Du 9 avril au 3 décembre 2017 s’est tenue à la Biennale d’art contemporain de Venise la dernière exposition du célèbre artiste Damien Hirst. Ce dernier, déjà internationalement connu pour certaines de ses œuvres à la fois sulfureuses et au coût particulièrement élevé, a franchi un nouveau pas avec une gigantesque exposition occupant pas moins des deux espaces muséaux de la Fondation Pinault – le Palazzo Grassi et la Punta dellaDogana.[1]
Jouant volontairement sur la frontière entre l’imagination et la réalité, l’exposition, intitulée « Treasures from the Wreck of the Unbelievable » (« Trésors du naufrage de l’Incroyable ») se présente d’emblée comme retraçant la découverte au fond des eaux des trésors disparus que transportait un navire dans l’Antiquité – on comprend néanmoins assez rapidement qu’il s’agit d’une pure fiction.Pourtant, couvertes d’algues et de coraux multicolores, les sculptures remontées à la surface semblent bel et bien avoir subi le passage des siècles et des courants marins. L’exposition présente à la fois certaines de ces œuvres telles qu’elles ont été retrouvées et donc constellées de coraux, et d’autres parfaitement restaurées.[2]
A quelques dizaines de mètres de la Punta dellaDogana, envahie par cette accumulation de richesses et par la renommée éclatante de Hirst, le Pavillon de l’île de Grenade présente de manière beaucoup plus discrète, dans le cadre de la Biennale, quelques-uns de ses artistes nationaux, dont Jason deCaires Taylor. Ce dernier, engagé en faveur de l’écologie et de l’environnement, est principalement connu pour avoir créé en 2006 un musée de sculptures sous-marines.[3] Etrangement, les photographies de ces œuvres couvertes de coraux ne sont pas sans rappeler… les fantasmagories voisines du célébrissime Damien Hirst !
Alors, lequel s’est inspiré de l’autre ?
David contre Goliath
Jason deCaires Taylor semble bel et bien avoir la primauté chronologique dans cette affaire, puisque son premier musée de sculptures sous-marines a été inauguré dès 2006. Et si Damien Hirst affirmait lors de l’ouverture de son exposition à Venise y travailler depuis déjà dix ans,[4] il pourrait bien avoir été inspiré par l’œuvre extraordinaire de cet artiste peu connu.
Celui-ci a immédiatement envisagé la possibilité d’attaquer Hirst pour contrefaçon, et en a tout du moins sérieusement discuté avec ses avocats.[5] Si finalement il ne semble pas avoir esquissé de mouvement en ce sens, cette histoire n’est pas sans rappeler une certaine affaire Paradis, qui opposait déjà un monstre de notoriété à un artiste peu connu réclamant la paternité de son œuvre volée…
Pour rappel, cette affaire Paradis, qui a donné lieu à un célèbre arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation le 13 novembre 2008, a marqué une véritable « consécration juridique de l’art conceptuel »[6] et opposait la fameuse photographe Bettina Rheims à l’artiste Jakob Gautel. Ce dernier a obtenu gain de cause, la haute juridiction ayant en effet admis que l’apposition du mot « Paradis » en lettres d’or patiné et dans un graphisme particulier au-dessus de la porte des toilettes d’un ancien hôpital psychiatrique constituait bien une œuvre réunissant les deux conditions de forme et d’originalité. Sa reproduction était dès lors soumise à l’autorisation de son auteur.
Cependant, ces caractéristiques de forme et d’originalité sont justement en question dans de très nombreuses œuvres d’art conceptuel, et plus largement dans l’art contemporain en général. Les sculptures sous-marines dans leur ensemble peuvent-elles être ainsi protégées par le droit d’auteur ? De toute évidence non, puisqu’il s’agit avant tout de la mise en œuvre d’un concept, d’une idée et que les idées sont, comme on le sait, de libre parcours…
Et pourtant les ressemblances entre les objets exposés par Hirst et par deCaires Taylor sont frappantes – même si ni la narration, ni les objectifs poursuivis ne peuvent se confondre. Finalement, ce qui semble être le plus original dans l’exposition de Hirst, une fois passée la surprise des licornes ou autres bustes de pharaons couverts d’algues, serait bien plutôt l’histoire qui entoure ces objets, la narration et plus encore l’expérience qui attend le spectateur. En effet, celui-ci est immergé dans un monde imaginaire bien loin des expositions classiques des grands musées ; il se retrouve dans une fiction qui paraît presque réelle, dans une histoire à la fois abracadabrantesque et fascinante.
Or si désormais les œuvres d’art ne se définissent plus par leur originalité formelle mais par l’expérience unique qu’elles font vivre au spectateur, comment les rapprocher des œuvres de l’esprit et de la notion d’œuvre entendue par notre droit ? L’affaire Paradis avait pour un temps calmé les esprits en analysant une œuvre conceptuelle particulière comme étant bien une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur, mais qu’en sera-t-il des éventuelles prochaines affaires ? L’art contemporain n’a pas fini d’interroger notre système juridique et ses conceptions…
Raphaëlle NORDMANN
[1]http://www.palazzograssi.it/fr/expositions/passees/damien-hirst-a-palazzo-grassi-et-punta-della-dogana-en-2017-2/
[2]http://www.damienhirst.com/exhibitions/solo/2017/treasures-from-the-wreck-of-the-unbelievable
[3]http://www.underwatersculpture.com/about/biography/
[4]http://www.lepoint.fr/arts/venise-le-phenix-damien-hirst-renait-de-ses-cendres-en-geant-06-04-2017-2117756_36.php
[5]https://news.artnet.com/art-world/damien-hirsts-unbelievable-coincidence-with-the-granada-pavilion-962066
[6] J. Daleau, « La consécration juridique de l’art conceptuel », Dalloz Actualité, 20 novembre 2008, www.dalloz-actualite.fr