A l’ère du numérique, la pratique des fan-arts s’est répandue comme une traînée de poudre, stimulée par le désir des consommateurs d’œuvres culturelles de s’approprier activement les univers qu’ils affectionnent. Le fan-art est l’œuvre réalisée par un fan s’inspirant ou reproduisant des personnages, des scènes ou des éléments d’un univers préexistant. Ces créations constituent des réinterprétations personnelles, le plus souvent non-officielles, centrées sur des personnages fictifs créés par d’autres auteurs. Ces pratiques permettent aux fans d’une œuvre de pouvoir communiquer et s’exprimer sur un univers qui leur tient à cœur, tout en contribuant à perpétuer la vie de ces œuvres au fil du temps en intensifiant les échanges autour d’elles après leur parution.
Ce phénomène s’est démultiplié dans la société de l’information, et s’explique par plusieurs facteurs tels que la facilité accrue d’accès aux œuvres, de les partager mais aussi de les produire et de les diffuser grâce aux nouvelles techniques et à Internet. De plus, la possibilité de diffuser ces créations à un large public est aussi favorisée, permettant aux créateurs de partager leurs œuvres dans le monde entier via les réseaux sociaux. L’exemple des fan-arts illustre également une autre tendance intéressante : la volonté du public d’adopter un rôle actif dans le processus créatif, alors qu’il était initialement cantonné au simple rôle de destinataire du contenu culturel.
Cependant, comme on vient de l’exposer, ces créations reprennent et transforment des œuvres préexistantes, protégées par des droits d’auteur. En effet, que ce soit par une atteinte aux droits patrimoniaux lié à une reproduction non autorisée de l’œuvre, ou encore aux droits moraux par une atteinte à l’intégrité de l’œuvre en modifiant son sens ou son contenu, ces œuvres secondes semblent difficilement conciliables avec la protection assurée par les droits d’auteur. Ces pratiques suscitent ainsi de nombreuses discussions, tout comme la catégorie plus générale et floue des œuvres transformatives, afin de déterminer l’encadrement à apporter à ces créations. Le législateur s’efforce constamment de trouver un équilibre entre le droit d’exclusivité dont jouissent les auteurs sur leurs œuvres et l’intérêt général du public, notamment en lui permettant d’accéder aux œuvres ou d’en faire un usage privé. C’est dans cette optique que des exceptions légales sont prévues pour équilibrer la protection des droits d’auteur et la liberté d’expression ou les intérêts légitimes du public.
Il est indéniable qu’une personne désirant utiliser une œuvre protégée par le droit d’auteur pour en créer une nouvelle reste soumise aux droits appartenant à l’auteur de l’œuvre originale. Actuellement, la seule réponse à ce conflit réside dans le régime des œuvres composites. En effet, les auteurs de ce type de créations doivent exercer leurs propres droits « sans préjudice des droits de l’auteur de l’œuvre originale »[1]. Ainsi, les droits de l’auteur de l’œuvre composite sont subordonnés à ceux de l’auteur de l’œuvre première, et il lui est impératif de respecter ses droits patrimoniaux et moraux. Aujourd’hui, c’est justement ce qui est remis en question par de nombreux utilisateurs finaux et leurs représentants, car cette dépendance constituerait un frein à la liberté de création. Cette liberté, découlant de la liberté d’expression, est de plus en plus revendiquée et a bénéficié d’une réception par la jurisprudence qui la met en balance avec le droit moral, malgré l’existence d’une liste légale limitative d’exceptions.
En considération de ces divers éléments, la question centrale de cet article réside dans la manière dont on peut concilier, la liberté d’expression ou de création nécessaire à la réalisation d’un fan-art, avec les droits des auteurs des œuvres originales dont elles s’inspirent.
Il est donc essentiel, dans un premier temps, de se pencher sur les points de conflit entre ces divers droits concurrents, par une analyse des atteintes que peuvent porter les fan-arts sur les droits d’auteur (I). Dans une seconde partie, il conviendra d’étudier les diverses solutions qui peuvent être envisagées pour permettre de concilier ces droits avec la liberté de création de l’utilisateur final (II).
