
Dans l’industrie audiovisuelle, le rôle du scénariste est central, tout en restant brumeux. Il constitue l’émanation même, la racine de la mise en scène visuelle. Ainsi, dans le cadre des fictions télévisées, des documentaires, des publicités ou encore des films : avant toute image, il y a l’écrit.
Pourtant, le statut juridique du scénariste oscille entre celui de créateur et celui de simple exécutant, soumis aux exigences des producteurs et des diffuseurs.
Dès lors, une première question émerge : le scénario appartient-il exclusivement au scénariste en tant qu’auteur, ou bien est-il partagé avec le producteur qui en finance la réalisation ? En droit français, selon l’article L113-7 du Code de la proprieté intellectuelle, « ont la qualité d’auteur d’une œuvre audiovisuelle la ou les personnes physiques qui réalisent la création intellectuelle de cette œuvre. Sont présumés, sauf preuve contraire, coauteurs d’une œuvre audiovisuelle réalisée en collaboration : 1° L’auteur du scénario ; 2° L’auteur de l’adaptation ; 3° L’auteur du texte parlé ; 4° L’auteur des compositions musicales avec ou sans paroles spécialement réalisées pour l’œuvre ; 5° Le réalisateur »[1].
Toutefois, la pratique contractuelle et la réalité économique de l’audiovisuel réduisent souvent la marge de manœuvre du scénariste. En effet, les scénarios sont fréquemment écrits dans le cadre de contrats de commande, ce qui pose la question du transfert de droits et des limitations qui en découlent. A ce titre, la cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 6 février 2013, a rappelé que l’obligation pour les scénaristes d’apporter des modifications à leur œuvre, conformément aux demandes du producteur et de ses partenaires financiers, ne saurait être laissée à la seule discrétion du producteur sans critères objectifs, sous peine de priver les auteurs de toute maîtrise sur leur création. En outre, la cour a également annulé une clause de droit de préférence jugée trop vague, soulignant ainsi la nécessité de définir avec précision l’étendue des engagements imposés aux scénaristes pour éviter toute atteinte disproportionnée à leur liberté contractuelle et artistique[2].
Ainsi, se pose inéluctablement la question de la distinction entre œuvre collective[3] et œuvre de collaboration[4]. Contrairement à une idée reçue, les scénarios de films et de séries télévisées sont généralement considérés comme des œuvres de collaboration, et non des œuvres collectives. En effet, la jurisprudence française, notamment dans le domaine audiovisuel, reconnaît systématiquement que plusieurs auteurs concourent à la création d’un scénario, chacun apportant une contribution personnelle identifiable. Ainsi, si un scénario est qualifié d’œuvre de collaboration, les scénaristes conservent la qualité d’auteur et bénéficient des droits correspondants. Comme l’a rappelé un arrêt de la 1ère chambre civile de la Cour de cassation du 3 juillet 1990[5], au visa de l’article L113-1 du Code de la propriété intellectuelle[6], « la qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’œuvre est divulguée« , ce qui inclut potentiellement le scénariste. Dès lors, les juges du fond doivent caractériser la collaboration effective des coauteurs pour leur reconnaître des droits sur l’œuvre.
Cette réalité juridique soulève une question fondamentale : les scénaristes sont-ils encore véritablement des auteurs dans un système où leur pouvoir est souvent limité par des impératifs industriels et contractuels ? Certains estiment ainsi que la protection du scénariste est insuffisante et qu’il faudrait renforcer son statut d’auteur pour garantir une meilleure rémunération et un contrôle accru sur ses œuvres : « Alors que l’offre de productions audiovisuelles n’a jamais été aussi grande et que la nécessité de se raconter de nouvelles histoires (…) est palpable, le scénariste bénéficie toujours d’un statut inadapté à la réalité de son activité. Ce phénomène entraîne une précarisation de la profession et appelle à une refonte du statut [7]».
