confèrent à une œuvre son originalité.

Dans le cas présent, les bronzes en question avaient été réalisés à la demande des héritiers de Maillol, sur la base d’empreintes issues de ses œuvres achevées. Dès lors, la Cour en conclut que ces bronzes litigieux ne peuvent pas être qualifiés d’œuvres originales, puisqu’ils ne sont pas directement tirés d’un modèle original conçu et façonné par Aristide Maillol lui-même. La Cour de cassation a donc rejeté le pourvoi du collectionneur, confirmant que le droit moral de l’artiste prime dans la définition de l’originalité d’une œuvre sculptée.

 

Sources: 

 

Guilaine LIKILLIMBA

BRÈVES DU 3 AU 10 NOVEMBRE 2025

Bonsoir à toutes et tous !

Les brèves du 3 au 10 novembre 2025 sont disponibles.

Cette semaine :

🧴Quand les crèmes bienveillantes se livrent bataille en justice : la Cour d’appel de Paris tranche sur la concurrence déloyale entre deux marques aux packagings (trop ?) similaires.

📱Le parquet de Paris ouvre une enquête sur les enregistrements secrets de l’assistant vocal d’Apple entre vie privée et technologie intrusive.

🎨 La publication de la correspondance érotique du peintre ravive le débat entre respect de la volonté de l’auteur et liberté éditoriale.

🎸 Le célèbre rockeur poursuivi par la marque de luxe pour usage illicite du nom « Chrome Hearts »  la frontière entre art et commerce s’efface.

📚 La justice ordonne la fermeture du site illégal de mangas traduits une décision clé sur la responsabilité des fournisseurs d’accès et la lutte contre le piratage.

Bonne lecture,

Le Collectif!

La Rosée vs Caudalie: la guerre de sticks solaires:

 

En entrant dans une parapharmacie, qui pourrait se douter des rivalités entre les différentes marques de cosmétologie, pourtant promotrices de bienveillance, d’amour de soi et des autres.

Le litige entre la Rosée et Caudalie tranche avec leurs promotions florales et pastel respectives. Derrière les packagings se livrent des guerres pour protéger l’identité des marques, et éviter toute confusion chez le consommateur.

 

             En l’espèce, deux sticks solaires pour le visage, aux couleurs jaunes, protecteurs contre les UV de type A, comportant des inscriptions sensiblement similaires.

La Rosée accusait Caudalie d’actes de concurrence déloyale et de parasitisme. La Rosée a dans un premier temps soumis au président du tribunal de commerce de Paris deux requêtes au visa des dispositions de l’article 145 CPC, aux fins de mesure in futurum, c’est-à-dire de récolte de preuves sans jugement judiciaire préalable. Ces deux requêtes ont été acceptées par ordonnance.

Très rapidement, Caudalie a fait assigner son opposant devant ledit tribunal aux fins de voir rétracter les ordonnances, et de maintenir sous séquestre les éléments saisis.

 

             Après une assignation par La Rosée de sa concurrente, une première décision est rendue par le juge des référés. Ce dernier a débouté La Rosée de ses demandes, a rétracté les ordonnances litigieuses, ordonné la destruction des documents saisis et placés sous séquestre, et condamné la société au paiement de divers frais. Loin de s’avouer vaincue, La Rosée interjette appel.

 

             Le 16 octobre 2025, la Cour d’appel de Paris rappelle tout d’abord que les mesures d’instruction in futurum ne peuvent être ordonnées qu’en présence d’un motif légitime, et d’une certaine nécessité. En l’espèce, La Rosée n’a pas démontré que les preuves étaient susceptibles d’être rendues inaccessibles. La Cour confirme donc la rétractation des ordonnances de saisie in futurum.

 

             Concernant le cœur du sujet, la concurrence déloyale et le parasitisme, la Cour n’a pas été clémente avec la demanderesse. En bref, toutes ses demandes sont rejetées.

Est énoncé que le format de stick solaire étant très répandu sur le marché, et ne constituant au passage pas une innovation de La Rosée, cet argument ne pouvait être avancé.

La Cour est également sensible aux similitudes entre les deux produits, et il est vrai que pour un consommateur « oui, les produits se ressemblent », mais l’action en concurrence déloyale n’est pour autant infondée. En effet les marques sont clairement distinguables, et les deux produits reprennent des codes classiques du secteur. De plus, aucune preuve n’est rapportée quant à des confusions chez les consommateurs, souvent habitués à leurs marques favorites. Enfin, les campagnes publicitaires, certes similaires sur le fond, reprennent toutes deux des codes graphiques et conceptuels propres aux publicités sur des protections solaires.

Dernièrement sur le parasitisme, la Cour rejette également ce fondement en ce que La Rosée ne démontre pas une éventuelle perte de parts de marché.

 

             Ainsi, la Cour d’appel donne raison au juge des référés, et déboute à nouveau la demanderesse, de toutes ses demandes d’interdiction de commercialisation, de rappel de produits, et de dommages-intérêts.

 

Finalement, que tirer de cette décision rendue en référé ? La Cour rappelle que la concurrence, aussi agressive dans les similitudes que possible, demeure licite. Aucune preuve n’a été rapportée sur l’intention de Caudalie de se placer dans le sillage de sa concurrente directe et de tirer profit de son stick solaire.

La procédure de référé ne doit pas devenir un instrument au service des sociétés à user contre ses concurrents, mais doit demeurer un outil légal encadré, pour prévenir la disparition de preuves.

L’absence de preuves satisfaisantes, outre le rappel de codes publicitaires et de marketing connus de toutes personnes raisonnablement informées sur le sujet, ne justifie pas la prise d’actes en référé.

 La Rosée n’a ainsi pas réussi à convaincre les juges que Caudalie copiait son stick solaire.

 

Source:

https://www.courdecassation.fr/decision/68f1d26ee5a8ebce71548402

Romain TRINQUIER

Une enquête ouverte contre Apple en France : des conversations enregistrées par l’assistant vocal Siri

 

L’assistant vocal d’Apple, Siri, est accusé d’avoir enregistré à l’insu des utilisateurs des conversations contenant parfois des données dites sensibles. Le 6 octobre dernier, une enquête a été ouverte auprès du parquet de Paris. Ce dernier déclare avoir confié les investigations à l’Office anti-cybercriminalité (OFAC) au sein de la police judiciaire

 

En février 2025, une plainte de la Ligue des droits de l’homme (LDH), faisant suite à un signalement auprès du procureur de la République, soulève la question de la collecte massive par l’assistant vocal Siri d’un nombre inestimable de conversations d’utilisateurs, incluant sans nul doute des informations personnelles.

A l’origine de ce signalement, des informations transmises par le lanceur d’alerte français Thomas Le Bonniec. Cet ancien employé d’une entreprise sous-traitante d’Apple, œuvrant depuis l’Irlande, était chargé dans le cadre de ses missions de traiter les milliers d’extraits audios réceptionnés par la pomme, et ce dans le but d’analyser et d’améliorer la manière dont l’assistant vocal répond aux utilisateurs. Il remarque alors le nombre d’enregistrements déclenchés par erreur, lesquels contiennent des informations personnelles au sujet des utilisateurs.

 

La question des données sensibles

Thomas le Bonniec confie au Monde que « plus généralement, ces fichiers contiennent énormément de données très personnelles : des personnes évoquent leur maladie, leurs opinions politiques, leur appartenance syndicale, leur sexualité… »

Les signalements auprès d’autorités de protection des données en France (CNIL) et en Irlande ayant été classé sans suite en 2022, c’est désormais la justice française qui prend le relai

L’ex-employé s’interroge également sur l’avenir de ces données : nombre total d’enregistrements depuis la création de l’assistant vocal en 2010, nombre de personnes affectées, stockage de ces données…

 

La réponse de la pomme

Comme défense, l’entreprise californienne a publié un article en janvier 2025 dans lequel elle nie collecter de tels enregistrements, à moins que l’utilisateur ne l’accepte spécifiquement, et ce dans l’unique but d’améliorer ses services. Elle rappelle sans cesse que ces données ne servent en aucun cas des fins marketing ou publicitaires et ne sont jamais vendues à des tiers. 

Malgré ces négations, Apple a accepté un accord en décembre dernier qui prévoit le versement d’une somme de 95 millions de dollars à des utilisateurs lui reprochant ses enregistrements incognito. Un compromis généreux qui laisse perplexe quant à l’usage réel de ces données. 

 

Sources

https://www.usine-digitale.fr/article/une-enquete-ouverte-contre-apple-en-france-concernant-des-enregistrements-sensibles-via-siri.N2238937

https://www.lemonde.fr/pixels/article/2025/10/06/conversations-enregistrees-par-siri-une-enquete-ouverte-en-france-contre-apple_6644824_4408996.html#:~:text=Une%20enquête%20a%20été%20ouverte,confirmant%20une%20information%20de%20Politico.

https://www.politico.eu/article/le-parquet-de-paris-ouvre-une-enquete-sur-siri-lassistant-vocal-dapple/


Sara CHARLANNES

Du lit de Gustave Courbet aux méandres du droit de la propriété littéraire et artistique

 

Le 21 octobre 2025, le Prix Sévigné est remis à Correspondance avec Mathilde, de Gustave Courbet, cet ouvrage publié par les éditions Gallimard sont des échanges audacieux, charnels et parfois même érotiques entre le peintre et une aventurière audacieuse et intrigante. Ancêtre grisant de nos sextos modernes, ce livre donne une nouvelle dimension au peintre, mais surtout, il interroge ; comment pendant 150 ans une telle correspondance a-t-elle pu échapper aux maisons d’édition ? À cette question, la réponse est simple, ces lettres ont été minutieusement dissimulées de génération en génération, car, tout simplement, cela était la volonté de l’auteur. 

 

Alors pourquoi maintenant, que faisons-nous du pouvoir de l’auteur sur ces écrits, même 150 ans après ? Est-ce pour la beauté de la littérature ? Ou est ce le Voici coquin publié pour exciter l’intellectuel parisien ?  

Au-delà des considérations morales d’une telle intrusion dans le lit du peintre et de son amante, avait-on le droit de publier ces lettres ? Était-ce légal ? 

 

Gustave Courbet, peintre éminent du 19e siècle, a bousculé les frontières de la peinture, guidé les réalistes et bouleversé les romantiques. On le connaît pour son célèbre portrait Le Désespéré s’arrachant les cheveux, le regard fou, mais surtout célèbre pour L’origine du monde, un tableau plein d’audace et d’un réalisme cru. A sa mort, les fameuses correspondances à Mathilde sont remises à la bibliothèque de Besançon avec une note manuscrite interdisant toute publication ou divulgation. 

 

Tout d’abord, il faut bien distinguer le droit d’exploiter une œuvre, qui s’éteint aujourd’hui 70 ans après la mort de l’auteur, du droit moral de divulgation qui est quant à lui « perpétuel, inaliénable et imprescriptible”. Il est transmissible aux héritiers de l’auteur. L’article L 121 – 3 du code de la propriété intellectuelle rappelle que « l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre… Après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur… ». 