I – Une épineuse réception des fan-arts par le droit d’auteur
- A) Une appréciation compliquée du régime à adopter pour les fan-arts
La prolifération des fan-arts sur l’Internet est intrinsèquement liée au phénomène grandissant des « contenus générés par les utilisateurs » (tiré de l’anglais « user generated content » UGC). Cette expression a notamment était reprise pour la première fois dans le livre vert de la Commission européenne de 2008, qui a intitulé une de ses sections par ces termes. Cette dernière propose la définition suivante des UGC tirée d’une étude de l’OCDE : « contenu rendu publiquement disponible sur Internet, qui traduit un certain effort de créativité et dont la création intervient en dehors des pratiques et habitudes professionnelles »[2]. À ce titre, plusieurs particularités sont à dégager. La première particularité est que le contenu doit avoir une dimension numérique. Ensuite, l’utilisateur, qui doit être un amateur, doit avoir fourni un travail créatif et ne pas s’être limité à mettre en ligne une œuvre sans modification.
Le fan-art dans le sens par lequel on l’entend aujourd’hui correspondrait donc à cette définition et serait une catégorie de ce qu’entend recouvrir les UGC. C’est dans le cadre de ces nouvelles pratiques numériques que de nombreuses discussions se sont levées sur la régulation des œuvres transformatives, en raison de la contradiction de ces dernières avec le droit de monopole offert sur l’œuvre transformée par le droit d’auteur.
Cependant, il se pose un problème de taille à cette régulation. La définition des contours des œuvres transformatives, pour déterminer si elles doivent recevoir l’application d’un régime propre, ou de savoir si ces œuvres peuvent être assimilées aux œuvres composites. L’incertitude de ce régime résulte d’une absence totale de définition de cette notion, que ce soit par le législateur ou en jurisprudence. Pourtant, il est nécessaire d’établir les contours de cette notion pour pouvoir déterminer de quels droits disposent les utilisateurs et les auteurs. Cette catégorie d’œuvres semble correspondre à celle des œuvres composites, étant donné que l’œuvre nouvelle transformée incorpore « une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière »[3], ainsi l’auteur de l’œuvre seconde devra se conformer aux droits de l’auteur de l’œuvre préexistante. Pourtant, la catégorie des œuvres transformatives ne semble pas se conforter avec la catégorie des œuvres composites, comme l’évoque de nombreux rapports portant sur l’encadrement de cette nouvelle notion. Mais pour autant, les rapports sur cette notion ne savent pas non plus réellement sur quel pied danser, comme en témoigne le rapport du CSPLA, qui consacre une section à son « incertitude terminologique » sans résoudre cette problématique. Son introduction affirme même que « les rédacteurs du présent rapport ont dû faire face à un défi majeur tenant à la définition de l’objet de leur analyse »[4]. De plus, les articles consacrés à cette question sont limités et témoignent des mêmes incertitudes.
Cependant, la thèse de Pauline Leger, maître de conférences, constitue le premier et unique travail d’ampleur effectué sur le sujet des œuvres transformatives. Elle répond à la question précédemment posée sur la spécificité de ces œuvres par rapport aux œuvres composites, justifiant ainsi un nouveau vocable.
Bien qu’elle affirme que la notion d’œuvre transformative a été introduite pour répondre juridiquement à la mise en lumière de nouvelles pratiques engendrées par les nouvelles techniques numériques, elle ne s’arrête pas là et avance que l’œuvre transformative serait « une notion fonctionnelle ».
Elle explique que « la notion d’œuvre transformatrice ne peut être juridiquement appréhendée qu’au regard de certaines des fonctions particulières qu’elle poursuit. C’est le message précis porté par elle qui justifie sa spécificité »[5]. En effet, cette affirmation découle du constat que cette notion ne peut être caractérisée ni par les modalités de création telles que l’utilisation d’outils numériques, ni par la qualité du créateur, professionnel ou amateur, ce qui permet d’exclure la limitation de son champ d’application aux UGC.
