Qui dit marque, dit nom ou logo. Mais pourquoi pas, dit couleur également ? La marque est un outil servant aux opérateurs économiques non seulement à faire connaître les produits et services qu’ils proposent, mais également à les reconnaître par la suite et les distinguer de ceux de leurs concurrents. Parmi les marques non traditionnelles, qui ont été pendant longtemps difficilement acceptées car difficilement graphiquement représentées, on retrouve les marques de couleur. Celles-ci ont en réalité toujours fait l’objet de tentatives d’enregistrement parfois couronnées de succès.
Il est vrai que l’on semble facilement associer une marque, et un de ses produits ou services plus particulièrement, à une couleur & inversement : si je vous dis chaussures à talons à la semelle rouge, vous me direz Louboutin très certainement. La société du célèbre créateur français de chaussures et sacs à main de luxe et lui-même ont ainsi tenté de déposer cette fameuse couleur rouge apposée sur une semelle de chaussure à titre de marque. S’en est suivie une saga d’affaires souvent appelées « Rouge Louboutin » ou « Louboutin » en France, aux Pays-Bas, devant le juge européen, ou même devant les juges américains.
Dans l’ensemble de ces litiges, nous ne parlons pas en réalité de la protection d’une couleur à titre de marque mais plutôt de celle d’une nuance c’est-à-dire le résultat du mélange de plusieurs couleurs. Pour Louboutin, c’est la nuance rouge ayant pour référence le code Pantone n°18.1663TP sous la semelle d’un soulier qui fait débat. Dans cette saga jurisprudentielle, est souvent questionnée la distinctivité de cette nuance rouge déposée à titre de marque mais les juges se sont également prononcés sur la notion de forme en droit des marques et l’applicabilité de celle-ci au cas des couleurs. Ces affaires sont ainsi l’occasion d’illustrer le difficile enregistrement puis la délicate protection des marques de couleur dans le domaine de la mode.
I – La saga française : Louboutin contre Zara
C. Louboutin a déposé une marque figurative internationale à l’OMPIi consistant en une semelle de chaussure de couleur rouge pour les chaussures que propose la société du même nom. La société Zara France commercialise des chaussures ayant une semelle rouge et se voit alors reprocher des actes contrefaçon. Le Tribunal de grande instance le Paris, le 4 novembre 2008, estime que la marque de C. Louboutin consistant en la semelle rouge des célèbres souliers est valable car suffisamment distinctive mais déboute néanmoins le requérant de son action en contrefaçon.
Rappelons que pour être valable une marque doit être distinctive, non déceptive c’est-à-dire de nature à tromper le public, être licite, être disponible et jusqu’à la transposition du paquet marque en droit français, susceptible d’une représentation graphique. Le critère de distinctivité est le plus délicat à définir : ni le législateur français ni le législateur européen ne le fait. Il faut comprendre qu’est distinctive la marque qui permet de faire de celle-ci un indicateur d’origine du produit ou du service et qu’au surplus la marque doit être composée d’éléments arbitraires(ex : la marque descriptive n’est pas distinctive, de la même façon que la marque constituée exclusivement par la forme imposée par le produit).
Pour les juges de 1ère instance, l’absence de référence Pantone était sans importance car selon eux le signe était également constitué de l’association de la couleur à d’autres éléments (la semelle et le nom de Christian Louboutin). Mais la Cour d’appel de Paris le 22 juin 2012 : prononce la nullité de la marque car il semblait impossible de déterminer de manière suffisamment précise et exacte la marque en question lors de l’analyse de la figure, la couleur rouge n’étant pas définie grâce à une référence (code internationalement reconnu comme le Code Pantone) et semblant finalement être « imposée par sa nature et sa fonction ». Le manque de distinctivité provient du fait que la marque voit sa forme être dictée par sa nature, la marque consistant en effet en une semelle de couleur rouge mais également du fait que cette couleur n’était pas identifiable au vu du manque de référence à un code internationalement reconnu exigé depuis un arrêté du 2 septembre 2008 lors du dépôt de ladite marque. C’est donc à la fois la forme et la couleur qui posent un problème en ce qu’aucune représentation graphique de ceux-ci n’existe et que le signe est dépourvu de tout caractère distinctif.