 

Ces lettres, relèvent-elles de l’œuvre ou de l’intime ? Le précédent juridique René Char a établi que la correspondance d’un auteur n’appartient pas forcément à son œuvre et peut relever de la vie privée. Par analogie, les lettres de Courbet, peintre et non écrivain, devraient être considérées comme intimes.

La ville de Besançon, légataire et exécuteur testamentaire, aurait donc dû respecter la volonté de l’artiste de ne pas les publier.

Certes, lorsque la volonté de l’auteur n’est pas clairement exprimée, les tribunaux peuvent autoriser une divulgation au nom de l’intérêt public et scientifique, notamment pour la recherche. Mais la publication actuelle dépasse ce cadre : elle expose au grand public les aspects les plus personnels et érotiques du peintre.

Dès lors, se pose la question morale et juridique d’une telle révélation après plus d’un siècle de silence. Si préserver la trace culturelle des artistes est légitime, leur intimité et leur volonté doivent aussi être protégées. Oui, Gustave Courbet est mort et enterré, mais cela ne donne pas tous les droits, et nous nous devons de rechercher l’équilibre entre ces différents devoirs que l’art et la renommés apportent, pour les artistes passés et futurs. Prenons garde à la confusion entre l’intérêt littéraire et la curiosité malsaine. 

 

Sources:

https://www.actu-juridique.fr/affaires/propriete-intellectuelle/lettres-erotiques-de-courbet-et-le-respect-de-la-volonte-de-lauteur/

https://actualitte.com/article/127102/prix-litteraires/la-correspondance-de-gustave-courbet-et-mathilde-de-svazzema-primee

https://www.gallimard.fr/catalogue/correspondance-avec-mathilde/9782073096890

Clémence ROUSTIT

Chrome Hearts attaque Neil Young : Quand la musique croise la mode en justice

L’automne 2025 voit s’affronter deux univers emblématiques. D’un côté le rock de Neil Young, légende canadienne. De l’autre côté, la griffe de luxe américaine Chrome Hearts. Un bras de fer juridique dont l’enjeu porte sur le nom d’un groupe, mais fait aussi émerger les questions de propriété intellectuelle entre arts et commerce.

 

 

 

 

Ce conflit a débuté en 2023 lorsque Neil Young s’entoure d’un nouveau groupe et se font baptiser “Neil Young and the Chrome Hearts”, on peut dès lors  voir le problème émerger. De ce groupe, s’accompagne, en printemps 2025, la sortie d’un album intitulé ”Talkin to the Trees”, ainsi qu’une tournée à travers l’Amérique du nord. 

Cependant, parallèlement à cette tournée, la marque Chrome Hearts réagit. Cette marque à vue le jour à la fin des années 80 et est connue pour ses collaborations avec des artistes tel que Rolling Stone ou Drake. Ses créations sont prisées par les stars et les fans de streetwear en raison du style rock voire gothique de la marque.

 

Chrome Hearts estime que l’utilisation de son nom par Neil Young et ses musiciens constitue une usurpation flagrante de marque déposée. La maison déplore la confusion créée auprès du public, d’autant que le groupe distribue lui aussi des produits dérivés sous le nom Chrome Hearts, brouillant la frontière entre la musique et la mode. En juillet 2025, Chrome Hearts envoie une lettre de mise en demeure à Neil Young, lui demandant de changer de nom. Le groupe ne s’exécute pas. La marque dépose alors une plainte devant le tribunal fédéral de Los Angeles le 11 septembre 2025, réclamant l’interdiction d’utilisation du nom, des compensations financières et la destruction de tout produit du groupe utilisant l’appellation Chrome Hearts.

 

Ce procès soulève la problématique de la propriété intellectuelle à l’ère des collaborations artistiques et du “brand crossover”. Il s’agit d’une pratique consistant à ce qu’une marque effectue une collaboration avec une personnalité publique dans le but de commercialiser des produits. Par exemple, la collaboration entre la marque de sport Nike et du joueur de basket Michael Jordan a généré en 2024 plus de 6,3 milliards d’euros. Le but de ce mécanisme est de fusionner la réputation d’une marque et l’influence d’une personnalité publique afin d’en faire générer des gains. 

Chrome Hearts qui est habituée à fusionner son image avec celle de musiciens, voit dans le groupe de Neil Young une menace à sa réputation et une concurrence déloyale, susceptible de diluer sa marque et tromper ses clients. Les avocats du groupe de Neil Young, de leur côté, mettent en avant l’absence de collaboration commerciale avec Chrome Hearts et le droit d’expression artistique, arguant qu’aucune confusion réelle n’est prouvée chez le public. 

 

À ce jour, il n’y a pas encore eu de décision par le tribunal  fédéral de Los Angeles. Depuis le dépôt de plainte, ni les représentants de Neil Young ni ceux de Chrome Hearts n’ont fait de commentaires publics sur une éventuelle réponse judiciaire ou une évolution du procès. 

 

Sources: 

https://www.rollingstone.fr/neil-young-et-les-chrome-hearts-poursuivis-en-justice-par-une-marque-de-luxe/

https://www.zonebourse.com/actualite-bourse/neil-young-poursuivi-en-justice-pour-l-utilisation-du-nom-du-groupe-chrome-hearts–ce7d59d3da8bf42c


Guilaine LIKILLIMBA

Quand vient la fin de l’été, le scan nous quitte-t-il pour toujours ?

Tel un coup de tonnerre en plein été, revenons sur le blocage prononcé par le Tribunal judiciaire de Paris à l’encontre de la plateforme Japanscan et de ses sous-domaines, le 23 juillet 2025. 

Dans le cadre d’un calendrier resserré, le Tribunal judiciaire a fait droit à la demande du Syndicat national de l’édition (SNE), dirigée contre les principaux fournisseurs d’accès à internet français, dont Bouygues Télécom, Free, SFR, SFR Fibre et Orange. Cette décision intervient à la suite de la mise en ligne de Japanscan, une plateforme regroupant illégalement un large panel de mangas et de comics traduits en français. 

Ce bannissement temporaire condamne ainsi l’accès, pour 690 000 visiteurs uniques mensuels, à près de 13 000 mangas, BD, manhwas et comics disponibles gratuitement. 

En outre, cette décision rappelle également la lettre de la directive 2001/29/CE, relative à l’harmonisation des droits d’auteurs et des droits voisins, ainsi que de la directive 2000/31/CE, portant sur la responsabilité des intermédiaires en ligne. Quand vient la fin de l’été, le scan nous quitte-t-il pour toujours ?

Malgré son grand succès, et une privation conséquente pour les nombreux lecteurs de la plateforme, le SNE a promptement assigné les opérateurs susvisés devant le tribunal. Le motif est simple mais légitime : la cessation de l’atteinte aux droits d’auteurs, attachée aux œuvres hébergées illégalement.

Soumis à de brefs délais, les juges de première instance ont fait droit à la demande du syndicat. En leur qualité d’intermédiaires, le tribunal a également exigé aux fournisseurs d’accès à internet français la prise de toutes les mesures propres pour limiter l’accès au site Japscan.

Dans un syllogisme nécessaire pour répondre à ce contentieux pluridisciplinaire, le tribunal a d’abord rappelé la faculté d’agir des syndicats professionnels afin de défendre les intérêts collectifs d’une profession. Cette introduction s’est faite au visa des articles L.2132-3 du Code du travail et L.331-1 et L.336-2 du Code de la propriété intellectuelle.

C’est après avoir retenu la caractérisation d’une atteinte aux droits d’auteurs que les juges ont également relevé l’absence des mentions légales imposées par le législateur, sur le site litigieux. L’obligation d’inclure de telles mentions légales est notamment visée par la LCEN : loi pour la confiance dans l’économie numérique de 2004. Issue de la directive 2000/31/CE du 8 juin 2000 sur le commerce électronique et de la directive du 12 juillet 2022 sur la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques, une telle exigence marque un fort désir de régulation des communications électroniques au sein du marché intérieur. À cette fin, la présente décision du Tribunal Judiciaire de Paris semble présenter une solution pour le scan. 

Faute de mentions légales et donc d’identification, la poursuite par le SNE s’est alors trouvée ralentie. Cette lacune révèlerait aussi, selon le tribunal, la connaissance des intermédiaires de l’illicéité de Japscan.

Le tribunal termine alors par la clarification du rôle des intermédiaires, au regard des atteintes aux droits d’auteurs sur internet. L’article L.336-2 du Code de la propriété intellectuelle dispose notamment que les ayants-droits peuvent obtenir des mesures contre lesdits intermédiaires, pour atteinte aux droits d’auteurs.

Cette clarification est néanmoins nuancée : l’articulation entre les différentes normes européennes étant nécessaire, le tribunal ne saurait admettre un blocage général, systématique et permanent de Japanscan. A fortiori, un blocage aussi ferme reviendrait à porter atteinte à la liberté d’entreprendre des fournisseurs d’accès à internet. Inévitable est donc la mise en balance entre la régulation du commerce électronique et la responsabilité des intermédiaires en lignes, une thématique nouvelle consacrée par une jurisprudence européenne abondante (CJUE n°C-324/09 l’Oréal SA 12 juillet 2011, CJUE, n° C-236/08, Google France SARL ET Google contre Louis Vuitton Malletier SA 23 mars 2010).

Le tribunal ordonne ainsi un blocage de 18 mois contre la plateforme Japscan. Les intermédiaires eux, devaient mettre en œuvre ledit blocage dans un délai de 15 jours, aux moyens techniques de leur choix. Le SNE, gagnant de cette affaire, devait être tenu des mesures prises dans les meilleurs délais.


Lana PHUONG

LA DANSE, ENTRE ŒUVRE ET INTERPRETATION : UNE LECTURE JURIDIQUE

 

La danse, expression artistique vivante, aux multiples techniques et aux contours aussi divers que les possibilités pouvant être explorées, est un objet de droit singulier. En effet, cette discipline artistique occupe une place particulière au sein de la propriété intellectuelle, et plus précisément du droit de la propriété littéraire et artistique : la danse se situe à l’intersection même du droit d’auteur et des droits voisins, offrant une protection juridique aux chorégraphes et aux danseurs.

Dès lors, l’encadrement juridique nécessaire de cette discipline artistique est confronté au dessein même de cette dernière : permettre à l’artiste de dépasser des codes prédéfinis et se livrer à un art exprimé par le corps et ses émotions.

 

Partie I. La protection des œuvres chorégraphiques

 

Chapitre 1. Une assise juridique progressive

Comme assise même de l’encadrement de cet art, la reconnaissance juridique des œuvres chorégraphiques a connu une évolution significative, tant en France qu’à l’étranger. Cette progression témoigne de la prise de conscience progressive de la valeur artistique et intellectuelle de la danse, ainsi que de la nécessité de protéger les droits des créateurs dans ce domaine.