En réalité, cette conclusion résulte de deux méthodes d’analyse. La première consiste à partir de l’analyse des œuvres composites qui accueillent des œuvres de nature hétérogène en raison de la généralité de la définition et à observer que les pratiques récentes révèlent les différents liens que peut entretenir l’œuvre seconde avec l’œuvre d’origine. La seconde méthode est une analyse des mouvements culturels, qui se sont succédés et qui coexistent aujourd’hui. Elle distingue, à ce titre, au sein des œuvres composites, les œuvres dérivées, les recueils et les œuvres transformatives qui se différencient notamment en raison du lien qu’elles entretiennent avec l’œuvre première. Les œuvres dérivées ont pour finalité de « conserver la substance de l’œuvre », tout en les « transposant dans une nouvelle forme d’expression afin qu’elle atteigne un nouveau public », plus large. Elles désignent le premier mouvement associable aux industries culturelles, qui se tournent naturellement vers des œuvres déjà populaires pour les dériver et ajuster leur forme afin d’atteindre un public élargi. Cela est le cas des adaptations de romans en films, à condition que l’auteur de l’œuvre originale ne participe pas à la nouvelle création.
En revanche, les œuvres transformatives résultent du second mouvement, une continuité du premier. Comme l’affirme Pauline Leger, « l’omniprésence de la culture a ensuite conduit des artistes à ériger l’emprunt aux œuvres d’autrui en modalité de création »[6] avec notamment, le mouvement de l’art de l’appropriation. Ce dernier implique la réutilisation d’une œuvre, mais l’aspect crucial de la seconde création n’est pas tant celle d’origine, que le message qu’elle souhaite exprimer. De plus, le même constat s’applique aux amateurs. Le « Web 2.0 » a incité le public à s’approprier les œuvres qui l’entourent comme moyen d’expression et à participer à des discussions autour de ces dernières. Les fan-fictions, au même titre que les fans arts, en sont un exemple, car ils ne se contentent pas de transposer l’œuvre dans une nouvelle forme, mais la revisite en déplaçant les personnages dans un autre univers, une autre période, ou en les faisant interagir avec d’autres œuvres. Elles offrent un nouveau regard sur l’œuvre première, les auteurs cherchant « l’information et l’interaction autour d’un centre d’intérêt particulier »[7] tout en utilisant celle d’origine comme base pour leur création.
Ainsi, l’œuvre transformative est composite, mais son lien avec l’œuvre d’origine diffère de celui des œuvres dites dérivées. Alors que cette dernière reste dans une certaine mesure fidèle à l’œuvre d’origine, l’œuvre transformative s’en éloigne et crée un décalage avec celle-ci. Elle « l’interpelle, la bouscule, l’interroge, l’examine »[8], son objectif étant de susciter une discussion autour de l’œuvre reçue plutôt que de simplement en proposer une nouvelle version.
Cependant, la définition des œuvres transformatives ne se limite pas simplement au décalage par rapport à l’œuvre d’autrui. Il est crucial de rappeler que cette notion a émergé dans le contexte d’une réévaluation des droits d’auteur face à la liberté d’expression. La définition fonctionnelle fournie par Pauline Leger permet d’identifier la spécificité de ces œuvres par rapport à cette liberté : elles utilisent l’œuvre première comme moyen d’expression et dialoguent avec elle. Ces créations sont ainsi principalement porteuses d’un message qui se dévoile lorsqu’on les compare à l’œuvre première. Elles cherchent à susciter une réflexion sur cette dernière. Ce dialogue peut être directement lié à l’œuvre, comme dans le cas d’un fan-art qui viendrait caricaturer l’œuvre d’origine, ou s’appuyer sur cette création pour transmettre un message nouveau. Deux conditions sont définies par Pauline Leger pour qualifier une œuvre de « transformative ». La première exige que le décalage entre l’œuvre seconde et l’œuvre première doive avoir un objectif précis : celui d’inviter à la réflexion sur cette dernière ou autour d’elle. En d’autres termes, elle doit être porteuse d’un message en relation avec l’œuvre d’origine. La deuxième condition repose sur la perception du public. Ce dernier ne doit pas percevoir l’œuvre comme une simple imitation, et l’objectif poursuivi, conforme à la première condition, doit être clairement perceptible à ses yeux.
Cette interprétation des œuvres transformatives est pertinente et demeure la seule à ce jour à être exhaustive, précisant clairement les contours de la notion. Toutefois, il est crucial de rappeler que cette définition ne concorde pas avec celle retenue par d’autres études sur le sujet, comme précédemment mentionnés. Néanmoins, dans une perspective de réglementation, il est impératif que ces œuvres puissent être identifiées de manière précise.
