Répartition des revenus du streaming musical : précarité algorithmique ou véritable tremplin artistique ?

Selon un rapport de 2018 de la Fédération internationale de l’industrie phonographique, les services de streaming en ligne comme Spotify ou Apple Music sont devenus la source de revenus la plus importante de l’industrie musicale dépassant de loin la vente physique de CD. Pour la première fois, les ventes numériques représentaient 57% des ventes globales.

Si le streaming a profondément changé les dynamiques de cette industrie, ce phénomène est aujourd’hui fortement pointé du doigt. 

Avec la crise sanitaire entraînant la fermeture des lieux de culture, entravant depuis un an la tenue des concerts et des tournées dans le monde entier, certains artistes ont vu leurs revenus drastiquement diminués, se concentrant alors exclusivement sur les revenus produits par le streaming musical. 

Si depuis plusieurs années, déjà, de nombreuses voix se soulèvent en faveur d’une répartition plus juste de ces gains colossaux, la situation a pris une tournure alarmante avec la crise du Covid-19.

Chez nos voisins d’outre-Atlantique, aux Etats-Unis, la fronde gronde et s’est organisée autour de la pétition « Justice at Spotify » qui a récolté, à ce jour, 27 000 signatures de professionnels s’estimant « sous payés, trompés et exploités » par la plateforme présidée par le suédois Daniel Ek

D’autres initiatives ont vu le jour entre deux confinements à l’instar de la création, par Pascal Obispo, de son application All Access. Comme un pied de nez à l’industrie musicale, pour un abonnement à 5,99 euros par mois, l’artiste met à disposition l’intégralité de son œuvre et d’autres nouveautés. Le chanteur soutient que : « Les droits d’auteurs, c’est la possibilité de vivre et d’exister. Au moment de la création des plateformes de streaming, nous les artistes avons été mal représentés. Il n’y a pas eu de consultation pour savoir quelle était la juste rémunération».

Mais alors, pourquoi certains artistes sont-ils en colère ? D’où vient l’argent généré par ces plateformes ? Et comment s’opère la répartition de ces gains ? 

Tout d’abord, les fonds de ces plateformes sont générés par la publicité et aussi par les abonnements mensuels ou annuels payés par les consommateurs.

Seulement, une inégalité croissante émergerait au sein de cette industrie du streaming. Selon Suzanne Combo, déléguée générale de la Guilde des artistes de la musique : « Avec les plateformes musicales comme Spotify, Deezer ou Apple Music, les artistes déjà riches deviennent encore plus riches, les pauvres encore plus pauvres et ceux qui étaient dans la moyenne ne s’en sortent plus ».

En effet, selon la société d’analyse américaine Alpha Data Music en 2019, sur 1,6 million d’artistes dont la musique a été mise à disposition sur les plateformes, 1% a capté 90% des écoutes globales. En conséquence, l’association européenne des sociétés de gestion des artistes interprètes (l’Aepo Artis) souligne que seuls 1% des artistes perçoivent un smic grâce aux streams. 

Alors, comment s’opère le partage de ces revenus ?

Actuellement, les plateformes ont recours à deux méthodes pour répartir l’argent du streaming. 

La première méthode est celle de la rémunération selon la part de marché. Spotify et Apple Music y ont recours. La pétition qui a fait mouche pendant le confinement dénonce notamment ce modèle dit de « market-centric ». Pour cause, le calcul consiste à retenir la part des écoutes d’un titre sur la part totale de tous les streams de la plateforme. 

Exemple : Il y a 100 écoutes sur une plateforme. Le titre « Avoir 20 ans » de l’artiste La Covida comptabilise 90 écoutes représentant alors 90% des parts du marché. Un deuxième titre  « Le stagiaire » de l’artiste Kabinet fait 10 écoutes équivalant à 10% des parts de marché. Imaginons ensuite que sur la plateforme il y ait que 2 abonnés payant, tous deux, 10 euros par mois (total des revenus pour la plateforme, hors publicité : 10 x 2 = 20€).  L’artiste La Covida touchera ainsi 90% de 20€ soit 18 euros alors que l’artiste Kabinet ne touchera que (10% de 20€) soit 2 euros.

 

La deuxième méthode de rémunération est celle de l’ « user-centric », chaque artiste est rémunéré par rapport à leur nombre d’écoutes directes (par exemple, une écoute = un centime).

En reprenant notre exemple

Si le premier abonné écoute uniquement le titre « Avoir 20 ans » et que l’autre abonné écoute à son tour uniquement « Le stagiaire », les deux artistes, La Covida et Kabinet, vont toucher 10€ chacun (le prix de l’abonnement). La différence est importante car l’artiste Kabinet passe de 2 euros de revenu, avec le modèle du « market-centric », à 10 euros avec celui de l’ « user-centric ».