Toutefois, cela a été long et résulte d’un processus stratifié, aux inspirations multiples. En effet, les œuvres chorégraphiques ont longtemps été uniquement protégées par les coutumes et usages développés au sein même du milieu de la danse.

Par ailleurs, actuellement, la doctrine n’est toujours pas unanime sur cet encadrement. Chloé Bordon[1], au sein d’une analyse de droit comparé sur la protection juridique de la chorégraphie, estime à ce titre que « la protection intellectuelle désormais offerte aux œuvres chorégraphiques n’est compatible avec ni la nature ni l’essence de la chorégraphie dans aucun des deux systèmes juridiques ».

 

Section 1. L’évolution de l’encadrement juridique français

Avant 1957, la législation française ne prévoyait pas de manière explicite la protection des œuvres chorégraphiques. Bien que la loi du 11 mars 1957[2], qui marquait une avancée significative dans le domaine du droit d’auteur, ait permis de nombreux progrès, elle n’a pas reconnu formellement les chorégraphies parmi les créations protégées. Dès lors, cette absence de mention spécifique a plongé les chorégraphes dans une situation juridique incertaine, les contraignant à se reposer principalement sur la jurisprudence et leurs usages propres pour défendre leurs œuvres.

A ce titre, une décision du Tribunal civil de la Seine du 11 juillet 1862[3] illustre un fondement utile. Cette affaire opposait les célèbres chorégraphes Jules Perrot et Marius Petipa. Petipa était accusé d’avoir reproduit un pas de danse créé par Perrot, intitulé « Cosmopolitina ». Ainsi, le tribunal a reconnu que ce pas, qui mêlait plusieurs styles de danse, possédait une originalité suffisante pour être considéré comme une composition artistique distincte. En conséquence, Petipa a été condamné pour contrefaçon, marquant un tournant dans la reconnaissance de la chorégraphie comme une forme créative méritant une protection propre[4].

En parallèle, une protection légale pour le chorégraphe est soulevée dans la doctrine et la jurisprudence, sous l’assise d’une loi de 1791 relative aux spectacles[5].

Ce n’est alors qu’en 1985 que les œuvres chorégraphiques ont bénéficié d’une reconnaissance législative explicite, au titre de la loi du 3 juillet 1985[6]. Ainsi, l’article L.112-2 du Code de la propriété intellectuelle[7] inclut désormais les œuvres chorégraphiques dans la liste des créations protégées, en énonçant que « sont considérés notamment comme œuvres de l’esprit […] les œuvres chorégraphiques, les numéros et tours de cirque, les pantomimes, dont la mise en œuvre est fixée par écrit ou autrement » [8]. Cette évolution législative résulte de débats parlementaires visant à moderniser et élargir la protection des créations artistiques.

Toutefois, un obstacle reste majeur : l’absence de définition de la chorégraphie. Encadrer cet art certes, mais comment l’encadrer efficacement et de façon pérenne en l’absence de toute délimitation ? La danse est un art large et mouvant : il ne faudrait négliger sa nature pour se satisfaire de sa législation. La protection de l’art semble ainsi suspendue à la stricte appréhension même de ce dernier.

 

Section 2. L’appréhension juridique à l’étranger

Aux Etats-Unis, une révision du Copyright Act, en 1909[9], a commencé l’encadrement de l’art chorégraphique. En effet, les « compositions dramatiques et dramatico-musical » ont été énoncé : les prémisses prudentes d’une législation. La danse a ainsi été appréhendée par le biais de son pan concret : un scénario. Il semble ainsi aisé de voir, en cette amorce délicate, la concrétisation de la complexité juridique d’encadrer l’art de la danse. Aujourd’hui, le Copyright Act protège les œuvres chorégraphiques, mais exige une fixation tangible de l’œuvre pour qu’elle soit éligible à la protection. Dans le même sens, cette exigence de fixation vise à fournir une preuve concrète de l’existence de l’œuvre, facilitant la protection juridique.

Au sein de l’Union européenne, la protection des œuvres chorégraphiques est encadrée par plusieurs directives visant à harmoniser le droit d’auteur entre les États membres. La directive 2001/29/CE du 22 mai 2001[10] sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information établit les bases de cette harmonisation. En effet, elle tend à adapter la législation sur le droit d’auteur aux évolutions technologiques et à garantir un niveau élevé de protection des œuvres, y compris les créations chorégraphiques. Plus récemment, la directive (UE) 2019/790 du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique a introduit des mesures supplémentaires pour renforcer la protection des créateurs à l’ère numérique.[11] Dès lors, les directives ont pour objectif d’établir un cadre juridique cohérent au sein de l’Union européenne, garantissant, notamment aux créateurs de chorégraphies, une reconnaissance et une protection adéquates de leurs droits d’auteur.

 

Chapitre 2. Les conditions de protection des œuvres chorégraphiques

Dès lors, la protection juridique des œuvres chorégraphiques en France est soumise à des conditions strictes, notamment en ce qui concerne l’originalité de l’œuvre et sa fixation.

 

Section 1. Une chorégraphie originale

Pour qu’une œuvre chorégraphique soit protégée par le droit d’auteur, en France, elle doit être originale, c’est-à-dire porter l’empreinte de la personnalité de son auteur.

Concrètement, l’originalité se manifeste par la combinaison unique des mouvements, l’expression artistique et la structure de la chorégraphie.  Ainsi, la jurisprudence française a précisé que l’originalité réside dans la manière dont ces éléments sont agencés et interprétés, reflétant ainsi la créativité individuelle du chorégraphe. A titre d’illustration, dans une décision du 8 novembre 2017[12], la Cour de cassation a souligné l’importance de l’originalité dans la protection des œuvres chorégraphiques. Dans cette affaire, le tribunal a reconnu qu’un spectacle de ballet est une œuvre de collaboration entre l’auteur du livret, le chorégraphe, le compositeur de la musique, le créateur des décors et des costumes, chacun apportant une contribution originale à l’ensemble. Cette reconnaissance de l’originalité est ainsi essentielle pour assurer la protection juridique des œuvres chorégraphiques et des droits de leurs créateurs.

 

Section 2. La fixation probatoire utile de l’œuvre

La fixation de l’œuvre chorégraphique est un sujet davantage complexe en raison de la nature éphémère de la danse.

En France, la seconde condition à la protection littéraire et artistique est la mise en forme : « L’œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur ». [13] Cela signifie que l’œuvre doit être extériorisée, formulée de façon précise. A la lueur de la philosophie du libre représentée par Richard Stallman[14], les idées ne sont pas protégeables. Tout le monde doit pouvoir se saisir des idées, puiser dans un fonds commun d’idées non appropriables.

La question de la fixation reste alors en suspens.  Ainsi, bien que la loi ne l’exige pas explicitement, la fixation de l’œuvre, par exemple par un enregistrement vidéo ou une notation chorégraphique, peut rester utile en ce qu’elle facilite la preuve de l’existence et de l’originalité de la chorégraphie en cas de litige. Cette pratique est courante pour protéger les droits des chorégraphes et assurer une documentation précise de leurs créations.

Ainsi, en pratique, pour satisfaire cette fixation probatoire, l’œuvre chorégraphique doit pouvoir être reproduite en se basant sur sa concrétisation formelle. Il doit donc être possible d’effectuer une représentation exacte et suffisamment précise de la chorégraphie en question.

Toutefois, cela engendre de réelles problématiques d’exécution. En cas d‘écrit, le déchiffrage technique peut s’avérer complexe, voire long et coûteux. Et en outre, dans le même sens, le recours à la vidéo tend à des obstacles plus subjectifs que représentent le degré de l’implication de l’émotion, de l’interprétation et de la précision.

 

Partie 2. La protection juridique du chorégraphe : l’artiste

 

Chapitre 1. Les droits moraux du chorégraphe

Le droit moral, composante essentielle du droit d’auteur, confère au chorégraphe un lien unique avec son œuvre, garantissant le respect de sa personnalité et de son intégrité artistique. Fondé sur l’article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle[15], ce droit est inaliénable, imprescriptible et perpétuel. L’auteur dispose ainsi du droit de divulgation, de retrait, de paternité et de respect. Les deux derniers aspects sont les plus questionnés en la matière.

 

Section 1. Le droit de paternité

Le droit de paternité permet au chorégraphe d’exiger que son nom soit associé à sa création lors de toute représentation ou reproduction. Cette prérogative assure la reconnaissance de la paternité de l’œuvre et protège l’auteur de toute appropriation indue. Dès lors, selon l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle[16], l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. Ainsi, toute représentation ou reproduction de la chorégraphie doit mentionner le nom du chorégraphe, sauf si ce dernier a consenti à l’anonymat ou à l’utilisation d’un pseudonyme.

La doctrine souligne l’importance du droit de paternité. Selon Chloé Bordon[17], la protection des droits moraux des chorégraphes est plutôt efficace « même aux États-Unis, en particulier le respect de l’œuvre et de la paternité de la chorégraphie ». Toutefois, elle ne manque pas de souligner un manque de protection évident. En effet, pendant longtemps, le droit moral des chorégraphes n’était protégé ni par le copyright, ni par les droits d’auteur. Toute l’importance des usages et coutumes a donc été utile. Parmi ces derniers, le « choreographic credit », toujours d’actualité, consiste, à juste titre, à citer le chorégraphe ayant créé la chorégraphie originale.

Les usages et coutume se dressent ainsi comme égide d’une protection « efficace » du droit moral des chorégraphes, à l’instar d’un droit textuel davantage mis en place pour les droits patrimoniaux.

 

Section 2. Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre

Le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre interdit toute modification, déformation ou altération de la chorégraphie sans le consentement de son auteur. Toute adaptation non autorisée constitue une violation de ce droit moral. A ce titre, l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle dispose que l’auteur a le droit au respect de l’intégrité de son œuvre. En ce sens, selon un article publié sur le site du Ministère de l’Économie des finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, « le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre interdit toute modification de l’œuvre telle que réalisée par l’auteur« [18].

A titre d’illustration, dans une affaire jugée par le Tribunal de commerce de Paris[19] opposant une chorégraphe à une société, le Tribunal a reconnu une atteinte au droit moral de paternité de l’artiste sur une œuvre scénique dérivée du ballet Giselle, considérant que sa contribution chorégraphique et scénique avait été exploitée sans mention de son nom ni autorisation, illustrant ainsi la portée du droit de paternité même dans le cadre d’œuvres collectives ou composites.

Toutefois, les usages n’ont pas fini de laisser leurs empreintes ! En effet, en France, le recours à des contrats de représentation est fréquent. A ce titre, selon l’article L.132-18 du Code de la propriété intellectuelle[20], « le contrat de représentation est celui par lequel l’auteur d’une œuvre de l’esprit et ses ayants droit autorisent une personne physique ou morale à représenter ladite œuvre à des conditions qu’ils déterminent ».