LE STATUT DES SCÉNARISTES
Le métier de scénariste consiste à concevoir, rédiger et développer des histoires pour le cinéma, la télévision, ou d’autres supports audiovisuels. Ainsi, le scénariste est responsable de l’élaboration du scénario, c’est-à-dire du fil conducteur de l’œuvre, comprenant les dialogues, les descriptions des scènes, ainsi que la structure narrative. Ce travail implique souvent une recherche approfondie pour créer des personnages riches, des intrigues captivantes et une cohérence. Le scénariste collabore également avec les réalisateurs, les producteurs, et parfois les acteurs, pour s’assurer que son texte répond aux exigences artistiques et techniques du projet. En outre, au-delà de la création pure, il doit également être capable de réécrire ou d’adapter son travail en fonction des retours de l’équipe de production. Le scénariste joue donc un rôle central dans la fabrication d’un projet audiovisuel, étant à la fois un créateur et un communicant qui doit adapter son écriture aux attentes d’un public tout en respectant les contraintes du secteur.
Toutefois, le métier de scénariste, bien que fondamental dans l’industrie audiovisuelle, est souvent marqué par une grande précarité. Contrairement aux professions plus visibles du secteur, comme les réalisateurs ou les acteurs, les scénaristes travaillent généralement dans l’ombre et peinent parfois à obtenir une reconnaissance à la hauteur de leur contribution. La majorité d’entre eux exercent en tant qu’indépendants.
Face à ces difficultés, plusieurs organisations ont vu le jour afin de défendre les droits des scénaristes et d’améliorer leurs conditions de travail.
En France, la Guilde Française des Scénaristes, créée en 2010, joue un rôle clé dans la structuration de la profession. Elle vise à améliorer la rémunération des scénaristes, à garantir une plus grande transparence dans les contrats et à défendre leurs intérêts face aux producteurs et diffuseurs. La Guilde propose également un accompagnement juridique et publie des recommandations sur les bonnes pratiques contractuelles. Un autre acteur incontournable dans la protection des scénaristes en France est la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD). Fondée en 1777 autour de Beaumarchais, elle gère les droits d’auteur des scénaristes, assurant ainsi la perception et la redistribution des revenus liés à l’exploitation de leurs œuvres. Grâce à cette société de gestion collective, les scénaristes peuvent toucher des droits d’auteur sur la diffusion de leurs scénarios, notamment à la télévision et sur les plateformes de streaming.
En Europe, la Fédération des Scénaristes en Europe (FSE) regroupe plusieurs organisations nationales et œuvre pour une harmonisation des protections juridiques et des droits des scénaristes à l’échelle du continent.
Au niveau international, d’autres organisations poursuivent des objectifs similaires. Aux États-Unis, la Writers Guild of America (WGA) est l’un des syndicats les plus influents pour les scénaristes. Elle a notamment organisé plusieurs grèves majeures, comme celle de 2023, pour réclamer une meilleure rémunération face à l’essor des plateformes de streaming et la menace croissante de l’intelligence artificielle dans l’écriture de scénarios.
LE RÉGIME DE LA PROTECTION JURIDIQUE DES SCÉNARISTES ET DE LEURS SCÉNARIOS
En France, le scénariste est donc reconnu comme potentiel auteur au sens du Code de la propriété intellectuelle. A ce titre, selon l’article L111-1 du CPI[8], l’œuvre de l’esprit est protégée dès sa création, indépendamment de toute formalité. Ainsi, le scénario, en tant qu’œuvre originale, bénéficie automatiquement de cette protection. Cette reconnaissance confère au scénariste des droits exclusifs sur son œuvre, garantissant le respect de sa paternité et de l’intégrité de son travail.
Dès lors, dans le cadre de l’exploitation de leurs œuvres, les scénaristes sont parfois amenés à conclure des contrats de commande et de cession des droits d’exploitation. Ces contrats déterminent les modalités selon lesquelles l’œuvre sera utilisée, diffusée ou adaptée. A ce titre, il est essentiel que ces accords précisent clairement l’étendue des droits cédés, la durée, le territoire concerné et les modes d’exploitation autorisés, afin de protéger les intérêts du scénariste.
Toutefois, les scénaristes peuvent être confrontés à des situations de plagiat ou de contrefaçon, dans le cas où leur œuvre est utilisée sans autorisation ou copiée illicitement. En cas de suspicion de plagiat, le scénariste peut alors engager des actions en justice pour faire valoir ses droits. A ce titre, un arrêt du 5 juillet 2006 de la 1ère chambre civile de de la Cour de cassation[9] a précisé la procédure. En l’espèce, le coauteur d’un scénario prétendait que les œuvres d’un autre coauteur reprenaient les caractéristiques de son scénario. Ainsi, la Cour de cassation a cassé l’arrêt de la cour d’appel de Paris, soulignant l’importance de mettre en cause l’ensemble des coauteurs d’une œuvre de collaboration dans une action en contrefaçon. En outre, la Cour de cassation reproche à la cour d’appel d’avoir statué par simple affirmation sur la contrefaçon sans identifier précisément les éléments originaux de forme qui seraient similaires dans les scénarios en cause. Or, « les idées sont de libre parcours et seules les expressions originales peuvent être protégées par le droit d’auteur ».