Après avoir examiné les défis liés à la définition de la notion d’œuvre transformative dans le cadre du droit positif, il est maintenant crucial d’explorer la question complexe des atteintes que celles-ci portent envers les droits de l’auteur. En effet, les fan-arts peuvent porter atteinte envers l’intégrité substantielle de l’œuvre ou dans l’intégrité du message transmis, ce qui implique que ces derniers puissent être dénaturants. Cela engendre inévitablement un conflit entre les droits d’auteur sur l’œuvre première et la liberté de création de l’auteur de l’œuvre seconde. Un équilibre doit nécessairement être recherché.
- B) Un conflit émergeant de la reprise d’une œuvre préexistante protégée
Les interactions entre l’œuvre première et le fan-art présentent une complexité importante, difficile à harmoniser. En effet, le créateur d’un fan-art peut faire le choix de réutiliser une œuvre potentiellement protégée par des droits d’auteur, l’exposant ainsi à jouer sur le fil de la contrefaçon.
Si celle-ci n’est pas tombée dans le domaine public, il réaliserait une reproduction de l’œuvre non autorisée par l’auteur et serait donc contrefacteur.
Ensuite, une problématique évidente se soulève vis-à-vis des droits moraux de l’auteur sur son œuvre, si le fan-art modifie le contenu ou le message de l’œuvre d’origine, et plus particulièrement par rapport au droit au respect de l’œuvre et au droit de paternité.
En ce qui concerne le droit de paternité, qui permet de reconnaitre le lien de filiation entre l’auteur et son œuvre, il peut résider certaines controverses. En effet, le fan-art pourrait porter atteinte à ce lien, en induisant une confusion quant à l’origine de cette œuvre. Si le public ne parvient pas à discerner qu’il s’agisse bien d’une œuvre transformative, il pourrait alors supposer que le contenu de l’œuvre seconde est entièrement le fruit du travail de l’auteur du fan-art, alors même que celui-ci s’est basé sur un travail déjà préexistant. De même, le public pourrait aussi être amené à croire que le fan-art serait une version officielle de l’œuvre, reconnue par l’auteur originel et modifierait l’intégrité de l’œuvre d’origine.
Or, la Cour de cassation a déjà pu rappeler que « le fait de reproduire totalement ou partiellement l’œuvre d’autrui en s’en appropriant la paternité, dénoncé par l’auteur comme constituant une contrefaçon, portait nécessairement atteinte à son droit moral »[9]. Dès lors, lorsqu’un fan-art implique une confusion dans l’esprit du public avec l’œuvre d’origine, on peut considérer que cette création porte atteinte au droit de paternité de l’auteur sur l’œuvre première. C’est ce raisonnement qui a pu être retenu dans le cadre de l’arrêt rendu dans l’affaire de La suite des Misérables, même si dans cette espèce, la cour d’appel de renvoi avait pu déterminer que « l’esprit général des Misérables n’a pas été dénaturé, et qu’il n’y avait aucun risque de confusion pour le public ». Par conséquent, la création d’une suite par un autre auteur pour cette œuvre originale n’a pas porté atteinte au droit de paternité de Victor Hugo, du moment que cette suite ne porte aucune confusion dans l’esprit du public sur l’origine de l’œuvre seconde.
Pour ce qui est du droit au respect, il s’agit d’une prérogative importante accordée à l’auteur, indispensable pour préserver l’essence même de son travail. Une œuvre, pour être considérée comme originale, doit faire figurer l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Ainsi, toute atteinte portée par un tiers sur la substance de l’œuvre ou tout détournement de celle-ci, va porter pareillement atteinte directement à la personnalité même de l’auteur. Dans une perspective profondément personnaliste du droit d’auteur, il faut donc protéger la personne et la dignité du créateur. C’est en quoi, l’article L.121-1 du CPI dispose que « l’auteur jouit du droit au respect de son nom, de sa qualité et de son œuvre. ». En effet, les droits moraux constituent des droits de la personnalité, qui sont inaliénables, perpétuels et imprescriptibles, car il est essentiel de pouvoir en tout temps protéger l’œuvre, qui doit être présentée au public selon la volonté de son auteur et non de manière altérée. Par conséquent, le droit au respect de l’œuvre interdit toute modification de celle-ci sans le consentement préalable de l’auteur, que ce soit par l’ajout, le retrait, ou encore la modification d’éléments. Ce droit permet non seulement de protéger l’intégrité même de l’œuvre, mais aussi de sanctionner toute atteinte à l’esprit de l’œuvre par rapport aux conditions dans lesquelles l’accès à celle-ci a été accordé.
