750 millions d’euros. C’est le chiffre d’affaires que représentait le secteur de la compétition de jeux vidéo dans le monde en 2016. Et pourtant, avant cette année-là, ces compétitions étaient traitées en droit français comme des loteries, par principe interdites par l’article L 322-2 du Code de la sécurité intérieure. Il devenait donc nécessaire d’encadrer ces manifestations, qui mobilisent des sommes d’argent gigantesques et qui attirent des millions de personnes. (La finale de League of legends en novembre 2017 a intéressé 43 millions de téléspectateurs[1]). En 2020, le chiffre d’affaires du secteur devrait d’ailleurs s’élever à 1.4 milliard d’euros.
Cet encadrement a été un des apports de la Loi 2016/1321 pour une République numérique du 7 octobre 2016. De cette loi est né l’article L 321-9 du Code précité, qui exclut les « compétitions de jeux vidéo organisées en la présence physique des participants » de l’interdiction des loteries et autres évènements répondant aux critères de l’article L 322-2 de ce même Code.
Avant de s’intéresser au nouveau régime créé sur mesure pour ces compétitions atypiques, il faut, tout d’abord s’intéresser à la notion même de jeu vidéo. En Droit français, le jeu vidéo est défini par l’article 223 terdecies du Code général des impôts, comme « tout logiciel de loisir mis à la disposition du public sur un support physique ou en ligne intégrant des éléments de création artistique et technologique, proposant à un ou plusieurs utilisateurs une série d’interactions s’appuyant sur une trame scénarisée ou des situations simulées et se traduisant sous forme d’images animées, sonorisées ou non ». Cette définition est la seule présente dans un texte législatif français. Beaucoup ont critiqué les termes mêmes de cette définition mais aussi le fait qu’elle ne soit contenue que dans un article du Code général des impôts. C’est pourquoi, c’est au juge qu’a été confiée la tâche de la préciser.
Le juge français l’a alors décrit comme « une œuvre complexe »[2] à laquelle est applicable de manière distributive le régime de chacune de ses composantes. Plus précisément, le jeu vidéo est, au sens de la Cour de Justice de l’Union Européenne un « matériel complexe comprenant non seulement un programme d’ordinateur, mais également des éléments graphiques et sonores qui, bien qu’encodés dans le langage informatique, ont une valeur créatrice propre qui ne saurait être réduite audit encodage ».[3]
Une fois cette définition posée, il s’agit donc de s’intéresser aux règles juridiques qui encadrent les compétitions dites de « e-sport », traduites en français par « compétitions de jeux vidéo » et définies par le Code de la sécurité intérieure comme une compétition qui « confronte, à partir d’un jeu vidéo, au moins deux joueurs ou équipes de joueurs pour un score ou une victoire. » Plusieurs questions se posent alors : Une analogie avec le régime applicable aux sportifs plus « classiques » est-elle envisagée ? Comment est réglementée l’organisation de ces compétitions depuis la loi de 2016 ?
L’e-sport : une forme de compétition sportive ?
L’analogie entre sport et « e-sport » en droit fait encore débat aujourd’hui au sein de la doctrine juridique. Certains aimeraient que le droit français intègre l’e-sport en tant que sport à part entière. D’autres observent que l’intervention du législateur a été dans le sens inverse. On peut notamment relever qu’une frontière nette est posée entre le domaine du sport et celui de l’e-sport lorsque la loi dispose que « L’organisation de la compétition de jeux vidéo […] n’inclut pas l’organisation d’une prise de paris » (Article L 321-8, dernier alinéa du Code de la sécurité intérieure). Il semble aujourd’hui que le rapprochement entre sport et « e-sport » soit cantonné à une simple proximité sémantique. C’est du moins l’avis du professeur Huet[4] se référant aux critères dégagés par le Conseil d’Etat pour définir la notion de « sport ».[5]
Sur l’organisation des compétitions, le dernier alinéa de l’article L 321-9 du Code de la sécurité intérieure soumet les organisateurs à une obligation de déclaration préalable à une autorité administrative. De plus, des conditions assez strictes et techniques sont précisées au sein de ce même article pour réglementer la fixation des droits d’inscription par les organisateurs. Ces conditions sont, bien évidemment, renvoyées à la publication d’un décret en Conseil d’Etat (Décret n°2017-871 du 9 mai 2017). Elles ont aujourd’hui pour but de limiter les rentrées d’argent émanant de l’organisation de ces compétitions pour les limiter au remboursement des frais de gestion et de logistique.