Cet exemple illustre dès lors la nécessité pour les scénaristes de protéger efficacement leurs œuvres et l’importance des démarches préventives.
COMMENT PROTÉGER UTILEMENT UN SCÉNARIO ?
La protection d’un scénario est donc essentielle pour tout scénariste souhaitant éviter le plagiat ou l’appropriation indue de son travail. Disposer de preuves tangibles est crucial pour défendre ses droits en cas de litige. Par ailleurs, la jurisprudence n’a cessé de réitérer depuis une décision du TGI de Paris du 5 avril 1978, qu’« un scénario peut être protégé en soi, indépendamment de son utilisation pour élaborer une œuvre audiovisuelle ».
Dès lors, plusieurs mécanismes complémentaires permettent cette protection.
L’un des moyens les plus courants pour protéger un scénario est de l’enregistrer auprès d’un organisme reconnu. En France, la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD) propose un service de dépôt en ligne appelé « e-dpo », permettant d’attester la paternité de l’œuvre. Ce dépôt constitue une présomption de propriété et peut être utilisé comme preuve en cas de conflit sur la titularité des droits d’auteur. Il offre une protection de cinq ans, renouvelable, et permet de sécuriser des versions successives du scénario, notamment lorsqu’il évolue au fil des réécritures[10].
Une autre option consiste à effectuer un dépôt auprès de la Bibliothèque nationale de France (BNF) via son service de l’empreinte temporelle, qui délivre un certificat officiel attestant la date de création du scénario. Toutefois cette preuve, bien que reconnue en justice, implique des coûts et reste moins couramment utilisée que le dépôt SACD dans l’industrie audiovisuelle.
D’autres solutions existent également, comme l’enveloppe Soleau de l’Institut National de la Propriété Industrielle (INPI). Cette méthode permet d’horodater une création et de garantir une preuve légale pendant cinq ans. Cependant, elle ne confère pas un titre de propriété intellectuelle, ce qui en limite l’efficacité[11]. Par ailleurs, des plateformes en ligne, telles que « Copyright.fr » ou des services basés sur la blockchain, offrent des alternatives numériques permettant d’attester l’antériorité d’une œuvre grâce à un horodatage sécurisé. Ces solutions sont accessibles, mais leur reconnaissance juridique est encore limitée par rapport aux organismes institutionnels. De plus, le recours à des techniciens semble pouvoir alourdir le procédé.
Par ailleurs, il semble nécessaire de souligner qu’aucun dépôt ne permet de revendiquer un monopole sur une idée : seul l’agencement original d’un scénario est protégé par le droit d’auteur.
En complément de ces démarches administratives, la mise en place de protections contractuelles peut également être essentielle, notamment lorsque le scénariste partage son travail avec des tiers. Avant toute diffusion à un producteur ou à une société de production, il est fortement recommandé de faire signer un accord de confidentialité, aussi appelé « Non-Disclosure Agreement ». Un tel document encadre l’utilisation du scénario et interdit toute divulgation ou exploitation non autorisée. En cas de non-respect de cet engagement, des sanctions peuvent être prévues, et ce contrat pourra être utilisé comme base légale en cas de litige.
« Ce type de conflit est courant et il revient alors aux juges de distinguer ce qui est, et doit rester, « de libre parcours » de ce qui constitue « l’empreinte de personnalité d’un auteur » et d’analyser les ressemblances de chaque texte »[12].