Pour des exemples d’une application en jurisprudence de ce droit au respect, il a déjà pu être retenu que le fait de coloriser un film en noir et blanc pouvait constituer une atteinte au droit au respect[10], ou encore, l’ajout d’une musique à un film muet pouvait pareillement constituer une contrefaçon de l’œuvre originale[11]. Plus récemment, la Cour de cassation a pu retenir que l’utilisation dans une boîte à musique, de fragments de chansons de Charles TRENET alors qu’une autorisation de reproduction fragmentée avait été obtenue, constituait une atteinte à l’intégrité de l’œuvre. En effet cette exploitation était un arrangement musical qui résultait d’une « simplification excessive, qui ne permettait pas de retrouver la richesse et la texture de la musique originelle, transformait l’œuvre et la banalisait »[12]. Cette décision souligne la grande puissance du droit au respect, car même en présence d’une autorisation d’exploitation patrimoniale de l’œuvre, l’éditeur reste exposé à ce qu’on puisse le reconnaitre comme contrefacteur, en raison de la dénaturation de celle-ci, par le seul contexte de sa commercialisation.
Par conséquent, les fan-arts, par leur démarche consistant à reprendre une œuvre originale, apportent nécessairement des modifications à celle-ci, que ce soit dans son intégrité intrinsèque ou dans son message extrinsèque. Imaginons par exemple un personnage fictif écrit par son auteur comme étant homosexuel, qui serait repris au sein de fan-arts qui viserait à propager des propos homophobes ou anti-LGBT. Partant, les fan-arts peuvent aisément être considérés comme étant dénaturants et devraient nécessairement recueillir l’accord de l’auteur d’origine pour permettre la reprise de son œuvre, tout en étant restreint à la limite de la dénaturation de l’œuvre.
Pour autant, le droit d’auteur connait des exceptions pour permettre d’assurer une mise en balance entre le monopole accordé par ce droit exclusif, et les libertés des autres individus ou encore pour des raisons pratiques. Il convient désormais d’admettre comment le droit peut permettre de concilier la pratique des fan-arts avec le droit d’auteur, et les potentielles propositions d’évolution du droit qui ont été soulevé pour permettre de rendre ces pratiques licites.
II – La recherche d’une conciliation entre les fan-arts et le droit d’auteur
Pour atténuer l’exclusivité du droit d’auteur, des exceptions ont été transposées par le législateur pour permettre de paralyser les prérogatives de l’auteur en les mettant en balance avec certains autres principes, comme la liberté d’expression ou l’accès à la culture et à l’éducation. Pourtant, après avoir constaté que l’intégration de ces créations au sein de ces exceptions n’est pas possible (A), il conviendra d’étudier certaines solutions proposées par les divers rapports ou par les droits étrangers pour permettre d’autoriser ces œuvres (B).
- A) La difficile incorporation des fan-arts au sein des exceptions légales existantes
Le législateur a prévu des exceptions légales à l’article L.122-5 du CPI pour permettre de paralyser les droits patrimoniaux de l’auteur en autorisant la reproduction de l’œuvre dans certains cas limitativement déterminés. Cependant, ces exceptions ont vocation uniquement à empêcher l’auteur de faire usage de ses prérogatives patrimoniales, en interdisant la reproduction ou la représentation de l’œuvre au public. De ce fait, même en présence de ces exceptions, les problèmes liés à une atteinte aux droits moraux de l’auteur demeureraient inchangés. De plus, parmi la longue liste d’exceptions prévues au sein du code de propriété intellectuelle, uniquement certaines semblent intéressantes à la discussion pour une potentielle application à la pratique des fan-arts.
Tout d’abord, l’exception de courte citation permet selon l’article L.122-5 du CPI d’utiliser des œuvres au sein « d’analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’œuvre à laquelle elles sont incorporées », mais cela uniquement « sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source ». Cette exception pourrait donc permettre de reproduire une œuvre originale, dans une œuvre seconde. Cependant, cette exception ne semble s’appliquer qu’à la reproduction ou la représentation servile, car cette possibilité d’usage de l’œuvre à des fins pédagogiques ne permet pas pour autant de porter atteinte à la substance ou à modifier l’œuvre citée dans son intégrité formelle. La citation ne permet pas de diffuser l’œuvre en modifiant son contenu, le fan-art ne peut donc pas jouir de cette possibilité. De plus, cette exception se limite uniquement à des fins particulières de pédagogie, ce qui semble étranger à la finalité des fan-arts, qui peut varier d’une création à l’autre. De plus, la nécessité de mentionner la source de l’œuvre originale peut poser problème en cas d’œuvre graphique de transformation, car cette source ne peut pas dans la plupart des cas être présentée de manière concomitante avec le fan-art.
