La définition de l’art est un processus en constante évolution, qui varie profondément selon son époque : si l’on a par exemple, lors de la période dite « classique » (17ème Siècle), profondément codifié les beaux-arts, de nombreux mouvements contemporains ou succédant au classicisme ont cherché à repousser ou détruire ces codes. On peut notamment penser au mouvement baroque, dont le nom même reflète l’opposition au classique[1], ou aux divers mouvements romantiques émergeant suite aux bouleversements géopolitiques causés par les diverses révolutions de la fin du 18ème siècle et du début du 19ème Siècle.
C’est dans cette lignée contestataire que s’inscrit Marcel Duchamp, artiste dont l’œuvre variée est souvent résumée à un seul de ces coups d’éclat : le ready-made.
Le Porte-bouteille, Fontaine : De simple objet à œuvre d’art
En 1914, Marcel Duchamp acquiert au Bazar de l’Hôtel de Ville (BHV) un porte-bouteille, choix qu’il aurait fondé sur la réaction « d’indifférence visuelle »[2] que lui aurait procuré l’objet. Il écrit à sa sœur quelque temps plus tard afin de lui demander d’exécuter sa démarche artistique :
« Prends pour toi ce porte-bouteilles, j’en fais un readymade à distance. Tu inscriras en bas et à l’intérieur du cercle du bas, en petites lettres peintes avec un pinceau à l’huile en couleur blanc d’argent, l’inscription que je vais te donner ci-après et tu signeras de la même écriture comme suit [d’après] Marcel Duchamp »[3]. L’inscription mentionnée précédemment est le mot « hérisson », autre nom donné au porte bouteille.
Ainsi Marcel Duchamp crée le ready-made : un objet ordinaire promu au rang d’œuvre d’art par la volonté de l’artiste, qui lui donne un sens nouveau. Cette œuvre est un message clair sur le caractère au mieux universel, ou au pire nébuleux de l’art : est une œuvre d’art ce qui est appelé comme tel par l’artiste.
Cette œuvre aura de nombreuses répercussions sur le paysage artistique mondial. On peut évidemment penser aux autres ready-made de Duchamp, comme son œuvre Fontaine de 1917, simple urinoir incliné à 90° qu’il datera et signera sous le pseudonyme « R.Mutt ». [Addendum : Certaines recherches remettent en question la paternité de l’œuvre Fontaine qui, bien qu’attribuée à Marcel Duchamp, serait en réalité le travail de l’artiste allemand Elsa von Freytag-Loringhoven ; plus d’information ici]
Mais on peut aussi voir une influence de son œuvre parmi ses contemporains : On pourrait par exemple voir l’œuvre de Pablo Picasso Tête de Taureau, simple selle de vélo retravaillée par l’artiste, ou bien de nombreuses œuvres du mouvement Pop-Art comme la continuité du Porte-Bouteille.
Enfin, l’aspect provocateur de l’œuvre n’est pas sans rappeler certains artistes contemporains : on peut notamment penser à l’œuvre de l’italien Maurizio Cattelan, qui a vendu en décembre 2019 une banane scotchée à un mur pour la modique somme de 120 000 dollars, qui a par la suite été mangée par un de ses confrères dans le cadre d’une performance[4].
Entre originalité et contrefaçon :
Le cas de l’œuvre de Maurizio Cattelan, ainsi que celui de Fontaine, souligne un point essentiel de ces œuvres d’art : Ce n’est pas tant la forme de l’œuvre qui est originale, mais bien sa présentation. Tant qu’elle est l’expression de la personnalité de son auteur, toute œuvre peut être protégée par le droit d’auteur, même un urinoir.
« Que Mutt ait fabriqué la fontaine de ses propres mains ou non est sans importance. Il l’a choisie. Il a pris un élément ordinaire de l’existence et l’a disposé de telle sorte que la signification utilitaire disparaisse sous le nouveau titre et le nouveau point de vue – il a créé une pensée nouvelle pour cet objet. » – Marcel Duchamp[5]
On peut rapprocher la démarche avec l’arrêt de la première chambre de la cour de cassation datant du 13 Novembre 2008, dit arrêt « Paradis », qui dispose que l’œuvre d’art conceptuelle de Jakob Gautel (à savoir, écrire en lettre d’or le mot paradis au-dessus des toilettes de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard) est sujette à la protection par le droit d’auteur. Ici, c’est l’emplacement du mot qui fait, en plus de l’extériorisation de l’idée, que la condition d’originalité est remplie et que l’œuvre peut être protégée.
Il est tout aussi intéressant de constater à quel point l’œuvre de Duchamp est proche dans le temps d’un autre phénomène : la reconnaissance légale de la théorie de l’unité de l’art. En effet, la loi du 11 mars 1902 à posé pour principe que la protection d’une œuvre ne dépend ni de son mérite, ni de sa destination. A cela on peut ajouter la loi du 14 juillet 1909, qui introduit un régime complémentaire au droit d’auteur afin de protéger les dessins et modèles, assurant la protection des arts appliqués.
Si cette unité de l’art permet la création d’œuvres moins conventionnelles, elle pose cependant problème vis-à-vis du respect des droits antérieurs à l’œuvre. Si le hérisson de Duchamp est original vis-à-vis de la loi, il n’en reste pas moins une œuvre composite, qui récupère la forme du porte-bouteille, aussi « indifférente » soit elle, pour en faire sa propre œuvre. Ainsi, en l’absence de consentement préalable de la part du premier auteur, ne peut-on pas considérer que l’œuvre de Marcel Duchamp soit une contrefaçon ?