Une affaire cardinale a été l’affaire The Artist[13]. En l’espèce, le 26 février 2016, le tribunal de grande instance de Paris a rejeté la demande en contrefaçon de scénario déposée par Christophe Valdenaire, scénariste de Timidity, la symphonie du petit homme, à l’encontre du film The Artist. Valdenaire accusait le réalisateur Michel Hazanavicius et la société de production de contrefaçon, soulignant des ressemblances entre les deux scénarios, notamment l’utilisation du noir et blanc et du cinéma muet. Cependant, le tribunal a estimé que les similitudes étaient superficielles et ne constituaient pas une contrefaçon, en raison des différences notables dans l’intrigue et les thèmes abordés. Pour qu’une contrefaçon soit reconnue, il faut donc que les ressemblances soient substantielles et non basées sur des éléments généraux. In fine, le tribunal a ainsi qualifié la demande de Valdenaire de procédure abusive, la jugeant fondée sur des arguments insuffisants et destinée à médiatiser son propre film. Il a ainsi condamné Valdenaire à verser 29 000 euros pour frais de justice. Cette décision rappelle l’importance d’une analyse précise et fondée des similitudes entre œuvres avant d’engager une procédure en contrefaçon[14].
Un autre arrêt plus récent a repris ce raisonnement. En effet, par un arrêt du 22 mars 2023[15], la Cour de cassation a eu à se prononcer sur la question de savoir si la reprise alléguée d’un scénario de série policière était constitutive d’un acte de parasitisme[16]. En l’espèce, les juges ont dû évaluer les similitudes entre les deux projets pour déterminer s’il y avait une reprise fautive ou un comportement déloyal. L’analyse a porté sur le format, les intrigues, les thèmes et la psychologie des personnages. Ainsi, la cour d’appel a estimé que En immersion ne reprenait pas les éléments de Immersion, à l’exception du titre et d’une thématique générale d’infiltration policière. Le format était différent : En immersion avait 8 épisodes et prévoyait 3 saisons, contre 3 épisodes pour Immersion. Les deux séries différaient également dans leur traitement de l’intrigue. Immersion suivait des agents du SIAT infiltrant divers milieux criminels, tandis que En immersion se concentrait sur un policier malade, infiltrant un réseau de drogue pour sauver sa fille. Enfin, le thème de l’infiltration était traité de manière plus personnelle et générale dans En immersion, abordant des questions existentielles et l’impact de la maladie sur la vie du policier. Cet exemple illustre ainsi la casuistique majeure lors de l’étude de la protection du scénario.
Face à ces risques, il apparaît donc essentiel pour tout scénariste d’adopter une stratégie de protection proactive. Loin d’être une simple formalité, la protection d’un scénario constitue un enjeu crucial pour garantir aux créateurs la reconnaissance et la valorisation de leur œuvre.
L’AVIS DE PROFESSIONNELS DU MÉTIER
Pour compléter ces propos, rien n’est alors plus enrichissant que l’avis des professionnels du métier !

Voici l’avis de Simon Boulier, scénariste et réalisateur, dont l’expérience et le parcours témoignent d’une véritable maîtrise du récit sous différentes formes. Fort de dix années passées à explorer la fiction à travers le cinéma, les podcasts et les courts-métrages, il a collaboré avec des cinéastes de renom et a vu ses œuvres récompensées dans plusieurs festivals prestigieux.
Diplômé des Ateliers du Cinéma de Claude Lelouch, Simon Boulier a affiné son art du scénario aux côtés du réalisateur et lors de masterclass dirigées par Luc Besson. Il a commencé sa carrière en tant qu’assistant réalisateur sur Ava de Léa Mysius et Chacun sa vie de Claude Lelouch. En 2017, son scénario Les Résidents a été primé au Festival international du film de Belfort, avant qu’il ne réalise Quand viendra la tempête, produit par Les Films 13.
En parallèle du cinéma, Simon Boulier s’est également illustré dans la fiction sonore avec Origin, dont les deux saisons ont figuré dans le top 10 d’Apple Podcast et ont été récompensées par le prix ARCES 2023. Son premier long-métrage, La Parle, a été sélectionné à la Mostra de São Paulo et au Festival international de Saint-Jean-de-Luz. Plus récemment, il a coécrit Géants, le prochain film de Géraldine Danon, attendu en 2025, et son scénario Archers est finaliste au Festival international des scénaristes de Valence.
Actuellement, il se consacre à l’écriture de son premier roman, un thriller historique situé pendant la Seconde Guerre mondiale.
Son avis s’appuie donc sur une riche expérience du scénario, ce qui le rend particulièrement précieux dans cette analyse.
Qu’est-ce qui vous a amené à exercer ce métier ?