Il faudrait donc se tourner vers l’exception de parodie qui semblerait permettre une intégration plus importante de cette catégorie d’œuvre. En effet, l’exception de parodie semble plus convenable, car elle permet de reprendre une œuvre existante pour pouvoir s’en moquer ou tourner en dérision une situation, dans l’objectif de faire rire le public. Cette exception semble pouvoir permettre de porter atteinte au droit au respect de l’œuvre, et de pouvoir l’utiliser sans l’accord préalable de l’auteur, car très peu d’auteurs n’accepteraient que l’on raille leurs créations ou leur personne. Cette exception pourrait donc inclure la pratique des fan-arts, car celle-ci permettrait de porter atteinte au droit au respect qui bloque la reprise d’une œuvre pour la modifier, même si la parodie pose la limite du respect à l’intérêt légitime de l’auteur. Cependant, cette exception est strictement limitée à une vocation de manifestation d’humour, comme vise à le rappeler la Cour de justice de l’Union européenne dans sa jurisprudence[13], et donc une telle approche ne permet d’intégrer qu’une fraction de la variété des fan-arts. Si une telle création a une vocation humoristique, sa réalisation et sa diffusion seraient autorisées. Mais pour autant, la majeure partie de ce type d’œuvres n’a pas spécialement pour objectif de rechercher une telle vocation, et chercheraient plutôt à faire circuler d’autres messages, propres à leur auteur, ou alors peut se trouver dénué de toute vocation.
On le voit donc aisément, il apparait que les fan-arts rencontrent des difficultés à s’inscrire dans ces diverses exceptions. Cependant, cela ne signifie pas que le droit positif rejette la possibilité de conciliation entre la liberté de création et d’expression de l’auteur du fan-art d’une part, et la rigidité de la protection du droit d’auteur sur l’œuvre originale d’autre part. En effet, sous l’impulsion du droit européen, qu’il provienne de l’Union européenne ou de la Cour européenne des droits de l’Homme, la jurisprudence s’efforce à concilier ces différents droits en présence, par une mise en balance entre ces droits fondamentaux, bien que par leur nature, tout semble les voir s’opposer.
- B) Les solutions proposées pour opérer une conciliation
« Il serait particulièrement dommageable de laisser se creuser un fossé entre le droit de la propriété intellectuelle et les pratiques culturelles des internautes »[14]. Le rapport Lescure met en garde sur la nécessité d’adapter le droit d’auteur aux nouveaux usages, tels que les pratiques transformatives, dont les fan-arts font partis. En effet, le régime des œuvres composites rend le fan-art dépendant de l’œuvre première, en imposant un strict respect des droits patrimoniaux et moraux de l’auteur initial. Ainsi, le fan-art réalisé sans autorisation ou dénaturant l’œuvre première sera qualifiée de contrefaisante. Le Livre Vert de la Commission européenne de 2008 affirme que cela pourrait constituer un « obstacle à l’innovation ».
À cet égard, la doctrine connait un débat sans issue opposant les partisans de la liberté d’expression et de création, à ceux affirmant le maintien des contours actuels du droit d’auteur. Ces conflits, s’expliquent par la nature même du droit d’auteur, qui est le résultat d’un compromis guidé par la mise en balance de l’intérêt général face à l’intérêt de l’auteur qui doit pouvoir vivre de ses œuvres. Il faut donc une nouvelle fois concilier les intérêts de l’auteur avec les intérêts du public.
En ce qui concerne l’auteur de l’œuvre première, même si les positions peuvent diverger, leurs préoccupations sont le plus souvent liées au respect de leurs droits patrimoniaux et au besoin de tirer une rémunération en cas d’exploitation de leur œuvre. Du point de vue de leurs droits moraux, il existe une volonté de préserver le respect de leur œuvre et d’obtenir une considération pour celle-ci. Tandis que pour les auteurs de l’œuvre transformée, leur volonté est de s’exprimer à travers des œuvres préexistantes et de ne pas voir leurs créations exclues des circuits.