En revanche, ces dispositions semblent être limitées à l’organisation de compétitions requérant la présence physique des joueurs. Semble donc, pour le moment, exclue la réglementation des compétitions de jeu vidéo en ligne lorsqu’elles ont un enjeu financier. Sans doute faut-il y voir une interdiction pure et simple des compétitions en ligne qui offriraient la possibilité de gains en numéraire.[6]
Ce même article fixe également des garanties sur le reversement des gains prévus lors de la compétition de jeux vidéo. On a alors ici le témoignage d’une forme de défiance du législateur à l’égard des organisateurs de compétitions de jeux vidéo. Le paroxysme de cette défiance et la volonté du législateur de les contrôler se situent au premier alinéa de l’article 101 de la loi « pour une République numérique » qui soumet les organisateurs à une autorisation administrative préalable. A propos de cette autorisation préalable, le professeur Jérôme Huet évoque « un pivot pour une protection du joueur par le droit du travail ».[7]
La protection des joueurs par le droit du travail
Avant la réforme, le secteur des compétitions de jeux vidéo était assez libéral. Les organisateurs privilégiaient certains moyens synonymes de souplesse. Ils avaient donc logiquement opté pour le recours à des contrats de prestations de services, tels que définis à l’article 1710 du Code civil ; les joueurs étaient alors soumis au régime des auto-entrepreneurs et proposaient leurs « services » aux grandes entreprises organisatrices. Le professeur Huet observe alors que le contrat d’entreprise permettait aux organisateurs de bénéficier pleinement de la liberté contractuelle, sans être contraint d’offrir une trop grande protection aux participants.[8]
Désormais, depuis la loi « pour une République Numérique », les participants des compétitions de e-sport sont soumis au Code du travail, en tant que salarié des organisateurs. L’article 102 de la Loi le prévoit, dans un article faisant office de quasi-Droit du travail spécial.
En effet, cet article – assez exhaustif – commence par définir les participants comme étant des salariés, à partir du moment où sont remplies les conditions du contrat de travail ; étant entendu que les contrats sont présumés être des contrats à durée déterminée. Il est intéressant de noter que la définition classique du contrat de travail est expressément mentionnée dans le premier alinéa de l’article. Il rappelle les trois critères[9] pour caractériser un contrat de travail : une prestation, une rémunération, et un lien de subordination. Dans une même optique, la suite de l’article opère un renvoi au Code du travail – avec quelques exceptions – afin de poser comme principe la soumission de ces acteurs au Droit commun du travail, plus protecteur de leurs intérêts et de leurs conditions de travail que le Droit commun des contrats. Cette loi semble alors entériner le lien de subordination qui existait déjà de fait entre les joueurs et les organisateurs de compétitions et qui était masqué par le recours à des instruments contractuels basés sur l’équilibre entre les parties.
Enfin, le texte mentionne les conditions strictes de forme que doivent remplir ces contrats de travail. Le défaut dans le respect de ces conditions est sanctionné par la requalification du contrat en Contrat à durée indéterminée, et des sanctions pénales sont également envisagées. (Article 102 VII de la Loi du 7 octobre 2016).
Ces dispositions portant création d’un régime de salariat pour les joueurs professionnels d’e-sport, rappellent le régime propre aux joueurs professionnels de « sport classique ». Le professeur Huet relève ainsi que « Finalement, après avoir fait comprendre que l’e-sport [n’était] pas un sport, on s’est largement inspiré du droit du sport pour l’encadrer »[10]. Bien que l’on puisse regretter que le législateur ne soit pas allé jusqu’à soumettre les joueurs d’e-sport à un régime de joueurs professionnels de sport classiques, on peut néanmoins se réjouir qu’une telle protection ait émergé pour offrir la protection assez large du droit du travail.
La problématique des joueurs mineurs
Lorsque l’on évoque la protection des joueurs permise par l’application du droit du travail, on ne peut occulter la question du travail des mineurs. En effet, les mineurs forment une part assez conséquente des joueurs en France ; or, leurs conditions de travail sont strictement réglementées par le Code du travail. Il y a donc confrontation entre la réalité et la volonté de protection accrue des acteurs du secteur.
Dans le droit commun du travail, l’article L 4153-1 du Code du travail dispose que l’emploi des mineurs de moins de 16 ans est interdit. Néanmoins, il existe des exceptions dans certains secteurs mentionnés à l’article L 7124-1 du même Code (ex : secteur du spectacle) ; le travail des mineurs de moins de 16 ans est alors soumis à autorisation individuelle de l’autorité administrative.
La loi « pour une République numérique » est venue apporter une modification à cet article en mentionnant clairement l’exception des enfants de moins de 16 ans engagés « dans une entreprise […] ayant pour objet la participation à des compétitions de jeux vidéo. » Il est, de plus, précisé que le représentant légal de l’enfant doit fournir une autorisation écrite. D’autres conditions de fond et de forme – notamment sur la rémunération et le temps de travail – sont précisées par décret en Conseil d’Etat. Aujourd’hui, il s’agit des articles R 321-43 et suivants du Code de la sécurité intérieure ; étant précisé que la participation à des compétitions avec récompense monétaire est rendue strictement interdite pour les enfants de moins de 12 ans (Article R321-44 du CSI).