« La possibilité de tout inventer, de partir de rien. Je crois que c’est ça qui m’a accroché. Donner vie à un monde, le voir grandir, évoluer, jusqu’à ce qu’il devienne réel aux yeux des autres. C’est une sensation unique, une liberté totale. Et surtout, je savais que chaque projet m’emmènerait ailleurs. Une nouvelle histoire, un nouveau regard, une façon différente d’explorer le réel. On ne cesse jamais d’apprendre et c’est ça qui me passionne. »
Quel est votre avis sur la reconnaissance générale de votre métier ? Comment ressentez-vous la reconnaissance de votre travail, en particulier dans des projets collaboratifs où le rôle du scénariste peut parfois être moins visible ?
« On est très loin du Hollywood des années 30-50, où le scénariste était au centre de tout, presque aussi exposé que les acteurs le sont aujourd’hui. Aux États-Unis, cette reconnaissance existe encore un peu. En France, c’est une autre histoire. À part quelques initiatives comme le Festival de Valence, le scénariste reste dans l’ombre. Notre travail est souvent perçu comme une simple étape avant le vrai départ d’un projet, alors qu’écrire un bon scénario est essentiel. Tout part de là. Un film ne peut pas être meilleur que son scénario et pourtant, cette étape reste invisible aux yeux du public et sous-estimée dans l’industrie. En fait, tout commence par l’écriture, mais une fois le film lancé, on oublie souvent d’où il vient. »
Existe-t-il des moments ou des expériences qui vous ont particulièrement marqué concernant la gestion de vos droits d’auteur ? Comment gérez-vous le stress ou les frustrations liées à la reconnaissance de votre travail ou à la rémunération de vos droits d’auteur ?
« Il y a quelques années, un projet sur lequel j’avais investi des mois de travail a été distribué sous le nom d’une structure qui s’est approprié mon travail. Leur nom était mis en avant, comme si l’histoire leur appartenait. Moi, je n’existais plus.
C’était frustrant, rageant même. À l’époque, j’étais moins vigilant. Je n’avais pas anticipé, pas assez protégé mon travail, je me suis laissé dépasser.
Depuis, j’ai compris que l’écriture ne s’arrête pas au dernier mot du scénario. Il faut défendre son travail à chaque étape. C’est pour ça que je suis aujourd’hui en recherche d’un agent, pour mieux négocier mes contrats et structurer ma carrière. Et surtout, je ne signerai plus un contrat sans le faire relire par un avocat spécialisé en propriété intellectuelle. L’expérience m’a appris que protéger son travail n’est pas une option, c’est une nécessité. Écrire, c’est une chose. Faire en sorte que ce travail soit respecté en est une autre.
Je ne ressens pas de stress par rapport à ça. Chaque projet est en quelque sorte le brouillon du suivant. Le but est d’obtenir de plus en plus de reconnaissance, sans se laisser freiner par les éventuels échecs du passé. »
Comment vous sentez-vous à l’idée de déléguer une partie du contrôle sur vos créations lorsque vous signez un contrat avec un producteur ou une chaîne ? En tant que scénariste, quelle place accordez-vous à votre « paternité » créative sur un projet une fois qu’il a été cédé à la production ? Ressentez-vous un décalage entre ce que vous aviez imaginé et la production finale ?
« Avec le temps, j’ai appris à prendre du recul. Une fois le scénario terminé, il appartient à d’autres. C’est le jeu. Le cinéma est un art collaboratif avant tout. Quand on n’est pas réalisateur, il faut savoir passer le relais. En fait, tout dépend de la manière dont cela se fait. Je donne mon travail avec plaisir quand je sais qu’il part entre les mains d’un réalisateur et d’une production avec qui nous sommes alignés depuis le début du processus. Là, il ne s’agit pas de perdre le contrôle, mais de voir une vision partagée prendre forme à l’écran. Le vrai problème, c’est quand les modifications ne sont pas faites pour améliorer l’histoire, mais pour répondre à des impératifs externes : plaire à certaines commissions, entrer dans des cases, accélérer la mise en production. Aujourd’hui, le travail du scénariste est trop souvent sacrifié pour des raisons financières. On parle de liberté artistique, mais elle reste fragile lorsque l’écriture doit s’adapter à des contraintes qui ne servent pas l’histoire. C’est là que la frustration peut naître, bien plus que dans le fait de déléguer. Parce qu’au fond, on ne peut rien y faire. »

Désormais, voici l’avis de Mohamed Nader Bounazou, scénariste polyvalent, dont l’approche narrative est nourrie par un parcours atypique et une passion pour les mythes oubliés. Ancien juriste pénaliste, il a choisi de se consacrer pleinement à l’art du récit, en explorant différentes formes de narration à travers le prisme de sa culture et de ses inspirations.