Dans un arrêt en date du 30 mai 2012, les Hauts magistrats sont amenés à discuter du pourvoi formé contre la décision mentionnée. La Cour de cassation confirme la nullité de la marque pour défaut de distinctivité : en effet « ni la forme ni la couleur de la semelle litigieuse ne faisaient l’objet d’une représentation graphique lui permettant d’être représentée visuellement »ii. En suivant sa jurisprudence établie en matière de validité de marque de couleur, est logiquement annulée la marque de Christian Louboutin mais les juges rappellent néanmoins qu’une couleur unique peut constituer une marque à condition cependant d’être susceptible d’une représentation graphique et de présenter un caractère distinctif. On peut aussi relever que la notoriété de la marque ne suffisait pas ici à sauver celle-ci : pour la Cour l’usage de la semelle rouge s’attache « à la gamme de chaussures, [et] non à la marque litigieuse ».
La saga Louboutin française ne s’est cependant pas arrêtée là puisqu’en 2014, Louboutin obtient une victoire notamment grâce à la précision d’une référence Pantone lors du dépôt de la marque. Dans l’arrêt rendu par le Tribunal de grande instance de Paris le 16 octobre 2014, Louboutin reproche des actes de contrefaçon à Mme Laken Ngami, entrepreneur individuel, notamment concernant la marque « semelle rouge ». M. Louboutin et la société du même nom soutiennent que la représentation de cette marque telle que déposée remplit bien les conditions nécessaires pour être valide. Ils ajoutent que le signe de la semelle rouge est indicateur de la provenance du produit qui est identifiable grâce à cette première. Enfin, ils soulèvent que la marque internationale correspondante a bien été acceptée à EUIPOiii pour déduire qu’elle présentait un caractère distinctif. Les juges de 1èreinstance vont dans le sens du créateur français : en effet la marque avait été enregistrée avec la référence Pantone 18-1663TP et une illustration permettait d’indiquer où la couleur protégée est apposée sur la chaussure. Ainsi, le critère de représentation graphique est correctement rempli grâce à cette illustration de la chaussure et la référence au code de la couleur dont on recherchait la protection. Concernant sa distinctivité, les juges concluent que la marque est distinctive car « l’application d’une couleur rouge spécifiquement déterminée à la partie extérieure d’une semelle » de couleur rouge sur des talons hauts « constitue une spécificité en soi »iv. Les documents versés permettaient d’établir en effet que l’application d’une telle couleur à un tel emplacement sur des chaussures à talons hauts était un signe qui laissait le consommateur identifier la provenance du produit. Ici les juges ont relevé la notoriété dont bénéficient les chaussures Louboutin dans le domaine des chaussures de luxe où l’association de la semelle rouge à la société Christian Louboutin s’opérait très facilement et fréquemment.
II – La saga européenne : recours devant l’EUIPO & Louboutin contre Van Haren
Devant l’EUIPO en 2011, le créateur français forme un recours contre la décision de rejet de l’enregistrement de sa marque communautaire portant sur la même marque que celle déposée aux Etats-Unis avec la précision de la nuance Pantone 18-1663TP. L’office européen fait droit à ce recours mais limite le champ de validité de la marque : en effet, ne peuvent être visées par celle-ci que les chaussures à talons hauts en classe 25. Ici c’est le caractère distinctif de la marque qui était discuté. Les documents fournis par le requérant ont cependant été efficaces puisqu’ils ont été considérés comme suffisants pour démontrer que la couleur rouge visée est perçue par les consommateurs comme indicateur d’origine, à savoir la Société Louboutin et son créateur du même nom. C’est ainsi par l’usage que la distinctivité a été acquise.