Les études menées sur les œuvres transformatives s’orientent majoritairement vers une conciliation par l’établissement d’une exception. Il peut s’agir d’une exception sui generis ou de l’aménagement d’exceptions existantes par une extension de leur champ d’application, qui permettrait la réutilisation pure et simple d’une œuvre pour des fins non commerciales. Cependant, l’adoption d’une telle solution, qui permettrait à un individu de reprendre une œuvre pour en créer une autre sans que l’auteur de l’œuvre originale puisse en principe s’y opposer, semble répondre uniquement aux besoins de l’auteur de l’œuvre transformée. Dans cette perspective, l’auteur de l’œuvre première est négligé et privé de son monopole d’exploitation, il ne pourra pas non plus s’opposer à sa modification. Reconnaitre une exception pure et simple au droit d’auteur, qui permettrait aux utilisateurs finaux de réutiliser une œuvre pour réaliser leurs propres créations comme ils le souhaitent, sans aucune autorisation, pourrait revenir à une forme d’expropriation d’utilité privée, qui priverait le droit d’auteur de sa substance.
Néanmoins, l’idée d’une exception n’est pas à exclure et semble intéressante. Il est crucial de garder à l’esprit que c’est la liberté d’expression qui constitue le véritable besoin de l’auteur de l’œuvre transformée, justifiant ainsi l’adoption d’une exception. En effet, en l’absence d’exception, c’est cette liberté qui est invoquée à titre précaire pour équilibrer les intérêts en jeu. De plus, en l’absence d’une définition établie, les œuvres pouvant être qualifiées de transformatives varient selon la définition qui en est donnée. Or, seules certaines œuvres semblent pouvoir justifier une exception au droit d’auteur au nom de la liberté d’expression.
Pour tout auteur de fan-arts, bien qu’ils puissent revendiquer leur liberté d’expression, retenir une exception signifierait ouvrir la porte à toute modification de l’œuvre sans autorisation. En revanche, un fan-art ayant pour objectif de créer un discours autour de l’œuvre d’autrui pourrait justifier cette exception et une éventuelle atténuation du droit moral de l’auteur. C’est notamment le cas d’Amanda Niday qui a rencontré un grand succès en réimaginant les héroïnes principales de Disney en tant que militantes pour les droits des femmes, en utilisant des citations de leurs films respectifs. En effet, ce qui serait protégé serait la possibilité de véhiculer un message qui doit parvenir au public en se servant de l’œuvre d’autrui. Cette protection découlerait de l’opinion selon laquelle « la liberté de créer de nouvelles expressions à partir d’œuvres existantes, quand bien même elles seraient mal reçues par les ayant droits originels, doit rester maximal dans une société démocratique qui se perpétue par le renouvellement des opinions divergentes et non conventionnelles »[15]. Cette approche permettrait de mobiliser la liberté d’expression pour des œuvres spécifiques et de ne pas entraver de manière excessive les droits de l’auteur. D’autant plus, qu’en l’absence d’exception, de nombreux auteurs pourraient s’y opposer et censurer les discours qui se font autour de leur œuvre ou sur leur œuvre. À cet égard, certaines exceptions ont été proposées pour contourner cette difficulté en permettant aux auteurs de ces œuvres de ne pas avoir à solliciter l’autorisation pour les modifier.
Pour autant, une telle exception viendrait soulevait de nouvelles interrogations, comme la question de savoir ce que peut constituer un tel « message sur l’œuvre », qui devrait bénéficier d’une protection en vertu de la liberté d’expression, par rapport à d’autres messages. Cela reviendrait à introduire dans l’office du juge, une appréciation du « mérite » dans le message du fan-art, ou de l’œuvre transformative, qui doit justement être exclue, car le juge ne doit pas se porter comme critique d’art.