En effet, après une carrière en droit pénal, Mohamed Nader Bounazou a décidé de tout quitter pour suivre sa vocation : raconter des histoires. Aujourd’hui, il est scénariste de séries indépendant, évoluant dans des genres variés tels que le thriller, l’action, la comédie et le fantastique. Toutefois son talent ne se limite pas au petit écran, puisqu’il s’intéresse également à d’autres médias comme le cinéma, la littérature et le jeu vidéo.
Depuis septembre 2022, il travaille en tant que scénariste indépendant sous l’étiquette Nouvelles Écritures. Son regard, affûté par son expérience du droit et sa maîtrise des codes de l’écriture, apporte ainsi une perspective particulièrement enrichissante.
Qu’est-ce qui vous a amené à exercer ce métier ?
« J’ai longtemps étouffé mon côté artistique, pensant que la stabilité passait par un métier sérieux et reconnu, comme le droit. Venant d’une ZEP, aîné d’une famille de 6 enfants, aux revenus très modestes : je n’avais pas le droit à l’erreur. Pour me sortir du quartier je devais suivre une voie sérieuse et rapide. J’ai suivi cet état d’esprit, me spécialisant en droit pénal, et exerçant pendant 5 ans…jusqu’au décès de mon grand-père. Cet événement a été un électrochoc : j’ai compris que je ne pouvais plus me mentir. J’avais grandi en écoutant et racontant ses histoires, il était conteur en Algérie, son rôle était fondamental là-bas. J’ai décidé de remettre cette dimension au centre de ma vie et d’assumer pleinement mon envie d’écrire et de raconter des histoires. »
Quel est votre avis sur la reconnaissance générale de votre métier ?
« Le métier de scénariste est paradoxalement essentiel et sous-estimé. Sans scénario, il n’y a pas d’histoire, et pourtant, en dehors du milieu, peu de gens savent qui écrit vraiment les films et les séries qu’ils regardent. En France, la reconnaissance progresse, mais le scénariste reste souvent dans l’ombre des réalisateurs et des acteurs. C’est frustrant, mais aussi un défi stimulant : se battre pour la reconnaissance du métier, tout en sachant que l’essentiel est dans l’impact des histoires qu’on raconte. »
Comment ressentez-vous la reconnaissance de votre travail, en particulier dans des projets collaboratifs où le rôle du scénariste peut parfois être moins visible ?
« La reconnaissance vient rarement du grand public, mais davantage des pairs et des équipes avec qui je travaille. C’est dans les échanges avec des réalisateurs, des comédiens ou même des spectateurs sensibles au récit que je ressens le plus cette validation. Toutefois, il arrive que le scénariste soit relégué au second plan dans la communication autour d’un projet, ce qui peut être frustrant. J’essaie de ne pas m’attarder sur ça et de me concentrer sur ce que j’apporte aux projets : si l’histoire marque les esprits, alors j’ai fait mon travail. »
Existe-t-il des moments ou des expériences qui vous ont particulièrement marqué concernant la gestion de vos droits d’auteur ? Comment gérez-vous le stress ou les frustrations liées à la reconnaissance de votre travail ou à la rémunération de vos droits d’auteur ?
« Oui, plusieurs fois. Il y a toujours cette tension entre la valeur d’un travail et la manière dont il est reconnu financièrement et juridiquement. J’ai déjà vécu des situations où je devais me battre pour être correctement crédité ou rémunéré. C’est un apprentissage : aujourd’hui, je suis vigilant sur mes contrats et mes droits. Le stress vient souvent du fait qu’en tant qu’artiste, on veut créer, mais qu’il faut aussi gérer l’aspect business. J’ai appris à ne pas tout prendre personnellement et à défendre mon travail avec fermeté. »
Comment vous sentez-vous à l’idée de déléguer une partie du contrôle sur vos créations lorsque vous signez un contrat avec un producteur ou une chaîne ?