Également du côté européen mais concernant cette fois-ci une affaire néerlandaise, C. Louboutin a fait enregistré sa marque au Benelux consistant encore une fois en une couleur appliquée sur une semelle d’abord pour la classe chaussures puis pour la classe chaussures à talons hauts. Il fait référence à la couleur rouge à l’aide du Code Pantone 18-1663TP et décrit la marque comme constituée de cette nuance appliquée sur la semelle d’une chaussure tout en mentionnant que le contour de la chaussure ne fait pas partie de la marque mais ne sert qu’à montrer l’emplacement de la couleur sur l’objet. Aux Pays-Bas, la société Van Haren commercialise des chaussures à talons hauts avec une semelle rouge. Pour sanctionner une contrefaçon, la société Christian Louboutin et lui-même attaquent la société néerlandaise qui prend comme argument la nullité d’une telle marque pour non-conformité à la Directive 2008/95/CE tendant à rapprocher les législations nationales sur les marques qui établit, entre autres, qu’un signe ne saurait être protégé à titre de marqué s’il est constitué exclusivement par la forme qui donne une valeur substantielle au produit. Les juges néerlandais ne se prononcent pas directement sur le fond et saisissent le juge européen d’une question préjudicielle : selon la directive mentionnée, la ‘forme’ du droit des marques peut-elle être étendue aux caractéristiques du produit qui ne sont pas tridimensionnelles telle que la couleur ? C’est dans un arrêt rendu en Grande chambre le 12 juin 2018, Louboutin c/ Van Haren Schoenen, que le juge européen répond à la question posée : il n’est pas possible de considérer que la couleur, à savoir quelque chose de non délimité dans l’espace, constitue une forme au sens de la Directive. Elle ajoute que la marque litigieuse ne visait pas une forme spécifique puisque lors de l’enregistrement C. Louboutin a précisé que les contours de la chaussures ne faisaient pas partie de la marque et ne servaient qu’à indiquer où la couleur rouge, qu’il voulait voir être protégée, se situe. La marque de couleur rouge semble ainsi valable ; du moins l’argument avancé par la société néerlandaise ne tient pas en ce que la couleur n’est pas une forme au sens de la Directive de 2008 et la nullité ne saurait être recherchée sur ce terrain-là.
Il est intéressant de noter que quelques mois auparavant, les juges français avaient conclu à la validité de la marque française correspondant à celle du Benelux (CA Paris, pôle 5-1, 15 mai 2018, n° 17/07124, Kesslord Paris c/ Louboutin). Les magistrats avaient néanmoins accueilli l’idée que la couleur pouvait être entendue comme une forme au sens de la même Directive mais qu’en l’espèce, cette forme ne conférait pas exclusivement au produit sa valeur substantielle, estimant en effet que les consommateurs pouvaient décider d’acquérir les chaussures pour d’autres raisons que leur fameuse couleur rouge.
III – La saga américaine : Louboutin contre Yves Saint Laurent
La saga Louboutin ne se limite pas aux tribunaux français ou européens. Outre-Atlantique, la société Christian Louboutin intente une action pour contrefaçon, cette fois, contre les sociétés Yves Saint Laurent suite à la commercialisation de chaussures de couleur rouge.
La District Court de New York, dans un arrêt en date du 17 octobre 2011, refuse de valider la marque de la société Christian Louboutin et rejette l’action en fondant l’argumentation essentiellement autour de la décision Qualitex de la Cour Suprême du pays qui avait reconnu l’impossibilité pour une couleur unique d’être protégée à titre de marque si elle apparaît comme « essentielle à l’usage ou à l’objet du produit »v. Le juge conclue qu’il serait peu souhaitable de permettre l’appropriation d’une ou plusieurs couleurs par un créateur ou artiste en ce que cela constituerait « un obstacle, non pas seulement au commerce et à la concurrence, mais également à l’art »vi tout en soulignant le choix par le créateur français de la couleur rouge pour des raisons étrangères à la protection des marques (il relève le caractère attractif du rouge ou encore « l’énergie » qu’apporte cette couleur à la chaussure par exemple, ce qui relève davantage de l’appropriation d’une idée, impossible en droit des marques).