 

Chapitre 2. Les droits patrimoniaux du chorégraphe

Les droits patrimoniaux confèrent au chorégraphe la possibilité d’exploiter économiquement leurs créations. Ainsi, à travers l’art chorégraphique, le droit de reproduction et de représentation trouve une résonance particulière.

 

Section 1. Le droit de reproduction

Le droit de reproduction permet aux chorégraphes d’autoriser ou d’interdire la fixation de leurs chorégraphies sur divers supports. En effet, selon l’article L. 122-3 du Code de la propriété intellectuelle[21], « la reproduction consiste dans la fixation matérielle de l’œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d’une manière indirecte ». Ainsi, toute reproduction de l’œuvre nécessite l’accord préalable de l’auteur, souvent formalisé par des contrats de cession de droits précisant les modalités de rémunération.

A ce titre, la jurisprudence a confirmé cette exigence. Par exemple, dans une décision du Tribunal de grande instance de Paris en date du 13 mai 2016[22], les juges ont reconnu le droit de reproduction d’un chorégraphe sur neuf chorégraphies, bien qu’étant composées de mouvements simples et communs : « chaque chorégraphie résulte de choix d’une combinaison de ces gestes et d’un rythme propre en harmonie avec la musique sélectionnée pour les accompagner, qui est également à l’origine de l’inspiration de la chorégraphe« . Cette décision, confirmée en appel le 13 mars 2018[23], illustre ainsi l’importance de l’autorisation préalable de l’auteur pour toute reproduction de l’œuvre.

 

Section 2. Le droit de représentation

Le droit de représentation, au titre de l’article L. 122-2 du Code de la propriété intellectuelle[24], constitue «  la communication de l’œuvre au public par un procédé quelconque« . Ainsi, le chorégraphe doit autoriser toute performance de son œuvre, que ce soit lors de spectacles, de diffusions télévisées ou sur des plateformes en ligne.

En pratique, la gestion de ces droits est souvent confiée à des sociétés d’auteurs qui veillent à la collecte des redevances et à la protection des intérêts des créateurs. En France, la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) joue un rôle clé dans la gestion des droits des chorégraphes. Elle assure la perception et la répartition des droits de représentation, garantissant ainsi une rémunération équitable aux auteurs.

 

Partie 3. La protection juridique du danseur : artiste interprète

 

Section 1. Des droits voisins utiles mais limités

Le régime des droits voisins confère aux danseurs, en tant qu’artistes-interprètes, certains droits patrimoniaux et moraux. Ainsi, l’article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle[25] leur reconnaît un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la fixation, la reproduction et la communication au public de leur prestation. Ce droit, en sa lettre, paraît donc protecteur. Il permet notamment aux danseurs de s’opposer à certaines exploitations commerciales non autorisées de leurs performances, en particulier dans les productions audiovisuelles, les diffusions en streaming ou les captations scéniques.

Cependant, cette protection se révèle bien souvent théorique. D’une part, dans la pratique professionnelle, les danseurs sont fréquemment tenus de céder leurs droits dès la signature de leur contrat de travail ou de production, sans véritable marge de négociation. D’autre part, la brièveté des durées de protection (50 ans à compter de l’interprétation), selon l’article L. 211-4 du Code de propriété intellectuelle[26],  contraste avec la reconnaissance plus large accordée aux œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur. L’interprétation dansée, bien que vivante et expressive, semble donc ici réduite à une prestation plus éphémère, presque consumable, là où elle constitue souvent une création pleinement investie et incarnée.

D’autant plus que la notion même d’interprétation peut être fluctuante en danse. Une variation chorégraphique laissée à l’improvisation, une expression corporelle ajoutée par un danseur à une structure préexistante, une gestuelle habitée de sens : tout cela échappe parfois à une stricte catégorisation juridique. On touche ici à une tension inhérente au droit de la propriété intellectuelle : celle qui oppose la rigueur de ses définitions à la fluidité de la création vivante.

 

Section 2. La difficile articulation entre droits des auteurs et droits des interprètes

Les relations juridiques entre chorégraphes (auteurs) et danseurs (interprètes) sont ainsi marquées par un équilibre fragile, souvent déséquilibré au détriment de ces derniers. Concrètement, souvent, les danseurs ne peuvent pas revendiquer une copaternité de l’œuvre, même lorsque leur apport créatif est substantiel, par exemple dans les compagnies contemporaines qui travaillent en improvisation dirigée ou en cocréations.

Pourtant, certains auteurs[27], ont plaidé pour une reconnaissance plus équitable : « Lorsque l’interprétation dépasse la simple exécution pour devenir transformation créative, le droit devrait s’ouvrir à une forme de co-auteurialité. ». Cette position reste cependant minoritaire dans la jurisprudence française, qui s’attache à une conception stricte de l’œuvre originale et à l’identification précise d’un auteur déterminé.

De plus, les obligations contractuelles imposées aux danseurs les placent souvent dans une position de dépendance économique et artistique. Ainsi, l’artiste-interprète serait le premier exposé et le dernier reconnu. Un cas emblématique est celui de Martha Graham[28]. La justice américaine a statué que certaines des œuvres de Martha Graham ne lui appartenaient pas, mais à l’institution pour laquelle elle travaillait.  La Cour applique le « instance and expense test », différenciant si l’œuvre a été créée à l’initiative de l’employeur (instance) et grâce aux ressources mise à disposition de l’artiste par l’employeur (expense). Cette décision, fondée sur la doctrine du « work-for-hire » a soulevé une problématique fondamentale : peut-on déposséder un artiste de ses propres créations lorsqu’il les réalise dans un cadre institutionnel ? Aujourd’hui, la réponse juridique reste incertaine et varie selon les juridictions.

Face à ces constats, des initiatives émergent pour tenter de revaloriser la place des interprètes dans l’économie des spectacles vivants. Certaines compagnies proposent des contrats plus équitables, reconnaissant l’apport créatif des danseurs et leur garantissant un droit de regard sur la captation et la diffusion des spectacles.

 

Partie 4. Les défis

 

Section 1. Diffusion en ligne des performances

Avec la popularité croissante des plateformes de streaming et des réseaux sociaux, les chorégraphies sont massivement diffusées en ligne. Cette accessibilité accrue facilite la promotion des artistes, mais complique également le contrôle de l’utilisation et de la monétisation de leurs œuvres. Les cas de violations des droits d’auteur sur ces plateformes se multiplient, notamment par le partage non autorisé de vidéos de performances ou l’utilisation de chorégraphies dans des contenus commerciaux sans consentement. Les chorégraphes doivent donc être vigilants et envisager des stratégies de protection, telles que l’enregistrement de leurs œuvres et la surveillance proactive des plateformes en ligne.

 

Section 2. Intelligence artificielle et création chorégraphique

L’émergence de l’IA dans le processus créatif pose également la question de la titularité des droits d’auteur. Lorsqu’une chorégraphie est générée par un algorithme, il est complexe de déterminer qui en est l’auteur : le programmeur, l’utilisateur de l’IA ou l’IA elle-même ? Cette situation remet en cause les concepts traditionnels de la propriété intellectuelle, qui reposent sur la notion d’auteur humain.

En outre, les implications pour la protection des chorégraphies traditionnelles sont également préoccupantes car les œuvres générées par l’IA pourraient concurrencer celles des créateurs humains, rendant nécessaire une adaptation du cadre juridique pour protéger équitablement toutes les formes de création.

 

Section 3. L’improvisation

Par définition, l’improvisation est souvent éphémère, non répétable à l’identique, et dépourvue de fixation préalable. Cela soulève alors une difficulté juridique majeure : sans fixation, il devient délicat d’identifier l’œuvre, d’en établir l’originalité, et donc d’en revendiquer la protection. Toutefois, au titre de l’article L. 111-2 du Code de propriété intellectuelle[29] « l’œuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur ».

Pour qu’une improvisation bénéficie effectivement de la protection au titre du droit d’auteur, même si cela est théoriquement possible, semble donc devoir en pratique faire l’objet d’une captation (vidéo, enregistrement, notation chorégraphique etc.). C’est cette fixation qui permettra de démontrer qu’il ne s’agit pas d’un simple geste, mais d’un enchaînement porteur d’une expression personnelle et identifiable.

Ainsi, le paradoxe reste entier : l’improvisation, pour être réellement protégée, doit cesser d’être purement improvisée. Si elle veut s’inscrire dans la sphère du droit d’auteur, l’improvisation doit se plier à des exigences de permanence, ce qui peut entrer en tension avec la nature libre, immédiate et évanescente de la création dansée.

 

Section 4. La cocréation

Le droit d’auteur français reconnaît l’existence d’œuvres de collaboration, définies à l’article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle[30] comme des œuvres « créées par la collaboration de plusieurs personnes physiques ». Ces œuvres sont réputées indivisibles et font l’objet d’une copropriété entre les coauteurs, lesquels doivent exercer leurs droits « d’un commun accord » [31].

En danse, cette situation de cocréation est fréquente. Elle peut résulter d’un travail collectif entre un chorégraphe et ses interprètes, lorsque ces derniers participent activement à l’élaboration de la pièce, ou encore d’une création conjointe entre plusieurs chorégraphes.

La gestion des droits d’une œuvre de collaboration suppose alors une organisation juridique rigoureuse. Les droits moraux, notamment le droit à la paternité et au respect de l’intégrité de l’œuvre, doivent être exercés conjointement, ce qui peut susciter des tensions en cas de divergences artistiques. S’agissant des droits patrimoniaux, toute exploitation nécessite l’accord de tous les coauteurs. En pratique, des contrats de cocréations sont alors fortement recommandés afin de clarifier la répartition des droits, des revenus, et des responsabilités. À défaut, des contentieux peuvent naître, notamment autour de l’usage de l’œuvre par un seul coauteur ou de sa modification unilatérale.

Mais la co-création impose de concilier une pluralité de subjectivités avec l’unité juridique de l’œuvre. Dans le champ chorégraphique, où les processus de création sont souvent collaboratifs et évolutifs, cet équilibre demeure donc fragile, mais essentiel à la reconnaissance collective du geste artistique.

 

CONCLUSION

La danse échappe donc aux cadres, se dérobe aux définitions, et pourtant, elle mérite pleinement d’être protégée. C’est un art qui se vit dans l’instant, mais qui laisse une trace profonde sur scène, dans les mémoires, et parfois dans le droit. En lui offrant une reconnaissance juridique, on ne cherche ainsi pas à la figer, mais à lui donner la possibilité d’exister pleinement dans toute sa puissance expressive.

La propriété intellectuelle, dans ce contexte, devient plus qu’un outil technique : c’est un hommage silencieux à l’œuvre vivante. Protéger la danse, c’est aussi protéger ceux qui la font naître, ceux qui l’interprètent, la transforment, la transmettent.

