À l’ère d’une société numérique pleinement ancrée, internet favorise la dissémination de contenu en ligne à travers le monde entier. Que ce soit des œuvres littéraires, musicales ou audiovisuelles, le partage des œuvres sur internet connaît de nombreux obstacles, que ce soit lié aux réglementations de diffusion qui diffèrent d’un pays à l’autre ou encore à des obstacles plus matériels comme la barrière de la langue. Le monde est diversifié et composé de nombreuses cultures différentes rendant parfois le contenu en ligne difficilement assimilable par tous. C’est ici que rentre en jeu le travail de traduction.
Afin de permettre à tous d’accéder de la meilleure manière possible à cette culture en ligne, la traduction a développé un rôle essentiel. Dans un premier temps le travail de traduction était utilisé dans les écoles monastiques (Boèce, Cassiodore) à la fin du IVe siècle, afin de traduire en langue savante (latin) les lois « barbares » qui se développaient en temps de guerre et d’invasions. Par la suite, ce travail intellectuel a été adapté aux usages pour traduire des contenus beaucoup plus variés et culturels comme les pièces de théâtres ou encore les romans de certains écrivains. Aujourd’hui la traduction est au cœur de notre culture et ainsi est rencontrée tous les jours et sous toutes ses formes afin de permettre à tous d’accéder de manière intelligible à un contenu aussi bien écrit qu’audiovisuel.
À titre d’exemple, pensez-vous que la célèbre série de romans fantastiques « Harry Potter » de l’auteure anglaise JK. Rowling serait-elle aussi connue à travers le monde si elle n’avait connu aucune édition traduite en langue étrangère ? En réalité, le Tome 1 « Harry Potter and the Philosopher’s stone » a eu le droit à plus de 80 traductions en langues étrangères différentes, ce qui fait de lui l’un des romans les plus traduits au monde.
De la même manière pour une série telle que « Game of Thrones », le succès mondial est notamment dû à cet immense travail de traduction, que ce soit par le mécanisme du sous-titrage ou de l’addition d’une piste audio en version étrangère.
Ainsi, nous comprenons que la traduction est de nos jours devenue essentielle afin de favoriser la commercialisation à échelle mondiale des œuvres originales en permettant leur communication à un plus large public. En ce sens, il est primordial pour le traducteur qui apporte une modification aux œuvres originales d’agir dans le respect des droits d’auteur sur l’œuvre traduite (partie 1). Cependant, au-delà du rôle de représentation d’une œuvre préexistante, la traduction s’est en outre imposée au fil des ans pour devenir à elle seule une véritable œuvre originale protégeable par le droit d’auteur (partie 2).
PARTIE 1 : LA TRADUCTION COMME MÉCANISME DE COMMUNICATION AU PUBLIC D’UNE ŒUVRE ORIGINALE PRÉEXISTANTE
Depuis son développement, les auteurs d’œuvres originales utilisent la traduction dans un objectif de diffusion de leur travail à un plus large public. Ce travail de traduction opère un mécanisme d’adaptation de l’œuvre en une autre langue.
Pour ce faire, il est nécessaire de modifier d’une manière ou d’une autre l’œuvre préexistante. Cela devient plus complexe dès lors que cette œuvre préexistante est originale. Étant donné que les œuvres de l’esprit originales sont protégées par le droit d’auteur en vertu des articles L.112-1 et L.112-2 du Code de la propriété intellectuelle (CPI), toute exploitation de celles-ci doit être autorisée expressément par l’auteur. En effet, dans 99% des cas le travail de traduction s’opère sur des œuvres littéraires ou audiovisuelles considérées comme des œuvres de l’esprit ce qui fait que la traduction est nécessairement soumise au respect du droit d’auteur.
