Le 21 décembre 2018, un important accord portant sur la chronologie des médias a été signé par les grands acteurs de l’audiovisuel français au sein du Ministère de la culture. Longtemps annoncée, la réforme signée répond en effet à une véritable nécessité de protéger l’intégrité des œuvres cinématographiques, que ce soit au moment de leur sortie en salles ou postérieurement.
Comment définir la chronologie des médias ? Il s’agit d’abord d’une exception culturelle française dans la mesure où ce procédé n’existe pas dans les autres pays. Ce mécanisme vise à régir la mise à disposition des contenus cinématographiques sur les différentes plateformes de diffusion, par le biais de délais particuliers en fonction des supports¹. Les pouvoirs publics français vont s’accorder avec les grands acteurs de l’industrie cinématographique dans le but d’encadrer la diffusion d’une œuvre. Un exemple simple pour bien cerner la notion : si un DVD n’est disponible à la vente que 4 mois après la sortie du film en salle, c’est parce qu’il respecte la chronologie des médias. L’objectif de la mesure est double. Il s’agit d’une part de garantir la présence des spectateurs dans les salles de cinéma (cela passe par une lutte contre le téléchargement et le visionnage en ligne). Il s’agit d’autre part d’empêcher les différents supports du paysage audiovisuel français de diffuser un même contenu en même temps.
Comment définir un « support » ? Un support est un moyen de diffusion permettant la mise à disposition d’un film après sa sortie en salle. La télévision française a longtemps eu le monopole de diffusion mais l’émergence de nouvelles plateformes licites ou illicites est venue concurrencer cette exclusivité. C’est la raison pour laquelle la chronologie des médias, fortement critiquée, a fait l’objet de multiples réformes dans une tentative d’adaptation.
Cette désuétude, Françoise Nyssen, ancienne Ministre de la Culture l’avait déjà dénoncée, considérant la chronologie des médias comme « décalée par rapport aux usages […] décalée par rapport à l’évolution du paysage audiovisuel » dans un discours du 18 avril 2018². Ce constat sévère n’en est pas moins révélateur de la crise traversée par les grands acteurs de l’audiovisuel français. En effet, comment garantir l’intégrité d’une œuvre cinématographique dans la mesure où des films peuvent être mis à disposition sur certaines plateformes en ligne, alors qu’ils sont sortis en salle le jour même ?
Le schéma traditionnel, dont les délais sont modifiés à chaque réforme peut être présenté ainsi : Sortie en salle ➭ Mise en vente de support physique (DVD) ➭ sortie sur chaine payante (Canal+…) ➭ sortie sur chaine de TV gratuite ➭ mise à disposition sur un site de vidéo à la demande (Netflix, Amazon…). On notera ici que les chaines participant au financement de l’audiovisuel français, à l’image de Canal+, sont les premières à bénéficier de la diffusion d’une œuvre, une sorte d’avantage à leur contribution en somme. Cette mise à disposition successive sur les plateformes différentes correspond à des délais particuliers.³ Pour appréhender ce schéma, il faut dans un premier temps comprendre l’évolution de ce procédé.
Naissance et évolution de la chronologie des médias
La première question à se poser est la raison de l’existence d’un tel mécanisme. Celui-ci s’explique par le fonctionnement bien particulier du système audiovisuel français. En effet, lors de l’achat d’un ticket de cinéma, une partie du prix payé est reversée au Centre National du Cinéma et de l’image animée, établissement public à caractère administratif ayant plusieurs missions, notamment celle de réglementer le cinéma français. C’est par le biais de ce financement que le CNC pourra contribuer à la création de nouvelles productions, qui sortiront à leur tour en salle et permettront de ce fait le financement de nouvelles œuvres.
L’idée de mettre en place un délai entre diffusion en salle et diffusion sur des plateformes dérivées naît dans les années 1980, à l’heure où de plus en plus de français font entrer les télévisions dans leur foyer. À partir de ce moment, les salles de cinéma subissent une forte perte de fréquentation. Soucieux de la préservation de l’intégrité des salles de cinéma face à cette révolution technologique, un délai est implicitement mis en place par l’ORTF de l’époque. L’idée est qu’un film ne pourra passer à la télévision française que 5 ans après sa sortie en salle. Ce principe est entériné par la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.⁴ À ce moment la chronologie des médias est pertinente dans la mesure où le moyen d’accéder aux films ne peut se faire que par trois canaux : Les salles de cinéma, la télévision ou l’achat de vidéocassettes dont la vente est également réglementée par un décret d’application datant de 1983. La directive de 1989 « télévision sans frontière » marque une volonté assez claire de laisser les acteurs de l’industrie s’entendre entre eux dans le but d’établir une chronologie correspondant à leurs attentes.