Une question qui fait écho avec les divers déboires juridiques entourant les mouvements « appropriationnistes » : On peut mentionner les multiples condamnations de Jeff Koons, la plus récente datant du 17 décembre 2019 et ayant pour objet la sculpture « Naked », qui contrefait le cliché « Enfants » du photographe Jean-François Bauret.
La question de la contrefaçon semble devenir encore plus complexe lorsqu’on prend en compte le fait que Duchamp en rachètera un autre des années après afin de pouvoir en faire cadeau au photographe Man Ray. Des années plus tard, ce dernier ayant perdu le porte-bouteille, Duchamp refera de même dans le cadre d’une exposition à New York en 1959. Ce porte-bouteille ayant été réalisé dans des circonstances bien différentes que le premier, peut-on vraiment considérer cette œuvre comme un véritable ready-made ?
Le ready-made, aux limites de la protection légale ?
Le cas des ready-made nous présente la difficulté de la protection des arts contemporains par la propriété intellectuelle. Il est de ce fait intéressant de terminer cette discussion avec un exemple concernant directement Duchamp, ou plutôt sa Fontaine.
En 1993, lors de la présentation d’une réplique de l’œuvre (réalisée en 1964 par l’artiste lui-même) au musée de Nîmes, un artiste nommé Pierre Pinoncely, alias « Pinoncelli » décide, dans le cadre d’une performance, d’uriner dans cette dernière avant de la briser avec un marteau. Il cherchait en effet, selon ses dires, à « achever l’œuvre de Duchamp […] ; qui expose un urinoir dans un musée doit forcément s’attendre à ce que quelqu’un urine dedans un jour ». Il cherche ainsi, à travers son acte, à redonner à Fontaine sa fonction d’urinoir. Il considère ainsi que non seulement il n’a pas fracassé une œuvre d’art, et donc n’a pas à payer les dommages et intérêts au titre de la dépréciation de l’œuvre ; mais aussi que son acte est créateur d’une nouvelle œuvre d’art, et lui confèrerai les droits qui vont avec.
Ainsi se pose, en plus de la question de la responsabilité pour faute (facile à déterminer dans ce cas), non seulement la question de la valeur artistique de l’œuvre de Duchamp, mais aussi celle du geste de Pinoncely. A cela le tribunal de grande instance de Tarascon dispose, dans un jugement datant du 20 Novembre 1998 que l’on est ici face à une « double mystification » :
- La première, celle de Duchamp, qui consiste à créer une œuvre d’art avec la présentation un objet banal dans un univers artistique : c’est le fait d’avoir exposé un urinoir non-fonctionnel, nommé, daté et signé qui fait de ce dernier une œuvre d’art.
- La deuxième, celle de Pinoncely, qui cherche d’un côté à retirer l’aspect d’œuvre d’art à l’urinoir de Duchamp, et de l’autre de dire que son acte a valorisé l’œuvre précédente. En voulant se placer dans une continuité artistique, il avoue avoir endommagé une œuvre d’art, et doit donc payer les frais de sa dégradation.
Cette décision peut laisser circonspect : Si, d’un côté, l’on peut considérer que la Fontaine originale est protégée par le droit d’auteur en tant que ready-made, il parait plus contestable d’assimiler la réplique de cette dernière à l’œuvre originale, dont la mise en forme, bien que similaire, se produit dans un contexte très différent, et a donc une signification différente.
Enfin, on peut s’étonner du refus du tribunal de reconnaître la valeur artistique de l’acte de Pinoncely, qui est ici considéré comme un parasitisme, une tentative de s’accaparer la notoriété de l’œuvre. Si l’acte est en effet grossier, ne pas le reconnaitre en tant que démarche artistique semble aller à l’encontre de l’idée d’unité de l’art, qui participe directement à la reconnaissance légale de Fontaine. En somme, une décision à l’image du caractère nébuleux de l’art conceptuel.
Antoine Rodier
[1] Le terme baroque vient du Portugais « Barroco », signifiant « perle irrégulière »
[2] M. Duchamp, « À propos des readymades », dans Duchamp du signe. Écrits de l’artiste réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, 1975 ; rééd. 1994, coll. « Champs », p. 191
[3] M. Duchamp, cité dans Francis M. Naumann, Marcel Duchamp : L’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, p. 64-65
[4] Brève AFP, 8 décembre 2019, « Art Contemporain : une banane vendue 120 000 dollars puis mangée », via La Dépêche
[5] M.Duchamp, extrait d’un article publié dans The Blind Man, cité in, Duchamp et son temps, Time Life, 1978, 39.
Sources :
- Centre Pompidou, dossier pédagogique sur l’œuvre « Porte bouteille » de Marcel Duchamp
- Tribunal de grande instance de Tarascon 20 novembre 1998 – D. 2000. 128
- Bernard Edelman, « De l’urinoir comme l’un des beaux-arts : de la signature de Duchamp au geste de Pinoncely », Recueil Dalloz 2000, p.98
- Agnès Tricoire, « l’épreuve de droit », dans Vacarme 2001/2 (n°15), p.20-23 via Cairn
- Cours de Jean Lapousterle