Enfin, l’article R321-45 du même Code précise les modalités portant sur la rémunération de l’enfant de moins de seize ans. Elles semblent satisfaisantes au regard des enjeux. En effet, l’encadrement de ces rémunérations est précisée par arrêté conjoint des ministres chargés du numérique et du travail, et une part de la gestion est laissée aux parents. On obtient ainsi un cadrage de la gestion de la rémunération pour empêcher toutes dérives qui entraineraient une exploitation du travail de l’enfant par des parents souhaitant en tirer profit. Comme en matière de mineurs embauchés dans l’industrie du spectacle, un système de consignation d’une part des sommes perçues par les mineurs à la Caisse des dépôts et des consignations est mis en place pour lui garantir une sécurité accrue.
Finalement, les compétitions de « e-sport » sont encore loin d’être considérées comme des compétitions de sport à part entière. Elles bénéficient aujourd’hui d’un régime spécial de protection, sur mesure. Avec la croissance des moyens et des enjeux financiers que représente ce secteur, il semble inévitable que le législateur doive, dans le futur, s’adapter afin de protéger encore plus les joueurs, notamment les plus jeunes. Davantage de temps et de recul sont nécessaires pour apprécier les bienfaits et les méfaits du régime actuel créé par la Loi « pour une République numérique ». Pour le moment, les compétitions de e-sport prennent de plus en plus de place, notamment dans le paysage audiovisuel français. Pour l’observer, il suffit de regarder les programmes de diffusion des chaînes de sport en période de confinement, et la place donnée aux heures de forte audience aux compétitions de jeux vidéo où des joueurs professionnels s’affrontent en ligne. Sans doute faudra-t-il s’intéresser à une réglementation spécifique pour ces compétitions en ligne, aujourd’hui ignorées par le droit.
Peut-être, dans quelques années, verrons-nous les jeux vidéo érigés au rang des sports olympiques, comme cela avait été envisagé par le président du Comité international olympique en 2017…[11]
Camille Xicluna
Sources :
- https://www.france-charruyer.fr/droit-des-technologies-avancees-informatique-libertes-et-vie-privee/le-e-sport-le-double-jeu-du-loisir-video-a-la-competition-sportive
- https://www.entreprises.gouv.fr/files/files/directions_services/politique-et-enjeux/entrepreneuriat/rapport-pratique-jeu-video.pdf
- https://www.lepetitjuriste.fr/e-sport-officiellement-reconnu-loi-republique-numerique/
- https://www.economie.gouv.fr/entreprises/e-sport
- https://droit-esport.com/tag/loi-sur-le-numerique/
- http://www.ogaming.tv/news/loi-numerique-les-decrets-sont-sortis/10749
- Olivier Renaudie, Les compétitions de jeux vidéo : quelle qualification juridique ?, ADJA 2018, p. 1985
- Huet, P.-X. Chomiac De Sas, L’e-sport : pas un sport, mais une « compétition de jeux vidéo » désormais encadrée, Communication Commerce électronique n° 7-8, Juillet 2017, étude 12
- du Puy-Montbrun Vers la construction d’un droit de l’e-sport, La Semaine Juridique Edition Générale n° 46, 12 Novembre 2018, 1194
[1] J.-F. Brocard, E-sport : un chiffre d’affaires non virtuel !, Jurisport 2017, n° 177, p. 11
[2] Cass. 1re civ., 25 juin 2009, n° 07-20.387 : JurisData n° 2009-048920 ; Bull. civ. I, n° 140.
[3] CJUE 23 janvier 2014, C-355/12 Nintendo : Comme. Com. Electr 2014, comm. 26, note Caron ; Propr. Intel. 2014, p. 176, obs Bruguière.
[4] J. Huet, P.-X. Chomiac De Sas, L’e-sport : pas un sport, mais une « compétition de jeux vidéo » désormais encadrée, Communication Commerce électronique n° 7-8, Juillet 2017, étude 12
[5] CE 13 avr. 2005, n° 258190, Fédération de paintball sportif, Lebon 147
[6] S. du Puy-Montbrun Vers la construction d’un droit de l’e-sport, La Semaine Juridique Edition Générale n° 46, 12 Novembre 2018, 1194
[7] J. Huet, P.-X. Chomiac De Sas, op cit.
[8] ibid
[9] E. Dockès, Notion de contrat de travail, Dr. Soc. 2011, 546
[10] J. Huet, P.-X. Chomiac De Sas, op. cit.
[11] W. Audureau, L’E-sport olympique dans le domaine du virtuel, Le Monde 7 nov. 2017, p. 19