« C’est un mélange d’excitation et d’appréhension. Voir une histoire prendre vie grâce à d’autres talents est fascinant, mais cela signifie aussi lâcher prise sur certains choix. Je suis conscient que le cinéma et la télévision sont des œuvres collectives, donc j’accepte l’idée qu’un scénario va évoluer. Mais il y a une limite : si la transformation trahit l’essence de ce que j’ai écrit, alors c’est un problème. C’est pourquoi j’essaie, autant que possible, de m’impliquer au-delà de l’écriture pour garder un regard sur la production. »
En tant que scénariste, quelle place accordez-vous à votre « paternité » créative sur un projet une fois qu’il a été cédé à la production ? Ressentez-vous un décalage entre ce que vous aviez imaginé et la production finale ?
« La « paternité » d’un projet est une question essentielle. Je me considère toujours comme l’architecte de l’histoire, même si d’autres vont en poser les briques et la peindre à leur façon. Il y a toujours un décalage entre le scénario et le résultat final, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Ce qui compte, c’est que l’esprit du projet soit respecté. Si je sens que ce n’est pas le cas, alors je ressens une forme de trahison artistique. Mais j’apprends aussi à accepter que chaque projet ait une vie propre et que, parfois, ce qu’on perd en contrôle, on le gagne en surprises et en rencontres. »

Enfin, voici l’avis de Martin Day, réalisateur et assistant réalisateur expérimenté, dont la carrière dans l’industrie audiovisuelle, notamment pour des productions majeures diffusées sur TF1, France Télévisions et Netflix, confère une pertinence particulière à son regard critique.
En effet, Martin Day a contribué à de nombreuses productions télévisuelles et cinématographiques. Actuellement réalisateur sur Plus Belle la Vie encore Plus Belle, il a également dirigé plus de 150 épisodes de Demain nous appartient et 20 épisodes de L’amour à l’épreuve.
Il a collaboré avec de grandes chaînes comme TF1 et France Télévisions, et a également travaillé pour Netflix en tant que second assistant réalisateur sur la saison 2 de Marseille. Ainsi, son expérience s’étend à des productions variées, incluant Magellan, Joséphine Ange Gardien et Petits Secrets en Famille, ainsi que des projets de fiction comme Mort sur la Piste, où il a officié en tant que premier assistant réalisateur.
Fort d’un savoir-faire technique et artistique acquis sur des plateaux de tournage exigeants, Martin Day possède ainsi une vision aiguisée de la narration.
Quelle importance accordez-vous au scénario dans la réalisation de vos projets ?
« La plus grande, un bon scénario, avec surtout de bons dialogues, est un indispensable pour faire un bon film ou une bonne série. Mais il doit être aussi toujours en mouvement pendant le tournage pour la réussite du projet. »
Pensez-vous que les scénaristes sont suffisamment reconnus dans l’industrie du cinéma et de l’audiovisuel ?
« Pas assez certainement, car pas syndiqués comme aux Etats-Unis. Mais en même temps pas assez solidaires entre eux. Les producteurs aussi (surtout de séries audiovisuelles) ne les respectent pas trop, et les producteurs ne sont pas assez créatifs en France, donc n’utilisent pas assez le potentiel des scénaristes. Aussi en tant que réalisateur, si je décide de proposer un scénario, je n’ai pas de crédit auprès des diffuseurs et des producteurs, il faudra absolument que je sois accompagné d’un auteur qu’ils connaissent. »
Avez-vous déjà été en désaccord avec un scénariste sur une vision de l’histoire ? Si oui, comment avez-vous géré cela ?
« Oui bien sûr. Toujours dans l’échange et dans l’argumentation. S’il me convainc je m’incline. Mais je ne lâche pas facilement, je ferais tout pour le convaincre. »
À travers les témoignages recueillis, une évidence se dessine : malgré les défis contractuels et une reconnaissance parfois en demi-teinte en France, le métier de scénariste demeure une passion indéfectible, portée par celles et ceux qui donnent vie aux histoires. Les scénaristes façonnent notre imaginaire collectif et nous offrent des univers transperçant les limites du réel. À ce titre, les César 2025 n’ont pas manqué de célébrer cet engagement en récompensant Boris Lojkine et Delphine Agut pour L’Histoire de Souleymane, l’illustration d’une œuvre cinématographique rayonnante par les nombreux acteurs impliqués : n’oublions jamais que l’audiovisuel ne doit son prestige qu’à l’harmonie des talents !