Avertissement : Il convient de rappeler que ces exemples et schémas sont simplifiés afin de saisir correctement le processus de répartition des gains générés. En effet, ces plateformes ne rémunèrent pas directement les artistes et les auteurs-compositeurs mais leurs producteurs et éditeurs.

Ces minces rémunérations peuvent parfois se voir divisées entre de nombreux acteurs. Tous ceux qui ont participé à la création d’un morceau, à qui la loi accorde un droit, doivent être rémunérés. 

D’abord, il y a les titulaires des droits d’auteur à savoir les auteurs, compositeurs, éditeurs et arrangeurs. Il y a également la Sacem (Société des Auteurs Compositeurs et Editeurs de musique) à qui la plateforme reverse environ 15% des revenus des abonnements que la société de gestion collective va par la suite redistribuer aux personnes titulaires du droit d’auteur. A cela, il faudra déduire les frais de gestion.

Ensuite, il y a les titulaires des droits voisins, les artistes-interprètes. Cette notion englobe les chanteurs, choristes et musiciens.

Pour les accompagner, il y a très souvent des labels, des producteurs phonographiques. 

Enfin, et pas des moindres, il y a la plateforme de streaming, qui doit également se rémunérer et qui, généralement, touche une commission d’environ 30%.

Bien sûr, l’Etat touche également une part des revenus via la TVA, environ 20%. 

Dès lors, on peut davantage comprendre certaines démarches comme celle de Pascal Obispo qui a rompu son contrat avec sa maison de disque ou encore les choix opérés par le rappeur Damso qui dévoilait son aspiration à plus d’indépendance en sortant son dernier album QALF sous son propre label Trente-quatre centimes, fondé en 2020. En effet, ce dernier, soutenait au sujet de l’industrie musicale, dans un interview livré au Guardian que : « C’est un peu une bataille, car on a l’impression que dans l’industrie musicale aujourd’hui, on tue les artistes, dans le sens où il faut toujours trouver une idée qui va faire le buzz, ce qui met un frein à la créativité. »

En revenant sur les mises en situation développées plus haut, il est donc plus facile de comprendre les réclamations formulées par de nombreux artistes. Le syndicat à l’origine de la fameuse pétition souhaite que les plateformes basculent vers le modèle de l’ « user-centric » avec un taux de redevance par titre d’au moins un centime. L’idée soutenue serait de sortir d’un calcul qui rémunère les artistes par rapport à la part de marché, favorisant ainsi les plus gros artistes et les trois majors : Sony BMG, Universal Music Group et Warner Music Group.

Les défenseurs de l’user-centric ont-ils des raisons d’espérer un changement ? 

Depuis un certain temps, de nombreux artistes appellent à renoncer aux services de streaming traditionnels comme Spotify pour se tourner vers d’autres alternatives mettant en place un modèle user-centric (tels que Deezer ou Bandcamp). Aussi, le 17 mars 2020, alors que la crise sanitaire marquait ses regrettés débuts, Ethan Diamond, fondateur de Bandcamp indiquait que la société renoncerait à ses parts de revenus (environ 10 à 15% par vente) pour soutenir les musiciens. La bonne affaire : ce vendredi-là, les utilisateurs de la plateforme ont dépensé 4,3 millions de dollars, soit 15 fois plus qu’un vendredi normal.

Ces plateformes apportent-elles tout de même quelques avantages aux artistes moins connus ?

En échangeant avec l’un des membres du groupe Télécoma (https://telecoma.bandcamp.com) quelques points positifs ont tout de même été soulevés. En effet, bien qu’il regrette le fait que pour bénéficier d’une certaine rémunération par le biais de ces plateformes il faille devenir de véritables entreprises et être solidement formés en communication, marketing, il admet bien volontiers que ces plateformes peuvent faire office de vitrines et permettent d’agrandir leur public. Selon lui, cela permet aux oreilles curieuses d’avoir très facilement accès à un large catalogue de titres et de pouvoir découvrir de nombreux artistes de cette façon. Pour lui, bien que les plateformes ne lui rapportent que quelques centimes, elles ont l’avantage d’attirer les curieux de musiques alternatives.

Finalement, ce système de concentration de marché où la rémunération profite à une toute petite minorité est fortement remis en question par ces temps de restrictions sanitaires. Face aux mouvements récents, pétitions, création de nouvelles applications, l’alternative de l’user-centric fait son chemin et promet de grandes évolutions à suivre de près …

Pour autant, certaines critiques soutiennent que le modèle de l’user-centric serait plus symbolique que performant en ce qu’il ne parviendrait pas toujours à séduire les maisons de disque. Ainsi, la réflexion se tourne vers les sociétés de gestion collective. A ce sujet, je vous recommande le brillant mémoire de Lauris Pelleautier “Streaming musical et droit d’auteur”.

Sources :

 

MasterIPIT