Et peut-être est-ce là toute la beauté de cette rencontre entre droit et art : quand le langage juridique, souvent perçu comme rigide, s’incline devant la grâce du mouvement pour en garantir la liberté. Alors, il convient de rester vigilants, inventifs et sensibles car dans un monde où tout peut être copié, il est urgent de continuer à défendre ce qui ne peut jamais être vraiment reproduit : l’émotion de l’instant dansé.

Céliane FERRIN


 

Sources :

[1] Chloé Bordon, « Copyright et droit d’auteur des chorégraphies : la protection intellectuelle des chorégraphies est-elle adaptée à cet art ? », Les blogs pédagogiques, Université Paris Nanterre, 25 juin 2012, https://blogs.parisnanterre.fr/content/copyright-et-droit-d’auteur-des-chorégraphies-la-protection-intellectuelle-des-chorégraphies

[2] Loi n°57-298 du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique.

[3]  Trib. civ. Seine, 11 juillet 1862, Perrot c. Petipa, D.P. 1864.1.49.

[4] Jean-François Batellier, « La protection et la conservation des œuvres chorégraphiques », Mouvements, n°61, 2010/1, p. 142-149.

[5] Loi du 13 janvier 1791 relative aux spectacles, article 1.

[6] Loi n°85-660 du 3 juillet 1985 relative aux droits d’auteur et aux droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle.

[7] Article L.112-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[8] Jean-François Batellier, « La protection et la conservation des œuvres chorégraphiques », Mouvements, n°61, 2010/1, p. 142-149.

[9] United States Copyright Act of 1909, Pub. L. No. 60-349, 35 Stat. 1075 (1909).

[10] Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

[11] Directive (UE) 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE (Texte présentant de l’intérêt pour l’EEE.) ;

[12] Cass. 1re civ., 8 nov. 2017, n° 16-16.385, Formation restreinte RNSM/NA, Publié au bulletin.

[13] Article L.111-2 du Code de propriété intellectuelle.

[14] Richard Stallman.

[15] Article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle.

[16] Article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.

[17] Article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle.

[18] Ministère de l’Économie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, « Utiliser une œuvre dans le respect du droit moral de l’auteur », economie.gouv.fr

[19] Tribunal de commerce de Paris, Chambre civile 3, 20 février 2008, 03/01644.

[20] Article L.132-18 du Code de la Propriété Intellectuelle.

[21] Article L. 122-3 du Code de la propriété intellectuelle.

[22] TGI Paris, 3e ch., 13 mai 2016, n° 14/05221.

[23] CA Paris, 13 mars 2018, n° 17/10025.

[24] Article L. 122-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[25] Article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle.

[26] Article L. 211-4 du Code de propriété intellectuelle.

[27]Michel Vivant, Jean-Michel Bruguière, « Droit d’auteur et droits voisins », 5ᵉ éd., Paris, Dalloz, 2024.

[28] Chloé Bordon, « Copyright et droit d’auteur des chorégraphies : la protection intellectuelle des chorégraphies est-elle adaptée à cet art ? », Les blogs pédagogiques, Université Paris Nanterre, 25 juin 2012, https://blogs.parisnanterre.fr/content/copyright-et-droit-d’auteur-des-chorégraphies-la-protection-intellectuelle-des-chorégraphies

[29] Article L111-2 du Code de propriété intellectuelle.

[30] Article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle.

[31] Article L.113-3 du Code de propriété littéraire et artistique.

 


 

Tourisme spatial et vols commerciaux habités : quels enjeux juridiques pour la sécurité et la responsabilité ?

 

Le 14 avril 2025, la chanteuse américaine Katy Perry et cinq autres passagères ont effectué un vol suborbital à bord d’une fusée New Shepard de Blue Origin, franchissant brièvement la ligne de Kármán à 100 km d’altitude[1]. Cet exploit très médiatisé – premier équipage entièrement féminin dans l’espace – illustre l’essor fulgurant du tourisme spatial ces dernières années. Il a toutefois suscité des interrogations quant à la démesure de tels voyages privés, notamment en matière de risques encourus et de responsabilité en cas d’incident. En parallèle des succès commerciaux, des incidents récents rappellent les dangers inhérents : en janvier 2024, un vol de Virgin Galactic a été suspendu après le détachement accidentel d’une pièce de son vaisseau, déclenchant une enquête de la FAA américaine[2]. Ces événements soulignent à la fois l’engouement pour les vols spatiaux privés et la nécessité d’un cadre juridique solide pour garantir la sécurité des participants et définir les régimes de responsabilité applicables.

Tourisme spatial et vols commerciaux habités demeurent des notions nouvelles en droit. Aucune définition contraignante n’en est encore donnée par les traités internationaux[3]. On peut définir le tourisme spatial comme toute activité commerciale consistant à envoyer des personnes dans l’espace à des fins non professionnelles, pour le loisir ou l’aventure. Quant aux vols commerciaux habités, ils englobent plus largement les missions spatiales avec équipage effectuées par des entités privées (touristiques, scientifiques ou autres). Ces voyages demeurent des « activités spatiales » au sens du droit international, bien que leurs finalités diffèrent de l’exploration étatique traditionnelle.

La problématique émergeante tient au décalage entre l’essor de ces vols privés – d’initiative privée, à but lucratif – et un droit spatial international élaboré il y a plus d’un demi-siècle dans un contexte étatique. Comment assurer un niveau de sécurité adéquat pour les « passagers de l’espace » et les tiers exposés, sans pour autant étouffer ce secteur naissant ? Et en cas d’accident, qui supportera la responsabilité juridique des dommages, sachant que les acteurs en jeu (tour-opérateurs de l’espace, assureurs, États) sont multiples ?

Afin d’apporter des éléments de réponse, il convient d’analyser tout d’abord le cadre juridique applicable aux vols spatiaux privés, c’est-à-dire la qualification de ces activités et les obligations d’autorisation par l’État (I), puis d’examiner les questions de responsabilité et de sécurité qu’elles soulèvent, dans la recherche d’un équilibre entre encouragement de l’industrie et protection des personnes (II).

 

I – Le cadre juridique des vols spatiaux privés

 

A) Qualification et autorisation des activités touristiques spatiales

Les vols touristiques spatiaux s’inscrivent dans le champ des activités spatiales privées, lesquelles, en droit international, engagent la responsabilité de l’État d’immatriculation ou de lancement. En effet, l’article VI du Traité sur l’espace de 1967 dispose que les États parties « ont la responsabilité internationale des activités nationales dans l’espace extra-atmosphérique […] qu’elles soient entreprises par des organismes gouvernementaux ou par des entités non gouvernementales », et doivent « veiller à ce que les activités nationales soient poursuivies conformément aux dispositions énoncées dans le présent Traité »[4] . Il en résulte que tout opérateur privé envoyant des personnes ou des engins dans l’espace est juridiquement un  acteur national de l’État auquel il se rattache. Cet État a par conséquent l’obligation d’autoriser et de superviser ces activités privées[5].

En pratique, la plupart des puissances spatiales ont instauré des régimes nationaux de licences pour encadrer les lancements commerciaux, y compris touristiques. Les États-Unis ont été pionniers en la matière : dès 1984, le Commercial Space Launch Act a ouvert la voie à la privatisation des lancements spatiaux. Aujourd’hui, l’Administration fédérale de l’aviation (FAA) délivre des licences pour les lancements et rentrées de véhicules spatiaux habités. Toute entreprise américaine voulant effectuer un vol suborbital ou orbital avec des touristes doit obtenir une autorisation de la FAA, qui vérifie notamment la protection du public et le respect des exigences techniques de base[6] [7]. De son côté, la France s’est dotée de la loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales (dite « LOS ») afin de contrôler les nouveaux acteurs privés[8]. Désormais, toute opération spatiale à partir du territoire français ou à l’initiative d’un opérateur français depuis l’étranger est soumise à une autorisation préalable délivrée par l’autorité administrative compétente[9]. Cette licence française vise à s’assurer des garanties financières et techniques de l’opérateur et à vérifier la conformité des systèmes employés, notamment via la Réglementation Technique adoptée en 2011. En cas de manquement, des sanctions pénales et administratives sont prévues (amende, suspension ou retrait de l’autorisation)[10].

Ces régimes nationaux répondent à un double objectif : permettre l’essor des projets privés tout en protégeant la sécurité. D’une part, ils limitent la responsabilité internationale de l’État en cadrant les opérations autorisées. Par exemple, la France n’accorde sa garantie financière qu’aux lancements qu’elle a effectivement autorisés et contrôlés[11]. D’autre part, ils imposent aux opérateurs le respect de conditions de sécurité strictes pour prévenir les accidents. Un opérateur doit généralement prouver sa solvabilité (assurance obligatoire, voir infra) et la fiabilité de son véhicule. Aux États-Unis, la FAA exige ainsi que l’opérateur démontre que le lancement ne présente pas de risque inacceptable pour le public au sol ou le trafic aérien, et intègre des systèmes de sauvegarde (télécommandes d’interruption de vol, etc.). En France, l’autorisation peut être refusée si l’opération présente des dangers pour les personnes, la santé publique ou l’environnement[12], et un contrôle technique est exercé par le CNES sur le respect des normes de sécurité.

Il n’existe pas encore de licence « internationale » délivrée par une instance mondiale pour les vols spatiaux privés : chaque État agit selon son droit interne. Cependant, des efforts d’harmonisation se dessinent. Par exemple, l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) s’est penchée sur les vols suborbitaux, cherchant à déterminer s’ils relèvent de son champ de compétence (haute atmosphère) ou du régime spatial[13]. Pour l’heure, un opérateur doit donc naviguer dans une mosaïque de législations nationales. Un même projet – tel un vol touristique partant des États-Unis et se posant en Europe – pourrait requérir des autorisations multiples. Cette fragmentation justifie la recherche future d’une coordination internationale minimale, que nous aborderons plus loin (II.B). En attendant, le principe demeure : pas de tourisme spatial licite sans feu vert de l’État compétent, lequel engage son crédit juridique et politique en autorisant de telles aventures privées.

 

B) Statut des passagers de l’espace : touristes, astronautes ou « participants » ?

L’essor des vols habités privés brouille la distinction traditionnelle entre astronautes (personnel spatial étatique) et passagers privés. En droit international classique, les astronautes envoyés par les États sont considérés comme des « envoyés de l’humanité » et bénéficient d’une protection spéciale. Le Traité de 1967 impose aux États de leur prêter toute assistance en cas d’accident ou d’atterrissage d’urgence[14]. L’Accord sur les astronautes de 1968 a concrétisé cette obligation en détaillant les procédures de recherche et de secours pour le personnel d’un engin spatial en détresse, quelle que soit sa nationalité[15]. Ainsi, tout individu présent à bord d’un véhicule spatial en difficulté doit être secouru et promptement restitué à l’État de lancement. Ces règles s’appliquent a priori à toute personne dans l’espace – y compris un touriste privé – puisqu’elles visent le « personnel d’un engin spatial » sans distinguer civils et militaires, professionnels et amateurs.