Cependant les choses ne commencent à changer qu’avec l’apparition et la démocratisation d’Internet, en raison notamment du développement de la vidéo à la demande, plus souple et plus complète que les voies de diffusion traditionnelles. Toujours dans l’objectif d’attirer les français dans les salles obscures, un compromis est trouvé le 20 décembre 2005 entre les fournisseurs d’accès et le monde du cinéma, avec des délais particuliers pour chacun. Suite à l’expansion phénoménale d’Internet, une nouvelle façon d’accéder au contenu est rendue possible par le biais de nouveaux procédés comme le streaming illicite et le téléchargement en peer to peer (échange de fichiers entre utilisateurs) et en ligne (accès à un site pirate). Dans le même objectif que celui évoqué précédemment, un nouvel accord est trouvé le 6 juillet 2009. Mais les mesures prises se révèlent insuffisantes et les acteurs de l’industrie reprochent aux autorités françaises leur inaction. De nouvelles discussions sont entamées et n’aboutiront que le 21 décembre 2018, notamment parce que Canal +, qui, fustigeant les délais plus favorables accordés à certaines chaines ne finançant pas autant les projets que la célèbre chaine cryptée, avait quitté la table des négociations⁵. L’accord baisse de manière logique les délais entre diffusion dans les salles et diffusion sur support. Cela sera-t-il pour autant suffisant ?
Une réforme nécessaire mais probablement insuffisante
La mesure tant attendue est finalement arrivée mais force est de constater qu’elle ne résoudra probablement pas la crise que traverse l’audiovisuel français. L’accord semble ne pas véritablement comprendre le danger que représente le numérique, et se borne plutôt à raccourcir les délais de mise à disposition des films sur des plateformes légales. Cette solution ne parait pas correspondre au problème de la dématérialisation engendrée par les plateformes illégales et ce, pour une raison bien particulière : notre société est de plus en plus marquée par un désir de s’approprier un contenu de manière toujours plus rapide, on recherche l’instantanéité à tout moment. Les progrès technologiques, considérables depuis une quinzaine d’années permettent ainsi aux internautes de visionner n’importe quel contenu à partir du moment où ce dernier est disponible sur une plateforme. Les films ne font pas exception à ce phénomène.
Pourtant, ce besoin d’accéder au contenu le plus rapidement possible, d’autres acteurs l’ont bien compris. L’on pense notamment au service de diffusion tels que OCS de Orange qui permet à ses utilisateurs de consommer des séries TV une journée seulement après leur diffusion sur des chaines américaines à l’instar de HBO. Les contenus sont proposés dans la langue originale, avec sous-titres si souhaité.
Alors quelle postérité pour cette mesure ? On peut considérer que la chronologie des médias était une mesure pertinente lors de sa création mais le constat est beaucoup plus mitigé de nos jours, tellement l’émergence d’acteurs concurrents a révolutionné notre quotidien et modifié notre façon de consommer les contenus. Pour changer ce postulat d’autres mesures devraient être prises, telles que celle énoncée récemment par Françoise Nyssen, d’inscrire les sites de streaming illégaux sur une liste noire⁶. Cependant, difficile de ne pas verser dans un pessimisme certain à l’égard de ces idées pour deux raisons. D’abord, le streaming illégal ou le téléchargement en ligne ne sont pas contrôlés par la HADOPI et reste de ce fait monnaie courante parmi les internautes. Ensuite, il est de plus en plus aisé pour un internaute de contourner les contraintes qui lui sont imposées pour rechercher du contenu sur Internet. Par ailleurs, les tensions entre l’industrie cinématographique française et Netflix semblent loin d’être apaisées, dans la mesure où le géant du streaming bénéficie du même délai que précédemment, c’est à dire 36 mois après la sortie en salle. Les délais peuvent être raccourcis, à condition que la plateforme ne participe elle aussi au financement du cinéma français, ce que la firme semble peu encline à faire… En outre, la pertinence de la mesure peut être discutée. Nécessaire au moment de sa création, elle semble mal s’inscrire dans le cadre d’un droit positif de plus en plus imprégné de droit européen, dans un contexte où les spécificités nationales peinent à perdurer. La solution sur le long terme serait-elle une harmonisation des délais pour tous les supports, une sortie simultanée sur tous nos écrans ?⁷ Si la volonté est de préserver la fréquentation des salles pour maintenir le financement public, négocier les délais contractuellement, à l’image du système américain ne serait-il pas envisageable ? La dernière hypothèse aurait par ailleurs le mérite d’éviter l’évocation « d’exception culturelle française », devenue presque dérangeante tant les négociations entre les pouvoirs publics et l’industrie cinématographique pourraient presque être considérées comme des ententes par les instances européennes. Dans tous les cas, l’accord trouvé récemment marque le manque d’aisance du Ministère de la culture sur la question, ce dernier paraissant peu enclin à y répondre et choisissant une approche prudente dans le but à peine caché de contenter les acteurs majeurs de l’industrie.
Marie Raux
2 http://discours.vie-publique.fr/notices/183000810.html
3 https://www.service-public.fr/professionnels-entreprises/vosdroits/F23274
7 http://la-rem.eu/2010/03/20/cinema-et-internet-vers-la-fin-de-la-chronologie-des-medias/