LE BOLÉRO DE RAVEL ET LA DURÉE DES DROITS D’AUTEUR

Maurice Ravel, grand compositeur français du XIXème siècle, a largement contribué à forger l’identité musicale de la France. Le Boléro, connu pour son rythme saccadé et marqué sans cesse par le tambour, est une des dernières œuvres de Ravel, composée en 1928. Il s’agit d’une musique de ballet pour orchestre, jouée pour la première fois le 22 novembre 1928 à l’Opéra Garnier pour la danseuse Ida Rubinstein. Le Boléro se retrouve aujourd’hui au cœur d’une saga jurisprudentielle autour de son éventuel retour dans le domaine privé.

 

Retour sur une succession rocambolesque

 

Maurice Ravel, célèbre auteur du Boléro, est décédé le 28 décembre 1937 avec pour seul héritier son frère cadet, Edouard. L’héritage[1] et les droits d’auteur sont ainsi revenus à son frère. Son frère a par la suite désigné son infirmière comme sa légataire universelle. La succession est revenue à son mari lors de son décès. C’est ensuite à la seconde femme du mari, puis la fille d’un premier mariage de la seconde femme, que les droits du compositeur revinrent. Cette succession pour le moins compliquée, jalonnée de procès, revient alors à Evelyne Pen de Castel Sogny. Cette succession compliquée et très convoitée s’explique en raison des enjeux économiques important. En effet le Boléro est l’une des œuvres les plus jouées au monde et les droits patrimoniaux attachés à l’œuvre de Ravel permettent aux héritiers de l’auteur de toucher des redevances conséquentes.

 

Une œuvre tombée dans le domaine public

 

Une œuvre de l’esprit permet à son auteur d’exercer des droits patrimoniaux et des droits moraux à son encontre. La propriété littéraire et artistique reconnait qu’une œuvre puisse « tomber » dans le domaine public. Ainsi, en droit d’auteur la propriété est limitée dans le temps en ce qui concerne les droits patrimoniaux, les droits moraux étant quant à eux perpétuels.

Lorsqu’une œuvre musicale « tombe » dans le domaine public, cela signifie qu’aucune autorisation des ayants-droit du compositeur ne sera requise pour jouer cette œuvre en public, ou pour enregistrer et diffuser une nouvelle interprétation de cette œuvre. Cela implique également qu’aucune rémunération ne peut être demandée par les ayants-droits pour cela.

Avant la loi Lang de 1985[2], la protection des œuvres musicales était de 50 ans. Celle-ci a été allongée, par le ministre de la culture de l’époque, à 70 ans. Notamment grâce à un fort lobbying, comme le relève une enquête d’Irène Inchauspé et Rémi Godeau [3].

Maurice Ravel étant décédé le 28 décembre 1937, son œuvre aurait dû entrer dans le domaine public en 2008 d’après l’article L. 123-1 du Code de la Propriété Intellectuelle : « L’auteur jouit, sa vie durant, du droit exclusif d’exploiter son œuvre sous quelque forme que ce soit et d’en tirer un profit pécuniaire. Au décès de l’auteur, ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent. ». Cependant il a fallu attendre 2016 pour que le Boléro ne rejoigne le domaine public.

En effet les guerres mondiales [4]ont eu un impact sur les droits d’auteur [5]en France et ont permis une extension de ces derniers, afin de compenser les pertes occasionnées par les conflits. Ainsi, les œuvres publiées avant 1919 obtiennent un délai supplémentaire de 6 ans et 152 jours avant d’entrer dans le domaine public. Pour les œuvres publiées avant la seconde guerre mondiale, elles obtiennent un délai supplémentaire de 8 ans et 120 jours avant que l’œuvre n’entre dans le domaine public.

Grâce à la loi Lang et la prolongation du délai dû aux guerres, le célèbre Boléro est tombé dans le domaine public en 2016 mettant un terme aux droits patrimoniaux des héritiers de Ravel.

 

Une entrée dans le domaine public contestée

 

En 2018, les-ayant droit d’Alexandre Benois[6], peintre et décorateur ont assigné la Sacem pour se voir reconnaitre des droits sur le Boléro de Maurice Ravel. Ils estiment que le Boléro serait une œuvre à laquelle leur ancêtre aurait pris part en tant que co-auteur, en ayant décoré le ballet. L’intérêt de cette procédure est qu’Alexandre Benois est mort en 1960, si ce dernier est alors reconnu comme co-auteur, le Boléro pourrait ainsi retomber dans le domaine privé jusqu’en… 2039 !