Néanmoins, la question du statut juridique des touristes spatiaux reste débattue. Les traités ne définissent pas formellement le terme astronaute, pas plus qu’ils ne fixent la frontière entre l’espace aérien et l’espace extra-atmosphérique[16] [17]. Faut-il considérer un voyageur payant comme un astronaute à part entière, avec les mêmes droits et devoirs ? D’un point de vue symbolique, cela paraît discutable : difficile de qualifier d’« envoyés de l’humanité » des individus qui achètent un billet pour satisfaire une expérience personnelle[18]. Historiquement, ce qualificatif reflétait un idéal de coopération pacifique et le fait que les cosmonautes des deux blocs représentaient toute l’humanité lors des premiers vols. À l’inverse, le touriste spatial agit pro domo, sans mandat universel. Comme le note la doctrine, « la notion d’envoyé de l’humanité relève davantage du politique » que du juridique. Autrement dit, elle n’emporte pas en soi de régime juridique contraignant, lequel découle plutôt de la qualité d’« astronaute » au sens opérationnel. Or précisément, quel sens donner aujourd’hui à cette notion ?

En pratique, un nouveau vocabulaire a émergé pour désigner ces passagers de l’espace atypiques. La NASA et les autorités américaines utilisent l’expression « space flight participant » (participant à un vol spatial) pour les non-professionnels embarqués. Ce terme recouvre les touristes payants mais aussi, par exemple, les enseignants ou artistes invités dans l’espace dans le cadre de programmes de communication. Le droit américain l’a entériné : le Code fédéral (51 U.S.C.) définit le space flight participant comme « un individu, qui n’est ni membre d’équipage ni astronaute gouvernemental, transporté à bord d’un véhicule spatial »[19]. Cette catégorie juridique, distincte de celle d’astronaute professionnel, clarifie que ces voyageurs ne sont pas assimilés aux membres d’équipage chargés de la conduite de la mission. De même, Roscosmos (Russie) a qualifié les touristes de participants aux vols spatiaux lors des missions vers l’ISS financées par des particuliers (Dennis Tito en 2001, etc.), pour bien marquer leur statut à part.

Malgré ces distinctions sémantiques, certaines obligations spatiales s’appliquent uniformément à tous les humains dans l’espace. Comme indiqué, en cas de détresse, peu importe qu’il s’agisse d’un touriste ou d’un cosmonaute de carrière : l’obligation de secours s’impose. De même, l’article VIII du Traité de 1967 prévoit que l’État d’immatriculation conserve juridiction et contrôle sur l’objet lancé et sur le personnel de celui-ci. Ainsi, un touriste à bord d’un vaisseau immatriculé aux États-Unis reste sous juridiction américaine durant le vol. Cette disposition évite un vide juridique : le droit national de l’opérateur encadre les relations à bord et les comportements du passager (contrat de vol, discipline en cabine, etc.). Sur la Station spatiale internationale (ISS), qui a accueilli les premiers touristes orbitaux, on considère toute personne à bord comme un astronaute soumis au Code de conduite de la station, mais on distingue l’équipage professionnel des participants au vol privés. Ces derniers doivent se plier aux directives de l’équipage et n’ont pas le même entraînement ni les mêmes fonctions.

Par ailleurs, se pose la question du régime juridique applicable à un véhicule transportant des touristes : relève-t-il du droit aérien (s’il opère comme un avion dans l’atmosphère) ou du droit spatial ? La difficulté vient de l’absence de démarcation officielle entre l’air et l’espace. Un vol parabolique suborbital, comme celui de Virgin Galactic, traverse l’espace aérien national avant d’atteindre l’altitude spatiale (environ 80–100 km). Si on le considérait comme un vol aérien international, les conventions de Chicago (1944) et de Montréal (1999) pourraient s’appliquer, notamment en matière de responsabilité du transporteur envers les passagers. Cependant, les États concernés traitent ces engins comme des véhicules spatiaux une fois dépassée une certaine altitude, les soustrayant aux règles de l’aviation civile classique. Par exemple, SpaceShipTwo de Virgin Galactic n’est pas certifié comme un avion de transport public ; il est opéré sous licence de vol spatial expérimental délivrée par la FAA. Ainsi, les passagers ne bénéficient pas du régime protecteur du droit aérien (responsabilité sans faute du transporteur, indemnisation plafonnée des accidents aériens, etc.). Leur relation avec l’opérateur est régie par le contrat de transport spatial qu’ils ont signé et par le droit spatial (et national) applicable. Cette situation hybride souligne la nécessité d’une clarification future : soit par une délimitation spatiale fixant où cesse l’empire du droit aérien, soit par l’élaboration de règles ad hoc pour ces vols stratosphériques. En l’état, on peut conclure que le touriste spatial n’est ni tout à fait un passager aérien ordinaire, ni un astronaute au sens classique, mais un acteur sui generis – le participant privé – auquel s’appliquent en partie le droit spatial international (secours, responsabilité de l’État) et en partie les dispositions contractuelles et nationales spécifiques à son vol. L’absence de statut international unifié pour ces voyageurs de l’extrême laisse place à des incertitudes que le législateur international devra tôt ou tard combler[20].

 

I- Responsabilité et sécurité : un équilibre à trouver

 

A) Régime de responsabilité en cas de dommages corporels ou matériels

Les activités spatiales comportent des risques importants d’accident, que ce soit pour les participants eux-mêmes, pour les tiers au sol ou pour d’autres opérateurs spatiaux. Le droit international de l’espace a posé des principes clairs concernant la responsabilité en cas de dommages causés par des objets lancés. En particulier, la Convention de 1972 sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux instaure un régime de responsabilité objective (ou absolue) des États lanciers. Son article II prévoit qu’un État de lancement « a la responsabilité absolue de verser réparation pour le dommage causé par son objet spatial à la surface de la Terre ou aux aéronefs en vol. »[21]. Autrement dit, si un débris de fusée ou une capsule spatiale provoque des pertes en vies humaines ou des dégâts matériels au sol, l’État ayant procédé au lancement devra réparer ces dommages, sans que la victime ait à prouver une faute. Ce principe s’étend aux dommages causés à des avions en vol, couvrant l’hypothèse d’une collision entre un véhicule spatial et un appareil aérien civil. En revanche, si le dommage survient dans l’espace extra-atmosphérique (par exemple, collision entre deux engins spatiaux en orbite), l’article III de la Convention n’engage la responsabilité de l’État que s’il est prouvé que le dommage est dû à sa faute. Ce régime dual – responsabilité sans faute sur Terre, responsabilité pour faute dans l’espace – s’explique par la volonté de protéger les populations et biens terrestres, plus vulnérables et étrangères à l’activité spatiale, tout en évitant d’accabler les États pour des accidents dans l’espace où la détermination des torts peut être complexe.

Comment ce régime se traduit-il pour les vols touristiques habités ? Imaginons qu’une capsule suborbitale retombe de manière incontrôlée et cause des dommages au sol dans un autre pays : l’État de lancement (par exemple les États-Unis si la société est américaine et le tir effectué depuis le Texas) devra indemniser l’État victime, qui se chargera d’indemniser ses ressortissants lésés. C’est un mécanisme de responsabilité inter-étatique, éventuellement réglé par voie diplomatique ou par une commission de réclamation prévue par la Convention de 1972. Le passager spatial, en tant que ressortissant d’un État, pourrait bénéficier indirectement de ce mécanisme si, par exemple, un touriste français était blessé sur le sol français par la chute d’une fusée américaine – la France pourrait présenter une réclamation à l’encontre des États-Unis en son nom. En revanche, si c’est ce passager lui-même qui est blessé à bord du vol spatial qu’il a acheté, la Convention de 1972 ne s’applique pas directement à sa situation, car il n’est pas « tiers » par rapport à l’objet spatial (il est partie prenante de l’activité). Sa réparation dépendra alors du droit national et du contrat, comme on le verra.

Les États, conscients de cette responsabilité internationale qui pèse sur eux, ont répercuté l’obligation sur les opérateurs privés via les législations nationales. La plupart des lois spatiales internes imposent à l’opérateur une assurance obligatoire couvrant les dommages aux tiers. Aux États-Unis, la licence FAA fixe un montant d’assurance de responsabilité civile spatiale que le lanceur doit souscrire, calculé sur le pire scénario de dommage probable (Maximum Probable Loss), souvent de l’ordre de quelques centaines de millions de dollars. En France, la loi de 2008 prévoit également que l’opérateur doit fournir des garanties financières (assurance ou fonds de réserve).[22] En contrepartie, pour les opérations dûment autorisées, l’État français offre sa garantie au-delà d’un certain seuil de sinistre : si les dommages dépassent le plafond d’assurance imposé, l’État prendra en charge l’indemnisation des tiers au-delà, dans la limite d’un plafond fixé par la loi de finances. Par exemple, un arrêté pourrait fixer le seuil de couverture par l’opérateur à 60 millions d’euros et la garantie étatique jusqu’à 500 millions – au-delà, l’État ne paierait plus. Ce mécanisme de partage du risque vise à encourager les opérateurs à se lancer (ils ne risquent pas la ruine en cas de catastrophe dépassant leur assurance) tout en assurant aux victimes une indemnisation rapide. L’État ayant payé pourra ensuite exercer un recours contre l’opérateur si celui-ci a manqué gravement à ses obligations (intention ou négligence lourde), mais dans la pratique ce régime protège l’opérateur en l’absence de faute majeure de sa part[23].

S’agissant des dommages subis par les participants eux-mêmes (touristes ou autres), le régime est différent car ces derniers acceptent, dans une certaine mesure, les risques inhérents au vol spatial. Aux États-Unis, la loi exige que chaque passager signe un consentement éclairé reconnaissant les dangers et renonçant à tout recours contre le gouvernement fédéral [24]. De plus, l’opérateur fait signer aux participants des clauses de non-recours envers lui-même et ses fournisseurs. En d’autres termes, le touriste spatial s’engage contractuellement à ne pas poursuivre l’entreprise en cas de blessure ou de décès, sauf éventuelle exception prévue (faute intentionnelle de l’opérateur, etc.). Ce dispositif, comparable aux décharges de responsabilité dans des activités sportives à risque (saut en parachute, plongée extrême), vise à protéger l’industrie naissante des procès ruineux. Le législateur américain a rapidement compris qu’un régime de responsabilité trop strict pourrait freiner le développement du tourisme spatial. D’où l’orientation vers un régime contractuel : « fly at your own risk ». Cette approche a ses limites juridiques. D’une part, l’efficacité de telles renonciations n’a pas encore été éprouvée devant les tribunaux. En cas d’accident mortel d’un passager, les ayants droit pourraient contester la validité de la clause, arguant par exemple qu’on ne peut exclure toute responsabilité en cas de défaillance technique du véhicule. En effet, certains droits nationaux, y compris en Europe, pourraient juger abusive une clause exonérant l’exploitant de sa propre négligence grave. D’autre part, même aux États-Unis, une renonciation n’empêche pas nécessairement des poursuites si l’opérateur a violé une règle de sécurité ou caché des informations (le consentement n’étant éclairé que si tous les risques connus sont divulgués).