Ainsi, l’auteur doit expressément autoriser la traduction de son œuvre, car celle-ci contribue à la communication de l’œuvre au public. Ce droit de communication au public fait partie des droits patrimoniaux que l’auteur dispose sur son œuvre au sens de l’article L.122-2 du CPI. Comme le précise la Cour de justice de l’Union européenne dans la décision Broadcasting du 7 mars 2013 (C‑607/11), la communication de l’œuvre à un nouveau public est un critère permettant de caractériser une communication secondaire, ce qui nécessite donc pour chaque nouvelle communication une nouvelle autorisation expresse de l’auteur. On comprend que, dès lors qu’une traduction est apportée à un texte, une vidéo, une chanson, elle va être vouée à toucher un public nouveau, un public qui parle et comprend une autre langue que celle utilisée par l’œuvre à l’origine. Ainsi pour chaque nouvelle traduction, il est nécessaire d’obtenir une nouvelle autorisation de l’auteur.
Dans le même sens, pour les œuvres qui ne relèvent pas du droit de l’Union européen, la Convention de Berne précise que la traduction est reconnue comme un des droits exclusifs nécessitant une autorisation de l’auteur (Article 8 de la Convention de Berne – OMPI).
C’est la raison pour laquelle en pratique, des contrats d’adaptation ou de traduction sont réalisés pour permettre cette exploitation de l’œuvre. Par ce contrat, l’auteur va expressément autoriser le traducteur à exploiter son œuvre en vue de permettre sa communication secondaire. La mention « Droit de traduction » ou une mention similaire doit être précisée dans le contrat afin de s’assurer que le traducteur dispose des droits nécessaires pour travailler sur l’œuvre. Sans contrat d’adaptation, la traduction sera considérée comme un acte de contrefaçon.
En ce sens, il est de plus en plus commun de rencontrer des atteintes aux droits patrimoniaux de l’auteur notamment avec le développement de l’ère numérique. C’est le cas, par exemple, de la pratique de plus en plus usitée des traductions illicites de contenu audiovisuel en ligne. Lorsqu’une série est diffusée sur une plateforme de vidéo en ligne dans un pays précis, il est courant d’apercevoir des traducteurs privés effectuer un travail de sous-titrage sans avoir demandé une autorisation à l’auteur. Cette pratique porte alors considérablement atteinte au droit de représentation que dispose l’auteur sur son œuvre. Malgré cette volonté première d’entraide, ce type de traduction est sanctionné par la loi pour contrefaçon (art. L.335-3 du CPI) et expose le traducteur à de lourdes sanctions.
En plus de l’atteinte aux droits patrimoniaux, la complexité de la traduction réside dans le fait que celle-ci touche également aux droits moraux de l’auteur. Une simple autorisation d’exploitation de l’œuvre n’est pas suffisante pour protéger entièrement le traducteur, car son travail s’étend au-delà de la simple communication à un public nouveau.
La traduction ne se limite pas à une simple addition de contenu par le traducteur, elle vient au contraire directement toucher le cœur de l’œuvre protégée en y apportant des modifications substantielles. En ce sens, la traduction porte une atteinte aux droits moraux de l’auteur de deux manières distinctes. Tout d’abord, elle va porter une atteinte objective à l’œuvre, puisqu’elle vient matériellement modifier celle-ci en transformant les mots, ou en les utilisant dans une autre langue, ce qui amène le traducteur à changer de manière involontaire leur sens dans la phrase et ainsi le sens des phrases elle-même. Cependant, cette modification s’avère primordiale dès lors que l’on souhaite réaliser une bonne traduction. Ainsi, le traducteur use d’un pouvoir de création et par celui-ci vient toucher au droit de respect de l’intégrité de l’œuvre.
En outre, la traduction peut porter une atteinte subjective à l’œuvre en modifiant la manière dont celle-ci sera perçue par le nouveau public. La traduction est un travail complexe qui nécessite pour le traducteur d’adapter un texte, écrit ou oral, dans une nouvelle langue en tâchant de conserver au maximum le sens du texte. Néanmoins, cela n’est pas toujours aussi simple et parfois le sens s’y trouve altéré y compris de la plus légère manière qu’il soit. Le cas échéant, le droit au respect de l’esprit de l’œuvre est également touché par la traduction.