Selon l’article L.122-3 du CPI : on prend en compte « l’année civile de la mort du dernier vivant des collaborateurs ». Il y a donc une convergence des intérêts entre les héritiers d’Alexandre Benois et ceux de Maurice Ravel. Les sommes en jeu représentent plusieurs millions d’euros. La demande des ayants-droit de Benois a, cependant, été rejetée par la Sacem qui refuse de reconnaitre le statut de co-auteur à ce dernier, au motif qu’il n’y a aucun « élément direct probant de cette collaboration, ni contrat, ni un quelconque écrit entre les deux hommes ». Les ayants droit estiment que « les preuves de la participation d’Alexandre Benois à la création du ballet sont suffisamment nombreuses et concordantes, et que la Sacem a manqué d’impartialité lors de l’examen du dossier ». C’est la raison pour laquelle ils ont engagé une procédure en responsabilité à l’encontre de la Sacem devant le Tribunal de Grande Instance de Nanterre. L’assignation a été enregistrée le 3 juillet 2018 et une audience de procédure est prévue le 18 février 2019. Cette saga jurisprudentielle ne semble donc pas prendre fin de sitôt.

 

L’hypothèse d’un retour au domaine privé

 

Dans l’hypothèse où cette saga jurisprudentielle prendrait fin en faveur des héritiers de A. Benois et de R.Ravel, quelles seraient les conséquences pour le Boléro ?

Une œuvre de l’esprit, protégée, par le droit d’auteur, permet aux ayants-droits de bénéficier de droits patrimoniaux[7]. Ainsi les tiers qui souhaitaient utiliser le Boléro, devaient alors solliciter une autorisation et verser une redevance jusqu’en 2016, date d’entrée dans le domaine public[8]. Si un juge revenait sur cette décision et prorogeait le délai d’entrée, cela aurait pour conséquence pour le Boléro de revenir cette fois-ci dans le domaine le privé, gouverné par les droits patrimoniaux des ayants-droits. En pratique, le juge devrait sans doute envisager un délai raisonnable permettant aux tiers qui exploiteraient l’œuvre de se conformer à nouveau aux exigences prévues par le droit d’auteur. Il y a fort à parier qu’une telle décision causerait une forme d’insécurité juridique qui sanctionnerait l’exploitation, à juste titre obtenue, de l’œuvre tombée dans le domaine public. Ce retour au domaine privé est-il souhaitable ?

Si les droits patrimoniaux des auteurs sont limités dans le temps c’est en raison d’un compromis entre les intérêts privés et les intérêts communs. Desbois écrivait que « si le monopole ne subsiste que pendant une période relativement brève après la mort l’auteur, c’est qu’un compromis doit être réalisé entre l’intérêt des ayants droit et la communauté »[9]. Contredire l’entrée du Boléro dans le domaine public reviendrait à méconnaitre ce « pacte social » auquel Desbois fait référence. A la différence du système anglo-saxon, les droits patrimoniaux s’accompagnent de droits moraux, permettant aux auteurs et ainsi aux héritiers de contrôler l’atteinte au respect et à l’intégrité de l’œuvre. Ces derniers sont perpétuels, inaliénables et imprescriptibles, de cette façon ils ne s’éteignent pas. Une fois l’œuvre de Ravel dans le domaine public, les héritiers pourront toujours exercer des actions en justice, justifiées par une entrave à leurs droits moraux. Ainsi un retour dans le domaine privé serait pour Etienne Rousseau-Plotto, spécialiste de Maurice Ravel, une démarche rarissime et absurde.

 

 

Louise-Adèle DUMONS

 

[1] https://www.francemusique.fr/actualite-musicale/qui-profitent-les-droits-du-bolero-539

[2] Loi n° 85-660 du 3 juillet 1985

[3] Irène Inchauspé et Rémi Godeau, Main basse sur la musique : enquête sur la Sacem

[4] https://societe.sacem.fr/actualites/droit-dauteur/le-bolero-de-ravel-est-entre-dans-le-domaine-public

[5] Loi n° 51-1119 du 21 septembre 1951

[6] https://mobile.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/art-culture-edition/le-bolero-de-ravel-ou-la-cacophonie-autour-de-ses-droits-dauteur_3043669.html

[7] art. L. 123-1 CPI

[8]https://www.francemusique.fr/actualite-musicale/les-droits-d-auteur-des-oeuvres-de-ravel-un-cas-d-ecole-juridique-557

[9] Desbois, Traité, 3e éd., n° 322

 

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