Quoi qu’il en soit, il apparaît que la responsabilité civile des opérateurs vis-à-vis des passagers repose aujourd’hui surtout sur le contrat et l’assurance individuelle, plus que sur un régime légal harmonisé. Contrairement au transport aérien où les passagers bénéficient d’un droit à indemnisation automatique en cas d’accident (Convention de Montréal 1999), le touriste spatial signe sa propre acceptation du risque. On peut y voir une forme de retour aux premiers temps de l’aviation, lorsque prendre l’avion relevait de l’aventure. Cependant, si le tourisme spatial se démocratise et qu’un accident majeur survient, la pression augmentera pour offrir aux passagers une meilleure protection juridique. Des voix s’élèvent déjà pour clarifier les responsabilités contractuelles : par exemple, veiller à ce que l’exploitant ne puisse s’exonérer de la faute lourde ou de vices cachés affectant le véhicule. En attendant, les opérateurs sérieux proposent à leurs clients des formations pré-vol et des briefings de sécurité, autant pour réduire le risque d’accident que pour se prémunir contre d’éventuelles allégations de manquement (un passager bien formé ne pourra reprocher un danger qu’on lui a explicitement appris à gérer). Certains pourraient aussi souscrire des assurances individuelles accident au bénéfice des participants, pour montrer leur bonne foi.

Enfin, il convient de noter l’existence de clauses de partage des responsabilités au sein de l’industrie spatiale : les contrats entre opérateurs, fournisseurs, clients et éventuellement États comportent souvent des conventions de non-recours croisées (cross-waivers). Par exemple, dans les lancements vers l’ISS, la NASA impose que chaque entité (NASA, société privée, touriste privé, etc.) renonce à poursuivre les autres en cas de dommages subis, chacun se couvrant par sa propre assurance[25]. Ce système, encouragé par les réglementations, vise à éviter le contentieux en cascade et à canaliser la charge financière vers les assureurs. Il consacre l’idée que le risque spatial est partagé par tous les participants à l’aventure, sauf pour le tiers innocent qui, lui, doit être indemnisé intégralement (par l’État ou l’assurance de l’opérateur).

En somme, le régime de responsabilité lié aux vols commerciaux habités est actuellement un mélange public-privé : responsabilité internationale objective des États envers les tiers extérieurs, et responsabilisation contractuelle des acteurs privés entre eux et vis-à-vis des passagers. Si ce régime a le mérite de l’innovation et de la flexibilité, sa solidité n’a pas été testée dans un scénario dramatique impliquant de multiples victimes. La prochaine grande étape pourrait être la consolidation de ces règles disparates en un cadre plus unifié, garantissant à la fois la réparation des dommages et la viabilité économique de ce secteur émergent.

 

B) Exigences de sécurité et responsabilité du fait des normes

La sécurité des vols spatiaux habités privés est l’autre versant critique des enjeux juridiques. Il s’agit d’établir des normes pour protéger la vie des passagers et éviter les accidents catastrophiques, sans étouffer l’innovation technologique. Trouver le bon niveau de régulation est un exercice d’équilibrisme, comme l’illustre l’exemple des États-Unis. Le Congrès américain a décidé en 2004 d’instaurer un moratoire sur toute réglementation relative à la sécurité des occupants des vols spatiaux commerciaux, estimant qu’il était prématuré de légiférer strictement alors que l’expérience manquait[26]. Ce « learning period » (période d’apprentissage) a été prolongé à plusieurs reprises à mesure que l’industrie tardait à décoller. Initialement prévu pour 8 ans, il a été étendu jusqu’en 2023, puis encore prolongé récemment. En 2024, le Congrès discutait d’une nouvelle extension de plusieurs années[27], et finalement la FAA a annoncé que le moratoire expirera en janvier 2028. Durant cette période, la FAA n’impose pas de normes de sécurité contraignantes aux concepteurs de véhicules pour ce qui concerne la protection des passagers eux-mêmes. Les seules exigences réglementaires touchent la sécurité du public et des tiers : par exemple, la FAA vérifie que la probabilité qu’un lancement blesse des personnes au sol est en dessous d’un seuil toléré. En revanche, la loi fédérale interdit explicitement à la FAA de certifier le véhicule comme « sûr pour les humains » ou d’exiger des améliorations en matière de survie des passagers. La philosophie est de laisser les pionniers voler à leurs propres risques, tout en collectant des données précieuses pour, le moment venu, élaborer une réglementation pertinente fondée sur l’expérience réelle.

En pratique, cela ne signifie pas une absence totale de règles pour la sécurité interne des vols. La FAA requiert tout de même certaines précautions de base : présence de ceintures et harnais, système de support vital (oxygène, température) à bord, dispositifs de détection d’incendie et d’extinction dans la cabine, qualifications minimales pour les pilotes et entraînement aux situations d’urgence. Surtout, le mécanisme d’information et consentement éclairé est strictement encadré : l’opérateur doit remettre aux participants un dossier détaillant les risques connus, les précédents incidents de son véhicule et de véhicules similaires, et il doit s’assurer que chaque passager a eu l’occasion de poser des questions et a signé le formulaire de consentement. La loi oblige également à leur notifier clairement que le gouvernement n’a pas certifié le vol comme sûr. Ces mesures, même si elles ne sont pas des standards de construction, créent une culture de la sécurité transparente. Un opérateur qui dissimulerait un danger connu s’exposerait à de graves ennuis juridiques si un accident survient, car on pourrait lui reprocher d’avoir trompé les passagers sur la nature des risques – ce qui invaliderait le consentement donné.

Le « vide » normatif relatif au matériel et à la fiabilité sera comblé à terme. La FAA prépare déjà l’après-2028 : un comité de concertation avec l’industrie a été mis en place en 2023 (SpARC) pour recommander des futures règles de sécurité occupant des vols spatiaux. Son rapport final a été remis en avril 2025 et devra orienter la réglementation à venir. On s’attend, par exemple, à des normes de résistance des sièges, de fiabilité des moteurs-fusées habités, ou d’habilitation médicale des passagers. L’idée n’est pas d’imposer le même niveau qu’en aviation commerciale dès le départ, mais de fixer un socle de standards afin d’éviter les accidents évitables. D’autres pays prendront probablement modèle sur ces évolutions. Actuellement, aucun vol touristique n’a encore eu lieu depuis le sol français ou européen, mais si cela devait arriver, il est probable que les autorités exigeraient en amont des garanties techniques (peut-être via les homologations de lanceurs par l’ESA ou les autorités nationales compétentes). Le Règlement technique français de 2011, par exemple, contient des prescriptions de sécurité qui s’appliqueraient à tout véhicule spatial utilisé sous licence française (facteur de sécurité des structures, redondance des systèmes critiques, etc.).

Le caractère international du tourisme spatial plaide pour une harmonisation minimale des normes de sécurité. En effet, les passagers potentiels et les assureurs voudront s’assurer que, quel que soit le pays de lancement, un certain niveau de sécurité est garanti. À ce jour, aucune organisation mondiale n’a édicté de normes spécifiques aux vols touristiques spatiaux. Cependant, des travaux de soft law sont en cours. L’Organisation internationale de normalisation (ISO) a créé des groupes de travail sur la sécurité des véhicules suborbitaux. L’Académie Internationale d’Astronautique (IAA) et l’Institut International de Droit Spatial (IISL) ont organisé des conférences sur le sujet. Surtout, l’Association de Droit International (ILA) a inscrit à son agenda la question des vols suborbitaux non-orbitaux depuis 2016 et a récemment formulé des recommandations[28]. On peut envisager qu’une résolution internationale encourage les États à adopter un noyau de normes communes – par exemple, exiger partout le consentement éclairé des passagers, l’entraînement préalable, un examen médical minimal, et le respect de certaines spécifications techniques (ceinture de sécurité pour chaque occupant, issue de secours fonctionnelle, etc.).

Par analogie, on se souvient qu’en transport aérien, les premières décennies ont vu une diversité de règles nationales jusqu’à ce que l’OACI unifie progressivement les normes (certification des avions, licences de pilotes). Le spatial habité commercial pourrait suivre un chemin semblable. Une difficulté tient à la nature même de ces engins, parfois mi-avions mi-fusées, qui ne cadrent pas parfaitement avec les standards existants. Faut-il les traiter comme des aéronefs ? Certains suggèrent que l’OACI intègre les vols suborbitaux dans son champ en étendant certaines Annexes techniques (par exemple, exiger un plan de vol et un contrôle aérien coordonné lorsqu’un véhicule comme SpaceShipTwo traverse l’espace aérien civil)[29]. D’autres estiment qu’il faudrait créer un régime sui generis, distinct de l’aérien, compte tenu des vitesses et altitudes en jeu.

Au-delà des aspects techniques, la sécurité comprend aussi la sécurité juridique des passagers – c’est-à-dire leurs droits en tant que consommateurs. Aujourd’hui, un client qui achète un vol spatial signe un épais contrat fixant notamment qu’il a été informé des risques (on l’a vu) et souvent qu’il renonce à poursuivre en justice en cas de problème. Or, peut-on considérer comme acceptable à long terme qu’un passager payant – parfois des sommes astronomiques – n’ait aucun recours possible si ce n’est la bonne volonté de l’opérateur ? Des juristes militent pour une charte des droits des passagers de l’espace, qui édicterait des principes protecteurs : droit à une information exhaustive, droit à l’assistance en cas de blessure (y compris post-vol, pour gérer d’éventuelles séquelles médicales), droit à compensation en cas de retard ou annulation du vol, etc. Certes, ces idées relèvent pour l’instant du débat doctrinal, mais elles prennent de l’ampleur à mesure que l’on passe d’une poignée de milliardaires aventuriers à une clientèle plus large (à l’avenir) de citoyens.

On constate enfin un besoin d’harmonisation des pratiques de sécurité entre opérateurs. Actuellement, chaque compagnie développe son propre programme d’entraînement pour les touristes. SpaceX, par exemple, a formé les passagers de la mission Inspiration4 pendant quelques mois à des simulations d’urgence orbitale. Virgin Galactic offre seulement quelques jours de préparation physiologique pour ses vols suborbitaux, tandis que Blue Origin se vante de pouvoir embarquer des personnes sans expérience via un briefing de deux jours. Cette disparité questionne : un standard minimal de formation pourrait-il être établi internationalement, pour que tout touriste spatial ait acquis un socle de compétences (supporter les accélérations, utiliser son siège éjectable le cas échéant, etc.) ? L’article V du Traité de l’espace prévoit déjà une sorte d’obligation morale d’entraide entre astronautes en vol. Si les touristes ne sont pas formés du tout, pourraient-ils assister un équipage en difficulté ? Probablement pas. C’est pourquoi certains États envisageront peut-être d’imposer un certificat d’entraînement spatial aux futurs passagers, délivré par exemple par une autorité nationale après un stage validé. Cela rappellerait le modèle des permis de parachutisme ou de plongée autonome. On n’en est pas encore là, mais la préoccupation sous-jacente est réelle : responsabiliser les participants eux-mêmes dans la sécurité.

