Retour sur l’arrêt Soulier et Doke de la Cour de justice de l’union européenne du 16 novembre 2016, affaire n°C-301/15.
C’est à l’occasion d’une question préjudicielle soulevée par le Conseil d’État que la Cour de justice de l’Union européenne s’est interrogée sur la conformité l’exploitation numérique des livres indisponibles vis-à-vis du droit d’auteur.
Il convient tout d’abord de revenir sur la notion de livre indisponible ainsi que sur le fonctionnement même du mécanisme ReLIRE, pour ensuite analyser la portée de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne qui replace le consentement de l’auteur au cœur du mécanisme.
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I – La définition du livre indisponible et le fonctionnement du mécanisme ReLIRE
C’est la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 « relative à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle » qui crée ce système.
Une société de gestion collective sera dès lors autorisée à procéder à l’exploitation numérique des œuvres littéraires qui ne sont plus exploitées dans le commerce.
On trouve une définition du livre indisponible au chapitre IV du code de la propriété intellectuelle « Dispositions particulières relatives à l’exploitation numérique des livres indisponibles » aux articles L. 134-1 à L. 134-9 du Code de la propriété intellectuelle.
L’article L. 134-1 dispose : « On entend par livre indisponible au sens du présent chapitre un livre publié en France avant le 1er janvier 2001 qui ne fait plus l’objet d’une diffusion commerciale par un éditeur et qui ne fait pas actuellement l’objet d’une publication sous une forme imprimée ou numérique. »
Cette loi aménage le monopole que détient l’auteur sur son œuvre et le besoin de conservation et d’accès à ces œuvres et le respect du droit d’auteur. L’exercice de ces droits d’exploitation numériques peut être exercé par une société de gestion collective, en l’espèce « La Sofia » (1).
Le Registre Relire (2) (Registre des Livres Indisponibles en Réédition électronique), regroupe progressivement les livres du XXème siècle, encore soumis au droit d’auteur, publiés entre le 1er janvier 1901 et le 31 décembre 2000.
Afin de simplifier le chemin d’un livre indisponible, on peut retenir quatre dates clefs :
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- Le 21 mars c’est la publication annuelle d’une nouvelle liste de livres indisponibles, cette liste est arrêtée par un Comité scientifique composé paritairement d’auteurs et d’éditeurs. À ce stade, les auteurs sont informés que leur livre entre dans la base de données gérée par la BNF (Bibliothèque Nationale de France) et ils peuvent faire valoir une exception d’opposition pendant un délai de 6 mois. Ce mécanisme de l’opt-out, (prévu par l’article 134-4 du code de propriété intellectuelle), signifie que le consentement de l’auteur est donné à défaut d’opposition.
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- Le 20 septembre, soit 6 mois après les auteurs ne peuvent plus transmettre leurs demandes d’opposition.
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- Le 21 septembre c’est l’entrée en gestion collective de tous les livres dont les auteurs n’ont pas fait opposition. C’est également le début de la période des demandes de retrait à la Sofia.
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- Le 21 janvier c’est la fin du traitement des demandes d’opposition.
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En termes simplifiés, les bases du mécanisme ReLIRE sont ainsi posées. On est donc face à un système où le consentement de l’auteur est en péril du fait du système de l’opt-out, et par voie de conséquence la protection du droit d’auteur. Comment assurer le juste équilibre entre protection du droit d’auteur et l’accessibilité des œuvres au public ?
En effet, comment garantir que le consentement de l’auteur soit réellement respecté ?
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Trois axes majeurs de réflexions semblent de dessiner, premièrement, l’auteur reçoit-il une information effective et intelligible ? Deuxièmement, comment l’information est-elle transmise à l’auteur, par quels moyens ? Troisièmement, qu’en est-il de l’absence de réponse de l’auteur : ce défaut de réponse va-t-il acceptation ? Traditionnellement en droit privé le silence ne vaut pas acceptation.
De ce fait, le mécanisme a été très fortement critiqué. Une critique notamment de la part de Franck Macrez, D. 2012. 749 (3) qui énonce « que reste-il du droit d’auteur ? » face à ce système.
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II – la cour de justice de l’union européenne censure le mécanisme relire en son état et replace le consentement de l’auteur au centre du dispositif
L’affaire a été portée devant la Cour de justice de l’Union européenne à l’occasion d’une demande préjudicielle formée par le Conseil d’État.
En effet, Monsieur Soulier et Madame Doke, deux auteurs d’œuvres littéraires, ont demandé l’annulation au Conseil d’État le décret du 27 février 2013 (2013-182) (4) qui précisait les modalités d’application des articles relatifs à l’exploitation des œuvres indisponibles.