C’est la raison pour laquelle le contrat de traduction vient protéger le traducteur de manière plus large en lui offrant des garanties supplémentaires par rapport à un simple contrat d’exploitation commerciale. La jurisprudence a admis en 1988 à propos de l’adaptation cinématographique d’une œuvre théâtrale que, par le contrat d’adaptation, « l’auteur du roman ou le cédant accepte, implicitement ou explicitement, les aménagements nécessités par la transposition de l’œuvre originale dans un genre nouveau ». (Cour d’Appel de Paris 1re ch. du 31 mai 1988, Bruckberger c/ Agostini, D. 1988 IR 199). Cette protection a été étendue aux modifications apportées par un traducteur sur l’œuvre traduite. Ainsi par le contrat de traduction, le traducteur se protège contre les modifications nécessaires qui seront apportées à l’œuvre.
De plus, la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 22 novembre 1966 avait déjà précisé que lors d’un travail de traduction, ce qui importe, « c’est que l’esprit de l’œuvre antécédente ne soit pas dénaturé ». Ainsi le juge prend en compte la nécessaire atteinte substantielle apportée par la traduction et assouplit le seuil d’appréciation de l’atteinte au respect de l’œuvre traduite. Si l’auteur souhaite effectuer une traduction, il est contraint en quelque sorte d’autoriser le traducteur à porter atteinte à la substance même de son œuvre au regard de la nature intrinsèque du travail de traduction qui impose cette modification.
Il est donc important pour le traducteur d’effectuer un contrat de traduction avec l’auteur afin d’obtenir une protection qui s’avère ici nécessaire puisque la traduction en elle-même est nécessairement vouée à porter une atteinte matérielle à l’œuvre qu’elle adapte.
PARTIE 2 : LA TRADUCTION COMME ŒUVRE ORIGINALE PROTÉGÉE
Par ce travail complexe d’adaptation que réalise le traducteur, on aperçoit que la traduction est bien plus qu’un simple outil contribuant à la commercialisation d’une œuvre préexistante.
Le travail de traduction fait naître en lui-même un travail de création. Le traducteur face à son texte se doit de prendre des décisions particulières, faire des choix créatifs parmi lesquels la tournure des phrases, l’utilisation de certains mots plutôt que d’autres ou encore le placement de la ponctuation permettent de créer une œuvre en elle-même originale. Si l’on prend deux traducteurs et qu’on leur demande de traduire un même texte dans une autre langue, les deux traductions finales seront totalement différentes. Il existe mille et unes possibilités de traduire un texte. Le travail de traduction va ainsi différer selon les compétences de chaque traducteur, la manière dont ils ont appris la langue étrangère, s’il ont vécu à l’étranger, ou encore s’ils disposent d’une spécialité particulière dans le domaine du champ lexical concerné.
Néanmoins, la difficulté de l’œuvre de traduction réside dans le fait que le texte travaillé à l’origine n’appartient pas au traducteur. La base de travail du traducteur est issue du travail de création d’un autre auteur. C’est la raison pour laquelle il était à l’origine compliqué de reconnaître un véritable travail créatif sur une œuvre de traduction.
Au départ les traductions n’étaient donc pas protégées par le droit d’auteur. Il était très courant d’observer un phénomène de réutilisation de certaines traductions sans autorisation à laquelle le traducteur ne pouvait s’opposer. L’argument selon lequel la traduction ne serait qu’une retranscription dans une autre langue servait de fondement pour justifier qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre originale et donc que celle-ci pouvait être réutilisée sans autorisation de son auteur.
Avec le développement des œuvres dérivées, le législateur a vu une potentielle possibilité d’apporter une protection à ces œuvres en reconnaissant le traducteur comme un véritable auteur. C’est finalement depuis la loi du 1er juillet 1998 que le droit français protège la traduction au titre d’œuvre dérivée en vertu de l’article L. 112-3 du CPI.