D’autres rapports quant à eux, retiennent d’autres solutions, comme le rapport CSPLA, qui ne suppose pas une intervention législative et qui suggère notamment « d’accroitre l’information relative au droit d’auteur »[16]. En effet, l’absence de demande d’autorisation pour reproduire une œuvre n’est pas toujours le résultat de la mauvaise foi de l’auteur de l’œuvre seconde. Ainsi, une solution pourrait consister à se contenter des mécanismes existants mais à les rendre accessibles au public, pour que les utilisateurs finaux prennent conscience de leur existence. Une autre solution a été celle des licences libres. Cependant, comme le soulève le rapport du CSPLA, cette réponse serait partielle car elle reposerait sur une « adhésion volontaire des acteurs de la chaîne acceptant les conditions contractuelles et se limitent à ces seules personnes ».
Il est néanmoins important de constater que ces réflexions touchent de nombreux pays, et dans d’autres, des exceptions ont déjà été adoptées. C’est notamment le cas du Canada qui, par une loi de 2012 sur le droit d’auteur, a créé une exception pour le « contenu non commercial généré par l’utilisateur », permettant la libre utilisation d’une œuvre pour en créer une autre si certaines conditions sont réunies. Parmi ces conditions figurent l’utilisation à des fins non commerciales ainsi que la mention du nom de l’auteur de l’œuvre première. Cependant, cette exception a mis en lumière que la frontière entre le commercial et le non-commercial n’est pas facile à situer, et encore moins sur Internet, avec la possibilité de rémunération par la visibilité et le contenu publicitaire.
Une autre solution envisagée est l’ouverture de plateformes de métadonnées pour déterminer les œuvres libres de droits ou tombées dans le domaine public, ce qui faciliterait l’identification des ayants droits et le recueil de leur autorisation pour l’utilisation d’œuvres encore soumises à un monopole d’exploitation. Au Royaume-Uni, il a été question de mettre en place une telle plateforme, le Copyright Hub, qui visait à sensibiliser sur les enjeux du copyright, mais aussi à permettre aux utilisateurs d’obtenir des licences facilement et à moindre coût. Cependant, le projet n’a aujourd’hui plus aucune portée et semble être totalement abandonné face à la difficulté de gestion que pose une telle plateforme. De plus, ces licences d’exploitation ne permettraient pas de modifier les œuvres en les dénaturants, mais uniquement de pouvoir les reproduire, étant donné que les droits moraux sont inaliénables et incessibles.
Héloïse LEMPEREUR et Paul LECOMPTE
Sources :
[1] Article L.112-3 CPI
[2] Commission européenne, Livre vert 16 juillet 2008 « Le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance », p.18
[3] Article L.113-2 CPI
[4] L. Benabou, « Rapport sur les œuvres transformatives », CSPLA, 6 oct. 2014, p.6
[5] P. Léger, La recherche d’un statut de l’œuvre transformatrice. Contribution à l’étude de l’œuvre composite en droit d’auteur, LGDJ, 2018, p.205
[6] P. Léger, La recherche d’un statut de l’œuvre transformatrice. Contribution à l’étude de l’œuvre composite en droit d’auteur, LGDJ, 2018, 2015. p.186
[7] L. Benabou, « Rapport sur les œuvres transformatives », CSPLA, 6 oct. 2014, p.11
[8] P. Léger, La recherche d’un statut de l’œuvre transformatrice. Contribution à l’étude de l’œuvre composite en droit d’auteur, LGDJ, 2018. p.208
[9] Cass, Civ 1ère, 3 avril 2007, n° 06-13.342
[10] Cass, Civ 1ère, 28 mai 1991, n° 89-19.522 – 89-19.725 : La colorisation du film « Asphalt Jungle » de John Huston
[11] CA Paris, 29 avril 1959 (à propos du film The Kid de Charly CHAPLIN)
[12] Cass, Civ 1ère, 8 mars 2023 – pourvoi n° 22-13.854
[13] CJUE, 3 septembre 2014, C-201/13 : Affaire « Bob et Bobette » : incompatibilité de l’exception de parodie, pour une œuvre qui transmet uniquement un message discriminatoire et dégradant, sans aucune manifestation d’humour ou une raillerie
[14] Rapp. P. Lescure, Mission « Acte II de l’exception culturelle », Contribution aux politiques culturelles à l’ère numérique, mai 2013, p. 36.
[15] A.Strowel, F.Tulkens « Equilibrer la liberté d’expression et le droit d’auteur », Droit d’auteur et liberté d’expression, Regards francophones, d’Europe et d’ailleurs, Larcier, 2006. P.10
[16] L. Benabou, « Rapport sur les œuvres transformatives », CSPLA, 6 oct. 2014, p.68