A maintes reprises, le réseau social Snapchat a su étonner par son inventivité, en particulier en permettant à ses membres l’utilisation de filtres. Une large gamme toujours renouvelée de masques, d’effets et de décorations permet d’habiller nos selfies depuis maintenant plusieurs années. Au cours de l’année 2016 cependant, ces fonctionnalités qui font habituellement le succès de l’application ont attisé la colère d’artistes du web qui opéraient sur des sites de partage d’images. Nombre d’entre eux ont eu la mauvaise surprise de retrouver dans les options de l’application leurs propres œuvres, sans que celles-ci n’aient fait l’objet d’une cession de droits.
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Des atteintes réitérées par le petit fantôme
Ainsi, des makeup artists et des body painters tels qu’Argenis Pinal (@argenapeede[i]) et Mykie (@mykie_[ii]), dont les posts réguliers de maquillages sur Instagram les avaient entourés de milliers de followers, se sont élevés face à Snapchat lorsqu’ils ont découvert que les nouveaux filtres à disposition des utilisateurs n’étaient autres que des imitations proches de leurs propres travaux : un Joker stylisé et un visage couvert de larmes colorées.
Si les filtres évoqués semblaient avoir été très fortement inspirés par les maquilleurs, les contrefaçons n’étaient cependant pas aussi flagrantes que dans un troisième exemple notable : celui d’un portrait par le peintre et photographe Russe Alexander Khokhlov qui avait fait la couverture de l’édition juillet/août 2014 du magazine Scientific American Mind.
En outre, notons que les maquilleurs ne sont pas les seules victimes d’imitations. Les stickers, fonctionnalité très usitée permettant également de décorer les photos prises à travers Snapchat, sont à l’origine de protestations de la part de dessinateurs du net. C’est notamment le cas de Lois Van Baarle[iii], qui a aperçu par pure coïncidence des autocollants représentant des renards, ses renards, parmi ceux proposés par l’application.
Quelle protection pour ces « peintres du corps » ?
Parmi ces artistes, nombreux sont ceux qui, par la publication de leurs œuvres, invitent leurs followers à les imiter. Les images postées ont vocation à être reproduites, à servir de tutoriels, et ce notamment pour le maquillage. Néanmoins, tous ont souligné avec leurs propres mots le manquement au respect de leur droit de paternité, par l’omission d’une mention de leur nom.
A ces fins, Lois van Baarle a tenté de contacter Snapchat, mais sa demande est demeurée sans réponse. Quant aux deux body artists, si d’un point de vue français rien ne ferait obstacle à l’octroi de droits d’auteur comme le suppose le docteur en droit Olivia Bozzoni au cours d’une conférence de 2006 sur le spectacle vivant[iv], leur action se voit toutefois mise à l’épreuve en raison de l’état du droit aux Etats-Unis. En effet, selon l’article de The Ringer Swiped : Is Snapchat stealing filters from makeup artists ? par Molly McHugh[v], la difficulté réside dans le fait que ce type d’art n’est pas mentionné expressément dans la liste dressée par le copyright office américain comme pouvant faire l’objet d’une protection.
En dépit de l’insécurité qui demeure pour les maquilleurs, il semblerait que leur cause puisse être plaidée, comme le démontre l’arrêt Carell v. Shubert Organization Inc. de 2000[vi], au cours duquel une maquilleuse a obtenu réparation pour des contrefaçons portant sur des maquillages d’une comédie musicale se tenant à Broadway.
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Les réseaux sociaux, aubaine et fléau pour les artistes du net
Malgré ces difficultés à obtenir gain de cause devant la justice, Snapchat s’est empressée de retirer les œuvres litigieuses de son application. Un représentant s’est adressé à The Ringer, déclarant : « Le processus créatif implique parfois de l’inspiration, mais ne devrait jamais consister en de la copie. Nous avons déjà mis en place des étapes de vérification supplémentaires pour tous nos designs. Copier d’autres artistes n’est pas une pratique que nous tolèrerons, et nous prenons actuellement les mesures internes nécessaires avec ceux concernés. »[vii]
Des investigations plus approfondies[viii] ont révélé que Snapchat incitait parfois ses employés à fortement s’inspirer de certaines œuvres préexistantes. Ce comportement attire l’attention sur une problématique récurrente en droit de la propriété intellectuelle, celle de l’attitude d’entreprises dont la puissance économique leur permet d’amortir les coûts de potentielles actions en contrefaçon intentées à leur égard, au mépris du respect ab initio des droits d’auteur concernés. Cette hypothèse se double par une faiblesse fréquente des artistes qui publient sur internet, dont l’œuvre, une fois divulguée, peut être reproduite à leur insu. Ces derniers, notamment lorsqu’ils ne sont pas professionnels, n’ont pas toujours la force et l’argent pour s’élever contre les géants des réseaux sociaux, et ne sont pas non plus toujours informés des droits dont ils disposent. Snapchat n’est qu’une tête de l’Hydre parmi de nombreuses autres, et la menace n’est pas près de disparaître.
Chiara Rosmarino
1ère année Master IP/IT
Sources
- http://www.20minutes.fr/high-tech/1867935-20160617-snapchat-application-encore-accusee-voler-filtres-artistes
- https://www.buzzfeed.com/leticiamiranda/this-artist-said-snapchat-never-asked-to-use-this-his-art-fo?utm_term=.idKrWKao0#.dr896Pq8m
- http://www.wipo.int/wipo_magazine/fr/2014/03/article_0007.html Droit d’auteur et mode : une perspective britannique Juin 2014 Par Iona Silverman
- http://horslesmurs.fr/wp-content/uploads/2014/04/CR-CR-DroitsAuteur.pdf
[i] https://www.instagram.com/argenapeede/
[ii] https://www.instagram.com/mykie_/
[iii] https://twitter.com/loishh/media
[iv] « Donc rien n’empêcherait a priori, à partir du moment où il y a empreinte de la personnalité, de protéger un créateur lumière, un créateur costumes, un créateur décor, un scénographe, ou un créateur maquillage mais là le débat est ouvert. Le législateur n’a pas voulu fixer les choses, volontairement pour laisser au juge le soin d’apprécier au cas par cas si l’on est dans une situation de droit d’auteur, de droits voisins ou simplement dans une situation de salariat » [Olivia Bozzoni, docteur en droit, au cours de la journée d’information Pratiques et usages des droits d’auteur(s) dans le spectacle vivant – Reconnaissance et impacts de la qualité d’auteur du 30 janvier 2006]
[v] https://theringer.com/snapchat-stealing-filters-ae39a061c274#.293tl7jvi
[vi] Carell v. Shubert Organization Inc. 27 juin 2000, United States District Court, S.D. New York
[vii] https://theringer.com/at-11-58-a-m-a9d3915890cb#.1l3qwwptr “The creative process sometimes involves inspiration, but it should never result in copying. We have already implemented additional layers of review for all designs. Copying other artists isn’t something we will tolerate, and we’re taking appropriate action internally with those involved.”
[viii] https://theringer.com/snapchat-may-have-a-longer-history-of-copying-than-we-thought-ce7577378385