En outre, si aujourd’hui l’intelligence artificielle ouvre de nouvelles perspectives dans la création ou peut faire peur à la profession, elle ne saurait remplacer l’émotion brute, la subtilité des dialogues et la profondeur des personnages façonnés par des plumes humaines. Plutôt qu’une menace, bien utilisée, elle pourrait être perçue comme un outil au service des scénaristes, une opportunité d’explorer de nouvelles formes narratives et de repousser les limites du storytelling. Loin de disparaître, le métier évolue ainsi et se réinvente, prouvant une fois encore que la force des histoires réside avant tout dans la vision et le talent de celles et ceux qui les écrivent.
Céliane FERRIN
Notes de bas de page :
[1] Article L113-7 du Code de la propriété intellectuelle
[2] CA Paris, Pôle 5, Ch.1., 6 février 2013, n°11/02408
[3] Article L113-2 alinéa 3 du Code de la propriété intellectuelle : « Est dite collective l’œuvre créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé. »
[4] Article L113-2 alinéa 1 du Code de la propriété intellectuelle : « est dite de collaboration l’œuvre à la création de laquelle ont concouru plusieurs personnes physiques ».
[5] Cour de cassation, Chambre civile 1, 03 juillet 1990, 89-11246
[6] Article L113-1 du Code de la propriété intellectuelle : « La qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’oeuvre est divulguée ».
[7] « Scénariste : un statut juridique à réécrire », UseYourLaw, https://www.useyourlaw.com/scenariste-un-statut-juridique-a-reecrire/.
[8] Article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. »
[9] Cour de Cassation, Chambre civile 1, du 5 juillet 2006, 04-16.687, Inédit
[10] « Protéger vos créations », Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (SACD), https://www.sacd.fr/fr/proteger-vos-creations.
[11] Institut National de la Propriété Industrielle (INPI), Protéger ses créations : tout ce qu’il faut savoir, https://www.inpi.fr/sites/default/files/proteger_ses_creations.pdf.
[12] Sébastien Lachaussée, La contrefaçon de scénario, Le Journal du Net, 26 janvier 2015, https://www.journaldunet.com/management/juridique/1149186-la-contrefacon-de-scenario/.
[13] TGI Paris, 3e ch. 1re sect., 25 févr. 2016, n° 14/04476
[14] « L’action en contrefaçon de scénario à l’encontre de The Artist comme méthode de promotion d’une œuvre cinématographique », IREDIC, 1 mars 2016, https://iredic.fr/2016/03/01/laction-en-contrefacon-de-scenario-a-lencontre-de-the-artist-comme-methode-de-promotion-dune-oeuvre-cinematographique/.
[15] Cour de cassation, civile, Chambre commerciale, 22 mars 2023, 21-24.217, Inédit
[16] « Action en parasitisme du scénario d’une série : mais que fait la police ? », Solvoxia Avocats, https://www.solvoxia-avocats.com/action-en-parasitisme-du-scenario-dune-serie-mais-que-fait-la-police/#:~:text=fait%20la%20police%20%3F-,Action%20en%20parasitisme%20du%20scénario%20d’une%20série,mais%20que%20fait%20la%20police%20%3F&text=Par%20un%20arrêt%20du%2022,d’un%20acte%20de%20parasitisme
Bibliographie :
https://www.wipo.int/pressroom/fr/stories/ip_and_film.html
https://www.nomosparis.com/contrat-scenariste-appreciation-jurisprudentielle-des-clauses-de-remaniement-du-scenario-et-du-droit-de-premier-regard/
https://www.avocats-picovschi.com/oeuvre-audiovisuelle-ou-oeuvres-audiovisuelles_article_219.html
https://www.journaldunet.com/management/juridique/1149186-la-contrefacon-de-scenario/
https://www.legipresse.com/011-44006-Preuve-de-la-contrefacon-de-scenario.html
https://iredic.fr/2016/03/01/laction-en-contrefacon-de-scenario-a-lencontre-de-the-artist-comme-methode-de-promotion-dune-oeuvre-cinematographique/
https://podcasts.apple.com/fr/podcast/séquence-podcast/id1774231674
https://podcasts.apple.com/fr/podcast/comment-cest-raconté/id1289058024
Intervenants :
https://m.imdb.com/fr/name/nm3854655/?ref_=m_login
https://www.linkedin.com/in/martin-day-637669119/
https://www.linkedin.com/in/mohamed-bounazou-071bb9251/
https://www.linkedin.com/in/simon-boulier-8807ba2a9/