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Ces deux auteurs considéraient que ce mécanisme instaurait une exception qui n’était pas prévue par l’article 2, a), de la directive 2001/29 du 22 mai 2001 du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.
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La question préjudicielle ainsi posée à la Cour était la suivante : « Les [articles 2 et 5] de la directive 2001/29 s’opposent-[ils] à ce qu’une réglementation, telle que celle qui a été [instituée par les articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle], confie à des sociétés de perception et de répartition des droits agréées l’exercice du droit d’autoriser la reproduction et la représentation sous une forme numérique de « livres indisponibles », tout en permettant aux auteurs ou ayants droit de ces livres de s’opposer ou de mettre fin à cet exercice, dans les conditions qu’elle définit ? ».
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La Cour de justice rappelle que l’auteur dispose d’un droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte de leurs œuvres (5).
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D’une part, le consentement de l’auteur est nécessaire au préalable de tout acte de reproduction ou de communication au public d’une œuvre par un tiers (6), ainsi qu’une utilisation de l’œuvre sans le consentement préalable de l’auteur porte atteinte aux droits de l’auteur sur cette œuvre (7). Cependant, l’article 2, sous a), et l’article 3§1 de la directive de 2001 ne précise pas les modalités du consentement, et la Cour n’exclut pas la possibilité d’un consentement implicite (8).
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D’autre part, l’auteur doit être effectivement informé pour donner son consentement (9).
La Cour de justice de l’Union européenne examine ensuite la conformité du mécanisme français ReLIRE, tel que construit autour du système de l’opt-out.
La Cour relève que le mécanisme ne garantit par une information effective et individualisée des auteurs (10).
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Se pose alors la question de l’effectivité de ce consentement face à un mécanisme complexe d’exploitation numérique des livres indisponibles.
La Cour de justice de l’Union européenne ne censure pas le mécanisme en soi, qui déclare conforme une règlementation nationale l’exploitation de livres numériques dans l’intérêt culturel des consommateurs et de la société dans son ensemble (11). En revanche, si les tiers tels que les éditeurs peuvent se voir reconnaitre des droits, ce n’est que pour la forme imprimée (12), les auteurs pouvant donc s’opposer ou mettre fin à l’exploitation de leurs œuvres sous forme numérique et ce sans formalités supplémentaires (13).
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La Cour de justice censure le mécanisme tel que mis en place par la France. Reste à savoir de quelle manière la France modifiera son mécanisme, étant donné que la Cour de justice de l’union européenne ne précise pas les modalités de l’information effective.
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Ainsi, comme le résume très justement Jeanne Daleau, « La directive sur le droit d’auteur ne s’oppose pas, par principe, à l’exploitation numérique de livres indisponibles dans l’intérêt culturel des consommateurs et de la société, à condition que l’expression implicite du consentement de l’auteur soit précédée d’une information « effective » de la future utilisation de son œuvre par un tiers et des moyens mis à sa disposition en vue de l’interdire s’il le souhaite ».
Mélanie Cras
1ère année Master IP/IT
Sources :
(1) – La Sofia, http://www.la-sofialivresindisponibles.org/2015/index.php, informations supplémentaires sur le système, schémas disponibles
(2) – Registre Relire, https://relire.bnf.fr/accueil, informations supplémentaires sur le système, schémas disponibles
(3) – Recueil Dalloz 2012 p.749, « L’exploitation numérique des livres indisponibles : que reste-t-il du droit d’auteur ? » Extrait : « En définitive, et à s’en tenir à la cohérence de la loi nouvelle avec les principes traditionnels du droit d’auteur, le bilan de ce texte voté en urgence est désastreux. L’objet même du droit est totalement méconnu : l’œuvre, immatérielle, est confondue avec son support, le livre. Les auteurs se voient, par la force de la loi, obligés de partager les fruits de l’exploitation de leur création avec un exploitant dont la titularité des droits d’exploitation numérique est fortement sujette à caution. L’obligation d’exploitation permanente et suivie, qui participe de l’essence même de l’archétype des contrats d’exploitation du droit d’auteur, est anémiée. La présomption de titularité des droits d’exploitation sur l’œuvre au profit de son propriétaire naturel est réduite à néant. Que reste-t-il du droit d’auteur ? ».
(4) – Décret n° 2013-182 du 27 février 2013 portant application des articles L. 134-1 à L. 134-9 du code de la propriété intellectuelle et relatif à l’exploitation numérique des livres indisponibles du XXe siècle.