Le Second Circuit de la Cour d’appel fédérale des Etats-Unis considère par la suite que cette marque américaine est valable à certaines conditions tout en rejetant l’action. Le juge évoque le fait qu’une marque consistant en une couleur unique est potentiellement valable dans le domaine de la mode et elle peut d’ailleurs acquérir son caractère distinctif par l’usage (à condition que l’usage de la couleur soit constant et important). Si la Cour fait référence à l’acquisition de la condition de distinctivité par usage c’est parce qu’il est rare que cette condition soit remplie dans le cadre de marques de couleur. En effet, la marque doit permettre de distinguer l’origine d’un produit, ici la chaussure de C. Louboutin par rapport à celles de ses concurrents. Or, il n’est pas évident qu’une semelle rouge ait pu à elle seule distinguer le produit de celui de ses concurrents alors même que la marque n’était pas encore connue à ses débuts. Aujourd’hui cependant, la semelle rouge résonne dans nos esprits de consommateurs comme provenant de la marque Christian Louboutin. C’est donc par l’usage de la couleur (rouge) à cet emplacement (semelle) que l’on réussit désormais à faire le lien entre le produit et l’origine de celui-ci. En appliquant ces conditions (usage constant et proéminent de la couleur par le demandeur), les juges américains soulèvent que la marque, américaine ici, constituée de la semelle rouge de chaussure avait bien acquis ce caractère distinctif par l’usage et permettait ainsi d’identifier la marque Louboutin. Cependant, la semelle rouge doit contraster avec le reste de la chaussure pour qu’une telle distinctivité existe. C’est donc la marque de la semelle rouge contrastant avec le reste de la chaussure qui est protégeable et non la semelle rouge laqué seule : la marque sera modifiée par la suite se conformer à la condition de contraste permettant l’accès à la protection par le droit des marques américain.
Vanille Duchadeau
i Organisation mondiale de la propriété intellectuelle
ii Cass. com., 30 mai 2012, Sté Louboutin c/ Zara
iii European Union Intellectual Property Office
iv TGI Paris, 16 octobre 2014, n°13/08301, M. Christian Louboutin c/ Mme Laken Ngami
v https://pepite-depot.univ-lille2.fr/nuxeo/site/esupversions/c028c850-ffcc-4f71-bcdd-8a9fa1012fa9
vi J.P Arroyo et B. Lhomme Houzai, Une couleur unique peut-elle ou doit-elle être protégée à titre de marque dans le domaine de la mode ? – Étude comparée des affaires Louboutin aux États-Unis et en France.
Sources:
- Arroyo Jean-Philippe & Lhomme Houzai Bénédicte, « Une couleur unique peut-elle ou doit-elle être protégée à titre de marque dans le domaine de la mode ? – Etude comparée des affaires Louboutin aux Etats-Unis et en France », Propriété industrielle n° 7-8, Juillet 2013, étude 8
- Caron Christophe, « Une couleur n’est pas une forme », Communication Commerce électronique n°10, Octobre 2018, comm. 71
- Kahn Anne-Emmanuelle, « Un an de droit de la mode », Communication Commerce électronique n°9, Septembre 2012, chron.8
- TGI Paris, 3e ch., 1re sect., 4 nov. 2008, M. Louboutin et Sté Christian Louboutin c/ Sté Zara France
- Cass. com., 30 mai 2012, n°11-20.724, Sté Louboutin c/Zara: JurisData n°2012-013428
- CJUE, gr. ch., 12 juin 2018, aff. C-163/16, Louboutin c/ Van Haren Schoenen B.V.
- CA Paris, pôle 5-1, 15 mai 2018, n° 17/07124, Kesslord Paris c/Louboutin
- United States District Court Southern District of New York, 17 oct. 2011
- United States Court of Appeals, Second Circuit, 05 sept. 2012
- United States Supreme Court, Qualités Co. v. Jacobson Products Co, 28 mars 1995
- https://www.murielle-cahen.com/publications/anteriorite-marque.asp
- https://pepite-depot.univ-lille2.fr/nuxeo/site/esupversions/c028c850-ffcc-4f71-bcdd-8a9fa1012fa9
- https://curia.europa.eu/jcms/upload/docs/application/pdf/2018-06/cp180084fr.pdf