En conclusion de cette partie, on voit que la sécurité des vols touristiques habités est un domaine en évolution, où se cherche un consensus sur les normes essentielles. Les initiatives de soft law actuelles préparent le terrain d’une coopération internationale plus poussée, afin d’éviter une course vers le bas des réglementations entre États concurrents. L’enjeu est de taille : il en va de la confiance du public dans cette nouvelle industrie. Une catastrophe mal gérée, due à l’absence de règles ou à des règles incohérentes, pourrait briser cet élan. À l’inverse, une harmonisation progressive, fondée sur l’expérience et la concertation internationale, permettra de pérenniser le tourisme spatial en le rendant aussi sûr que raisonnablement possible, tout en conservant l’esprit d’aventure qui fait son attrait.

Conclusion

Le tourisme spatial et les vols commerciaux habités inaugurent une nouvelle ère du droit spatial, dans laquelle le protagoniste n’est plus uniquement le cosmonaute héroïque mandaté par son État, mais aussi le client privé en quête d’apesanteur. Cet essor s’accompagne de défis juridiques inédits. D’une part, il faut adapter le cadre juridique hérité des années 1960 – axé sur la responsabilité des États et la coopération internationale – à un contexte où prolifèrent les acteurs privés et les considérations commerciales. D’autre part, il convient de trouver un équilibre entre deux impératifs parfois contradictoires : garantir la sécurité des personnes et des biens face à des activités risquées, et encourager l’innovation et l’investissement dans ce secteur émergent.

L’étude a mis en lumière que le droit international actuel, s’il fournit des grands principes (responsabilité des États lanciers, secours des astronautes, juridiction sur les objets spatiaux), laisse de nombreuses zones grises pour le cas spécifique des voyages spatiaux privés. Les États ont comblé partiellement ces lacunes par des législations nationales (systèmes d’autorisation, obligations d’assurance, etc.), ce qui a permis le lancement effectif des premières offres touristiques tout en assurant un minimum de supervision. Toutefois, en l’absence de coordination mondiale, ces régimes nationaux peuvent diverger, créant une insécurité juridique à terme.

En matière de responsabilité, le régime hybride qui s’est dessiné – responsabilité internationale pour les dommages aux tiers, et responsabilité contractuelle pour les dommages aux participants – fonctionne tant que les vols restent peu nombreux et expérimentaux. Mais si, demain, des centaines de personnes volent chaque année et qu’un accident grave survient, la pression pour une meilleure protection des passagers se fera sentir. On peut envisager l’élaboration d’un instrument international (ou d’accords bilatéraux) définissant le statut du « passager spatial » et prévoyant un régime d’indemnisation harmonisé en cas d’accident, à l’instar de ce qui existe dans le transport aérien civil. L’idée d’une « charte internationale des passagers de l’espace » pourrait ainsi passer du stade conceptuel à la réalité normative, regroupant les droits (à l’information, à l’assistance, à la compensation) et obligations (respect des consignes, entraînement préalable) des participants aux vols spatiaux.

Sur le plan de la sécurité, les prochaines années seront cruciales. La fin annoncée du moratoire américain en 2028 ouvrira probablement la voie à une réglementation plus serrée des vols commerciaux habités aux États-Unis, ce qui aura un effet d’entraînement global. Les industriels du secteur ont intérêt à s’accorder sur des standards volontaires dès à présent, afin d’éviter des règles trop rigides imposées de l’extérieur en cas d’incident. L’approche proactive pourrait consister à élaborer, sous l’égide d’organismes internationaux (ISO, COPUOS), des lignes directrices techniques pour les véhicules de tourisme spatial et la formation des équipages et passagers. Ces lignes directrices, non obligatoires dans un premier temps, pourraient devenir la base de futures réglementations nationales convergentes. Parallèlement, il apparaît souhaitable de clarifier le régime juridique des vols suborbitaux transfrontières, en impliquant l’OACI pour tout ce qui touche à la traversée de l’espace aérien et la gestion du trafic, et en laissant au droit spatial le soin de gouverner la phase exo-atmosphérique. Une coopération entre l’OACI et le COPUOS (Comité de l’ONU pour l’utilisation pacifique de l’espace) est d’ailleurs en cours sur ces questions de « haut espace », signalant la prise de conscience au niveau international de l’importance du sujet.

En définitive, l’évolution du droit dans ce domaine devra suivre de près l’évolution technologique et commerciale. Les enjeux de sécurité et de responsabilité seront déterminants pour l’acceptabilité du tourisme spatial par le grand public. Un accident mortel non indemnisé, une catastrophe environnementale causée par un vol mal régulé, ou au contraire une réglementation trop tatillonne tuant dans l’œuf les projets novateurs, pourraient tour à tour freiner ce rêve d’emmener des milliers de civils aux confins de l’atmosphère. Le droit doit donc accompagner prudemment cette transition, en veillant à ce que l’aventure ne se transforme pas en far west juridique.

En 2025, le tourisme spatial en est encore à ses balbutiements commerciaux, mais les fondations juridiques posées aujourd’hui influenceront durablement son développement. Pour reprendre une analogie historique, nous sommes dans les années 1920 de l’aviation commerciale : l’enthousiasme est au rendez-vous, les risques aussi. Il appartient aux États, aux organisations internationales et aux opérateurs eux-mêmes de construire, pas à pas, un régime juridique équilibré garantissant la sécurité des vols et la responsabilité effective en cas de défaillance. C’est à ce prix que le « voyage d’agrément spatial » pourra passer du statut d’exploit réservé à quelques privilégiés à celui d’une industrie pérenne intégrée dans l’ordre juridique mondial, où l’espace deviendra peu à peu un lieu d’activité humaine comme les autres – un lieu extraordinairement exigeant, mais où le droit aura toute sa place aux côtés de la technologie et du rêve.

Gabriel COUSIN


 

Notes de bas de page :

 

[1] Campus INA, « Tourisme spatial : vol habité et États-Unis », 14 avril 2025, [en ligne], https://campus.ina.fr/ina-eclaire-actu/tourisme-spatial-vol-habite-etats-1-unis

[2] Phys.org, « Virgin Galactic grounds space tourism », 2024, [en ligne], https://phys.org/news/2024-02-virgin-galactic-grounds-space-tourism.html

[3] Elisa Carpanelli, « Le tourisme spatial comme forme de pollution ? Limites et perspectives du cadre juridique international », Revue juridique de l’environnement, 2025/1, vol. 49, p. 63-72, [en ligne], https://droit-cairn-info.ezproxy.universite-paris-saclay.fr/revue-juridique-de-l-environnement-2025-1-page-63

[4] Article VI, Traité sur l’espace, 27 janvier 1967, ONU.

[5] Ibid

[6] Federal Aviation Administration (FAA), « Human Spaceflight », [en ligne], https://www.faa.gov/space/human_spaceflight

[7] Ibid

[8] Article 2, Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales (LOS), Journal officiel de la République française, 4 juin 2008.

[9] Lexing, « Responsabilité des opérateurs spatiaux en droit français », 9 mars 2010, [en ligne], https://www.lexing.law/avocats/responsabilite-des-operateurs-spatiaux-en-droit-francais

[10] Ibid

[11] Article 6, Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales.

[12] Article 5, Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales.

[13] European Space Policy Institute, « The Legal Framework of Suborbital Flights », 2023, [en ligne], https://www.espi.or.at/news/workshop-the-legal-framework-of-suborbital-flights

[14] Article V, Traité sur l’espace, 27 janvier 1967.

[15] Article premier et suivants, Accord sur le sauvetage des astronautes, 22 avril 1968, ONU

[16] Elisa Carpanelli, op. cit.

[17] Journal du Spatial et des Sciences, « Vivre dans l’espace : aspects juridiques et éthiques », [en ligne], https://jss.fr/Vivre_dans_l%E2%80%99espace__aspects_juridiques_et_ethiques-2516

[18] Laurent Condé, Variations juridiques sur le thème du voyage, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2015, [en ligne], https://doi.org/10.4000/books.putc.827

[19] 51 U.S. Code § 50902, Federal Code, USA.

[20] Journal du Spatial et des Sciences, op. cit.

[21] Article II, Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux, 29 mars 1972, ONU.

[22] Lexing, « Responsabilité des opérateurs spatiaux en droit français », op. cit.

[23] Ibid.

[24] FAA, Guidance on Informing Crew and Space Flight Participants of Risk, 2017.

[25] Lexing, « Houston, problème juridique : responsabilité dans les vols spatiaux », 29 juin 2017, [en ligne], https://www.lexing.law/avocats/houston-probleme-juridique-responsabilite

[26] Space Policy Online, « FAA Learning Period to Get Another Extension », 2024, [en ligne], https://spacepolicyonline.com/news/faa-learning-period-to-get-another-extension/

[27] Ibid.

[28] European Space Policy Institute, op. cit.

[29] UNOOSA, « The Applicability of Air and Space Law to Suborbital Flights », CRP.9, 2010, [en ligne], https://www.unoosa.org/pdf/limited/c2/AC105_C2_2010_CRP09E.pdf

 

Bibliographie :

 

  • Textes juridiques :
    • Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, 27 janvier 1967, ONU
    • Accord sur le sauvetage des astronautes, le retour des astronautes et la restitution des objets lancés dans l’espace extra-atmosphérique, 22 avril 1968, ONU
    • Convention sur la responsabilité internationale pour les dommages causés par les objets spatiaux, 29 mars 1972, ONU
    • Loi n° 2008-518 du 3 juin 2008 relative aux opérations spatiales (LOS), Journal officiel de la République française, 4 juin 2008
    • U.S. Code § 50902, Federal Code, USA
    • UNOOSA, « The Applicability of Air and Space Law to Suborbital Flights », CRP.9, 2010, [en ligne], https://www.unoosa.org/pdf/limited/c2/AC105_C2_2010_CRP09E.pdf
  • Rapports et documents officiel
    • FAA, Guidance on Informing Crew and Space Flight Participants of Risk, 2017.

 

TEAM #9 – 2024/2025

Voici les membres de la team #9 du Collectif M1 PIDNE pour l’année 2024/2025 : Gabriel Cousin, Jade Bobocescu-Darde, Lilou Vaudaux, Louise Parent et Céliane Ferrin. Ils assurent pour cette 9e année l’organisation de la vie du Master, le contact entre ses professeurs et étudiants, ainsi que le dialogue avec ses divers partenaires extérieurs.