(5) – Considérant 29 L’article 2, sous a), et l’article 3, § 1, de la directive 2001/29 disposent respectivement que les États membres attribuent aux auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte de leurs oeuvres, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, ainsi que le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la communication au public de ces oeuvres.
(6) – Considérant 33 : Ensuite, il importe de souligner que les droits garantis aux auteurs par l’article 2, sous a), et par l’article 3, § 1, de la directive 2001/29 sont de nature préventive, en ce sens que tout acte de reproduction ou de communication au public d’une oeuvre par un tiers requiert le consentement préalable de son auteur (s’agissant du droit de reproduction, V., en ce sens, arrêts du 16 juill. 2009, Infopaq International, aff. C-5/08, pts 57 et 74, et du 4 oct. 2011, Football Association Premier League e.a., aff. C-403/08 et C-429/08, pt 162, et, s’agissant du droit de communication au public, V., en ce sens, arrêts du 15 mars 2012, SCF Consorzio Fonografici, aff. C-135/10, pt 75, et du 13 févr. 2014, Svensson e.a., aff. C-466/12, pt 15).
(7) – Considérant 34 : Il en découle que, sous réserve des exceptions et limitations prévues, de façon exhaustive, à l’article 5 de la directive 2001/29, toute utilisation d’une œuvre effectuée par un tiers sans un tel consentement préalable doit être regardée comme portant atteinte aux droits de l’auteur de cette œuvre (voir, en ce sens, arrêt du 27 mars 2014, UPC Telekabel Wien, C–314/12, EU:C:2014:192, points 24 et 25).
(8) – Considérant 35 : Cela étant, l’article 2, sous a), et l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29 ne précisent pas la manière dont le consentement préalable de l’auteur doit se manifester, de sorte que ces dispositions ne sauraient être interprétées comme imposant qu’un tel consentement soit nécessairement exprimé de manière explicite. Il y a lieu de considérer, au contraire, que lesdites dispositions permettent également de l’exprimer de manière implicite.
(9) – Considérant 38 : En particulier, tout auteur doit être effectivement informé de la future utilisation de son œuvre par un tiers et des moyens mis à sa disposition en vue de l’interdire s’il le souhaite.
(10) – Considérant 43 : Or, il ne ressort pas de la décision de renvoi que ladite réglementation comporte un mécanisme garantissant l’information effective et individualisée des auteurs. Il n’est donc pas exclu que certains des auteurs concernés n’aient en réalité pas même connaissance de l’utilisation envisagée de leurs œuvres, et donc qu’ils ne soient pas en mesure de prendre position, dans un sens ou dans un autre, sur celle-ci. Dans ces conditions, une simple absence d’opposition de leur part ne peut pas être regardée comme l’expression de leur consentement implicite à cette utilisation.
(11) – Considérant 45 : Certes, la directive 2001/29 ne s’oppose pas à ce qu’une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, poursuive un objectif tel que l’exploitation numérique de livres indisponibles dans l’intérêt culturel des consommateurs et de la société dans son ensemble. Cependant, la poursuite de cet objectif et de cet intérêt ne saurait justifier une dérogation non prévue par le législateur de l’Union à la protection assurée aux auteurs par cette directive.
(12) – Considérant 49 : En conséquence, il convient de considérer que, lorsque l’auteur d’une œuvre décide, dans le cadre de la mise en œuvre d’une réglementation telle que celle en cause au principal, de mettre fin pour l’avenir à l’exploitation de cette œuvre sous une forme numérique, ce droit doit pouvoir être exercé sans devoir dépendre, dans certains cas, de la volonté concordante de personnes autres que celles que cet auteur a préalablement autorisées à procéder à une telle exploitation numérique, et donc de l’accord de l’éditeur ne détenant, par ailleurs, que les droits d’exploitation de ladite œuvre sous une forme imprimée.
(13) – Considérant 51 : Il en découle, notamment, que, dans le cadre d’une réglementation telle que celle en cause au principal, l’auteur d’une œuvre doit pouvoir mettre fin à l’exercice, par un tiers, des droits d’exploitation sous forme numérique qu’il détient sur cette œuvre, et lui en interdire ce faisant toute utilisation future sous une telle forme, sans devoir se soumettre au préalable, dans certaines hypothèses, à une formalité consistant à prouver que d’autres personnes ne sont pas, par ailleurs, titulaires d’autres droits sur ladite œuvre, tels que ceux portant sur son exploitation sous forme imprimée.