Cet article précise que « Les auteurs de traductions, d’adaptations, transformations ou arrangements des œuvres de l’esprit jouissent de la protection instituée par le présent code sans préjudice des droits de l’auteur de l’œuvre originale. ». Cela ouvre au traducteur, désormais auteur, le champ des droits moraux et patrimoniaux sur ses travaux de traduction, lui permettant désormais de s’opposer à toute utilisation illicite de ces derniers.
Comme l’indique cet article, le législateur a choisi la qualification d’œuvre dérivée ou composite pour protéger l’œuvre de traduction. Celle-ci est définie à l’article L.113-4 du CPI comme « la propriété de l’auteur qui l’a réalisée, sous réserve des droits de l’auteur de l’œuvre préexistante. ». En réalité, le législateur rappelle le caractère particulier des traductions, qui sont réalisées à partir d’une œuvre préexistante, en opérant une hiérarchie entre les deux œuvres de l’esprit. L’une étant inspirée de l’autre, il était compliqué de reconnaître à l’auteur d’une traduction tout le travail de création effectué sans crédit de l’auteur du texte originellement utilisé. Le choix de la nature juridique d’œuvre dérivée permet d’apporter à la traduction sa propre protection tout en rappelant et soumettant celle-ci au respect nécessaire de l’œuvre préexistante.
En ce sens, une difficulté peut être soulevée. Il est nécessaire que la traduction revête un caractère original par rapport à l’œuvre préexistante afin d’obtenir cette protection. De plus, la charge de la preuve de l’originalité repose sur le traducteur. Ce dernier doit alors prouver que dans la manière d’utiliser les mots transparaît un véritable choix d’expression unique et original, une empreinte de son originalité permettant de différencier la traduction de l’œuvre antérieure. Les juristes qualifient comme « relative » cette originalité qui est compliquée à démontrer pour un traducteur travaillant à même l’œuvre originale.
Finalement une autre difficulté réside dans la rémunération du traducteur pour l’exploitation de son œuvre qui n’est que l’adaptation d’une autre œuvre. Même si la commercialisation de l’œuvre traduite permet d’opérer un partage de la rémunération entre l’auteur de l’œuvre et le traducteur (ce qui est organisé par le contrat d’adaptation), il est plus compliqué de reconnaître une rémunération supplémentaire du traducteur pour chaque exploitation commerciale future de l’œuvre préexistante.
Depuis 1998, le traducteur dispose ainsi de véritables droits sur son travail de traduction lui permettant d’agir en contrefaçon pour toute utilisation non autorisée ou toute modification portant atteinte à la substance ou à l’esprit de son œuvre de traduction. Toutefois, sa protection octroyée au titre d’œuvre dérivée vient encadrer ses prérogatives qui sont en quelque sorte « reléguées au second plan » derrière les droits de l’auteur de l’œuvre originale faisant objet de la traduction.
Yvelise SANTKIN
Sources :
Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques – modifié le 28 septembre 1979 – OMPI
Code de la propriété intellectuelle
Loi n° 98-536 du 1 juillet 1998 portant transposition dans le code de la propriété intellectuelle de la directive 96/9/ CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 1996, concernant la protection juridique des bases de données.
Dalloz action Droit d’auteur ; Chapitre 112 – Transmission, cession et contrats relatifs aux droits d’auteur – André R. Bertrand – 2010
Hélène Maurel-Indart. Traduction, plagiat et autres formes d’atteinte au droit d’auteur . “Histoire des traductions en langue française, xxe siècle”, Sous la direction de Bernard Banoun, Isabelle Poulin et Yves Chevrel, Ed. Verdier, 2019. hal-03607740
ARTCENA, Centre national des arts du cirque de la rue et du théâtre ; Droit d’auteur ; « Exploitation d’une traduction » ; 4 juin 2012